3 | L'accident
ESTER NE SORTAIT JAMAIS sans une bouteille d'eau. La sienne était métallique et jaune moutarde. Elle la fourra dans son petit sac à dos rose, poussa la porte d'entrée du motel et ses souliers râpèrent le sol du stationnement.
—J'arrive!
Elle se glissa dans le mini-van couleur cerise, à côté de son frère. Un faux soupir sur le bord des lèvres, il la poussa de l'épaule alors qu'elle s'attachait.
—Qu'est-ce que t'as oublié, cette fois? Ton ventilateur portatif ou ta piscine gonflable?
Elle ne rit pas.
—Hum... Ton bonzaï en pot? Ton basson électrique sous-marin? Ton kit d'origami néo-zélandais?
Cette fois, la jeune fille ne put réprimer un sourire.
—Felix, comme tout être humain, j'ai besoin d'être hydratée. C'est toi qui es bizarre... Je ne t'ai jamais vu boire de l'eau. Jamais!
Elle ouvrit grand les yeux, écarquilla les narines et haussa les sourcils, le détaillant avec une crainte théâtrale.
—Je parie que t'es un extraterrestre.
Rose, au volant, coupa court à leur échange.
—Est', j'expliquais à ton frère que vos parents sont à la maison avec Leah, ils prennent en note les dégâts. Poe m'a appelé il y a quelques minutes... Il y en a beaucoup. Mais vous n'avez pas besoin de rester à la maison, vous pourrez aller plonger vos pieds dans la rivière. Il va faire beau, plus tard.
Plus tard. Pour l'instant, un dôme de nuages pâles flottait et une aveuglante tache blanche prenait la place du soleil. Rose offrit à la jeune fille un faible sourire dans le rétroviseur et elle lui en rendit un en bâillant. Le véhicule s'engagea sur une avenue grise de banlieue. Derrière eux, le motel, un bâtiment de stucco rose décrépit, s'effaçait dans la brume.
Ester s'appuya contre la fenêtre recouverte de poussière et de moustiques aplatis et regarda passer les immeubles, un invraisemblable concours de laideur architecturale. Après l'attaque du géant feuillu, la famille avait jugé nécessaire de dormir dans un motel pour éviter d'affronter la situation malheureuse qu'était la destruction de la maison. Le trou béant qui s'était créé dans le toit et les murs qui s'étaient effondrés autour de lui hantaient leurs pensées.
Ma, Pa, Poe et Leah, des lève-tôt, s'étaient empressés de fuir leurs chambres et avaient manqué le combo œufs brouillés mouillés, rôties à la marmelade périmée (qu'Ester ne manquerait pour rien au monde). Ils étaient dans le jardin Elmhart depuis quelques heures, trébuchant à travers les décombres.
La jeune fille fut tirée de ses pensées par un mouvement au-dehors de la camionnette. Un brouillard épais enveloppait le véhicule et tournoyait joyeusement, un petit nuage à eux tout seuls, semblant presque vivant. Ester s'amusa à en deviner les formes.
Un éléphant ailé, un tambourin, un lion chapeauté.
La brume tourbillonnait au rythme du mini-van.
Un parapluie, une porte... un visage?
La jeune fille fronça les sourcils, colla son nez contre la vitre glacée.
Une femme de brouillard l'observait en retour, ses traits dénués d'expression. Puis elle sourit, laissant entrevoir des dents croches et enchâssées, et le nuage se dissipa, annonçant le retour des bâtiments vétustes.
☽ ♢ ☾
LA CAMIONNETTE SE GARA et Rose, Felix et Ester en sortirent. Toby le chat était étendu sur la devanture gazonnée de la propriété Elmhart, griffant l'air de ses pattes. Le félin s'amusait à éliminer des insectes en plein vol. Il tourna la tête nonchalamment avant de retourner à ses scarabées.
Une tête rousse jaillit de la fenêtre de la tourelle. Leah cria en guise de bienvenue :
—Le côté est de la maison est condamné! Veuillez passer par la porte de service!
Puis elle rigola.
Il faut savoir qu'avant de s'appeler « la maison Elmhart» et d'être habitée par les Elmhart, la famille McCorhan y vivait. