4,5 | Ruthalina

L'ATMOSPHÈRE CHEZ EMMETT était devenue étouffante, surtout aux alentours de dix-huit heures, lorsqu'il devait éviter les regards pointus de ses parents assis derrière leurs napperons fleuris et leurs ustensiles d'argent.

Ils avaient sorti leur garçon de l'école privée qu'il fréquentait depuis la maternelle pour le transférer dans un établissement public à l'autre bout de la Cité : un bâtiment délabré dont la station de train la plus proche se situait à plus de quarante-cinq minutes de marche rapide. En fait, cette nouvelle école était si loin de son quartier d'enfance que le garçon ne connaissait personne. Il s'était refermé sur lui-même, trop concentré sur ses propres problèmes pour s'ouvrir aux autres.

En plus, accoutumé aux uniformes repassés et aux costumes sobres dictés par le code de vie, il ne connaissait rien au style vestimentaire et, voulant se fondre dans la masse avec des ensembles simples et unis, il n'avait fait que s'en détacher, comme un pigeon bedonnant au centre d'une famille d'aigles, ou un frêle papillon de nuit entouré d'une volée de corbeaux. En effet, pour ne rien arranger, ces élèves étaient des pros : ils étaient vêtus des accoutrements les plus farfelus, enveloppés de la tête aux pieds de couleurs exotiques, des combinaisons invraisemblables de textures et d'accessoires extravagants. Les tissus virevoltaient autour de leurs silhouettes avec une harmonie incontestable; ils avaient tous trouvé l'équilibre parfait entre le simple et l'abracadabrant. C'était là une magie qu'Emmett n'était pas près de comprendre. Avec ses habits ordinaires, il s'était attiré des coups d'œil curieux dès son arrivée. Le garçon les ignorait tous et poursuivait sa route, tête baissée dans son col roulé bleu marine.

Plus que jamais, il voulait des réponses, et ses parents avaient rendu clair qu'ils n'étaient pas en mesure d'en offrir. La fois où il avait tenté de les questionner sur son croquis rouge, l'heure du thé s'était terminée en pleurs et en porcelaine cassée.

☽ ♢ ☾

PERDU DANS SES PENSÉES, le garçon ne se rendit pas compte tout de suite que ses pieds l'avaient emmené loin de son trajet habituel. Il n'était pas perdu, pas tout à fait, mais il lui prit quelques secondes pour se situer; il n'était venu ici qu'une seule fois.

Si cela était possible, l'état de la station avait empiré. Les rails, autrefois parsemés de taches de rouille, se résumaient à une carcasse rougeâtre. Le quai de bois était ponctué de petites failles et recouvert d'une bonne couche de poussière, qu'Emmett souleva en y passant les souliers. Ses toussotements se répercutèrent le long du tunnel creusé dans la pierre, résonnant entre les ampoules, qui, grâce à leur phosphorescence anthropomorphique, brillaient toujours.

Bien qu'il n'en était pas conscient, ses pouvoirs d'Intemporel lui permettaient de percevoir son environnement avec acuité. Écoutant l'écho de son propre raclement de gorge, il pouvait déterminer la forme des objets autour de lui, ainsi que leur texture. Dans l'ombre du tunnel, il crut ressentir les contours d'une silhouette vivante. Sa vision le confirma; il n'était pas seul. Mais, cette fois, au lieu d'un jeune homme en costume armé d'une canne-lance à manche de canard, c'était une dame qui attendait le train.

Elle se tenait contre le mur, à l'endroit précis où s'était appuyé Oscar il y avait de cela sept ans, vêtue d'un long manteau de fourrure. Une tempête de cheveux s'échappait de son chapeau mauve démodé, des vagues de frisotis noirs déchainés. Emmett trouva ses habits étranges; en ce début de mois de mars, les habitants de la Cité avaient depuis longtemps délaissé leurs vêtements d'hiver. Le garçon avait même un peu chaud habillé de son éternel col roulé et de ses bermudas noirs.

