5 | L'ombre
SES PLUMES D'ÉBÈNE, effleurant au passage les feuillages et se fondant doucement dans le vert de ceux-ci, s'enrobaient de brume alors que l'oiseau plongeait au cœur de la forêt humide. En cet après-midi de fin d'hiver, le sous-bois était baigné d'une lueur dentelée, spectrale. La mousse tapissant le sol, dense et moelleuse, formait une belle piste d'atterrissage. Le corbeau se posa sur les fibres coussinées, époussetant ses ailes et balayant nerveusement ses environs du regard. Il croassa deux, trois fois, scrutant les nuages de ses yeux jaunes. Une réponse lui vint en quelques cris rauques: selon ce qu'avait aperçu la corneille de surveillance, il avait été suivi.
Par qui?
Il devait s'éloigner au plus vite.
Sans plus attendre, il procéda à la métamorphose : ses plumes se réunirent jusqu'à devenir un long manteau noir; son bec s'écourta et son visage se reconstitua; ses pattes s'ajustèrent pour soutenir son poids; des cheveux de jais, graisseux et hérissés, poussèrent pour recouvrir son crâne; des mains diaphanes aux jointures noueuses sortirent des manches de son habit. Il revêtait désormais l'apparence d'un individu sombre, dégingandé, à la peau si blanche qu'il semblait immatériel. Une ombre.
Ce portrait était monstrueusement réussi, à un détail près : ses yeux étaient toujours aussi jaunes et perçants, et quiconque en avait déjà croisé le regard serait certain de s'en souvenir.
Non sans peine, il apposa des lentilles cornéennes sur ses globes oculaires, pour en cacher la véritable couleur. Il posa un pied devant lui, puis l'autre, roula les épaules, sauta, s'habituant peu à peu aux principes physiques de son deuxième corps.
Il reçut ensuite une fléchette en plein torse. Une fléchette étrangement translucide.
☽ ♢ ☾
LORSQUE LA DAME de brume rangea sa sarbacane dans la poche de son manteau, elle reprit la forme d'une lorgnette.
Estomaquée, Ester se cramponna davantage à son bras.
Elle venait de voyager à vol d'oiseau (de brouillard, plutôt) à la poursuite du corbeau, avait vu le sol filer hors de sa portée alors qu'elle s'élevait, aussi légère qu'un papillon, vers les nuages, et se tenait maintenant perchée en suspension dans les airs, frôlant la cime des arbres du bout de ses chaussures. Si elle lâchait le bras de la dame de brume, elle ne survivrait pas la chute. Cette pensée la terrifiait, peut-être même plus qu'avoir assisté à la mort d'un passant et de compter sur la meurtrière pour ne pas tomber dans le vide.
La dame lut dans ses pensées, le plus naturellement du monde. Ester la sentit fouiller ses souvenirs et récolter ceux qu'elle voulait avec une facilité et une désinvolture alarmantes. C'est seulement à ce moment qu'elle se rendit compte que son mal de tête l'avait quittée.
— Il n'est pas mort, juste endormi. Et ce n'est pas qu'un passant. (La dame de brume marqua une pause avant de poursuivre, souriant moqueusement de toutes ses dents croches.) Tu as le vertige?
Ester, pâlissant à vue d'œil, était trop angoissée pour produire un son. Elle hocha la tête avec ferveur, n'osant pas détacher son regard du sol.
— On aura tout vu... Bon, je redescends pour récupérer ma fléchette, tu pourras te reposer.
Il faut qu'elle se débarrasse de ce vertige... Si l'assemblée l'apprend, elle l'avalera en une bouchée.
Avec la grâce d'un courant d'air, Ruthalina s'approcha lentement des racines. Une fois que les pieds d'Ester eurent touché le sol, la dame de brume se tourna vers elle, pointant du doigt la forme longiligne couchée sur le dos, tache noire parmi les crocus et les fougères.
— Il est ce qu'on appelle un gendarme chronologien.
D'un coup sec, elle arracha la fléchette. Du sang doré y était collé. Elle l'essuya sur le pan de son manteau, un tissu vaporeux, translucide.
— Mais chez nous, tu n'entendras que le terme « chasseur de papillon ».
Ou « déchet », dans le cas de ce cher Ezra.
La fléchette s'échappa de ses mains, se projeta dans les airs et virevolta quelques instants, avant de trouver la lorgnette-sarbacane et de se loger dans la poche de manteau de la dame de brume.
Ester plissa les yeux. Elle avait du mal à suivre.
— Chrono-quoi?
— Chronologia. C'est toujours difficile à assimiler d'un coup, mais tu comprendras vite. Surtout si tu passes du temps au Refuge. Ça te fera changement du monde des Humains... L'incident d'aujourd'hui, avec le corbeau, a dû te faire réaliser que tu n'es plus en sécurité, ici.
— J-je ne comprends pas.
— C'est tout à fait normal. Mais, étant une Intemporelle, tu as des devoirs. Et c'est ma responsabilité de t'aider à t'intégrer dans ce monde qui-
Sans aucune gêne, Ester lui coupa la parole. Elle avait froid (Pouvait-elle avoir froid dans un rêve? Ça devait encore être le calorifère de sa chambre qui n'en faisait qu'à sa tête.), et son cerveau fonctionnait au ralenti, comme à chaque fois qu'elle rencontrait les hauteurs.
— Je peux rentrer chez moi? Il est tard, et ma sœur est à l'hôpital, et ils vont s'inquiéter... Je n'aurais pas dû suivre ce corbeau, c'était une erreur... Je dois rentrer, pouvez vous m'aider?
Ruth lui donna le plus bienveillant de ses sourires, mais il sortit comme une grimace. Ça ne se passait pas comme prévu. Les Intemporels étaient des âmes fortes, vives, fougueuses, marginales. Alors pourquoi avait-elle ressenti une intemporalité chez cette fille chétive, peu sûre d'elle, bien entourée et, par dessus tout, souffrant du vertige? S'était-elle trompée? Le corbeau, lui, s'était-il trompé?
Non. Je ne me trompe jamais. Les corbeaux non plus.
Mais elle ne pouvait pas la forcer à se rendre au Refuge. Ester y irait quand elle se sentirait prête. Ruth soupira, lui prit la main, effaça sa mémoire. Ce sera pour une autre fois.
☽ ♢ ☾
DU GRENIER s'échappait une odeur de bois mouillé légèrement inquiétante. Felix s'agrippa au dernier barreau de l'échelle et sa touffe de cheveux châtains sortit du plancher. La vitre de la petite lucarne, surplombant le désordre poussiéreux de l'étage le plus élevé de la maison bleue, était recouverte d'eau.
En bas, Oscar se tordait les mains.
— Qu'est-ce qu'il y a? Tu la vois?
— Non, en revanche, il y a un beau problème de condensation. Les murs sont en train de pourrir. Pourquoi serait-elle ici, de toute manière, si vous ne pouvez pas monter l'échelle? (Le jeune homme ricana, le ton pétillant de sarcasme.) Elle se déplacerait toute seule, votre canne?
Face au silence du vieillard, Felix risqua un regard vers le salon. Oscar n'était plus là.
D'accord.
Avant de redescendre, il jeta un dernier coup d'œil dans la salle mal entretenue, n'y croyant pas vraiment. Il tourna la tête de gauche à droite, plissant les yeux à la recherche du bâton de bois foncé au pommeau-canard. L'espace exigu était presque vide; il n'y avait qu'un tas de rideaux miteux dans un coin. Il repassa le regard dessus, et ce qu'il vit faillit lui faire perdre l'équilibre.
Il aurait juré que la canne n'avait pas été là la minute d'avant.
Il aurait aussi juré que les cannes n'avaient pas la capacité de se déplacer de leur propre chef.
(dimanche 31 mars 2019)
[média: unsplash.com via @francesco_ungaro]
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