Puis, il glissa son regard sur la paroi rocheuse de la station, retenant son souffle. Les ailes déployées dans sa cage en forme de losange, le papillon de nuit semblait se moquer de lui. De son incompréhension, plutôt. Il repensa à toutes les fois où, sous les rires de sa famille, il avait remis en question sa rencontre de la gare. À trop de reprises avait-il tenté d'effacer ce souvenir, qui à présent revenait vers lui à toute allure comme la locomotive dans lequel l'homme à canne de canard était monté. Une soudaine bouffée de colère enveloppa le garçon, et il sentit son visage rougir. C'était à cause de ce dessin, d'un simple graffiti maladroit dont il ne connaissait ni la signification ni l'origine, qu'il devait à présent étudier si loin de chez lui. À cause de ses parents aussi, qui lui cachaient quelque chose. Il n'était pas dupe; il avait entendu son père fermer la porte de la bibliothèque, une immense salle circulaire contenant plusieurs centaines de livres- et, par extension, les réponses à ses questions- à double tour.

Le garçon se ressaisit, frotta ses yeux et ses larmes naissantes. Il ne devrait pas être ici. Si quelqu'un le voyait...

Il s'apprêtait à tourner les talons lorsqu'il remarqua que la dame s'était approchée. Elle fixait le mur, le papillon, le losange, d'un air pensif. Elle posa une main gantée sur la pierre du mur, marmonnant d'un ton sec, teint d'un agacement visible :

- De toutes les couleurs de la Terre, pourquoi le rouge? Je leur avais pourtant dit que ça allait piquer les yeux, surtout avec cette teinte qui se rapproche des composés chimiques du 21e siècle... (Elle grimaça, puis relâcha sa main du mur en la secouant comme pour en ôter lesdits composés chimiques.) Mais, comme d'habitude, Ezra n'en fait qu'à sa tête et ça plaît à l'assemblée.

Terre. C'était un mot qui ne s'utilisait pas souvent, ces jours-ci. Emmett en avait déjà entendu parler-son cours d'Histoire en avait brièvement traité. Il s'agissait d'une étrange disposition rocheuse (sphérique, s'il ne se trompait pas) flottant dans le vide, peuplée d'Humains, ces êtres physiquement identiques et intellectuellement inférieurs aux Chronologiens. En réalité, aussi surprenant que ça puisse l'être, les premiers Chronologiens étaient des Humains. Des Humains qui s'étaient détachés de leurs cousins pour se construire une nouvelle vie, loin du destin empli de souffrance qui les attendait.

La dame ajusta son chapeau et pivota subitement la tête, plantant des yeux froids, d'un brun presque noir, dans ceux d'Emmett, qui tressaillit. Il était intimidé par l'aura de pouvoir qui se dégageait de chacun de ses mouvements.

- Bon, je ne vais pas tourner autour du pot, qui êtes-vous et que nous voulez-vous?

Elle avait dit nous naturellement, comme si elle était appuyée par une armée de madames en manteaux de fourrure derrière elle, grommelant à voix basse en vocabulaire historique. Aussi, le garçon ne put s'empêcher de remarquer ses dents : une discordance inégale de perles blanches, si croches qu'il se demanda comment elle faisait pour mâcher.

- E-Emmett Flacon. Falcon, parvint-il à prononcer. Pourquoi n'était-il pas capable de dire son nom? Son nom. Quelques jours de mutisme à l'école l'avaient-ils autant affecté?

La dame plissa des yeux sous son chapeau sans rien dire. Le jeune homme continua.

- J-je suis ici pour, euh, rien. Je ne veux rien. Je me suis perdu en, euh, revenant de l'école. Je vais partir. Immédiatement. Je n'ai pas d'affaire ici. Désolé de vous avoir dérangé. A-au revoir.

Le garçon fut troublé de voir la dame sourire. Ce n'était pas exactement un sourire de joie, mais celui qui se dessine sur le visage de quelqu'un qui a déjoué un adversaire. Un sourire compétitif. Un sourire de contentement.

Quand Ezra va apprendre ça...

Avant qu'Emmett ne puisse partir, elle lui tendit la main.

- Je m'appelle Ruthalina. Je ne vais pas tourner autour du pot : voudriez-vous revoir Oscar?


(dimanche 3 mars 2019)

[média: unsplash.com via @born_on_may_20_th]

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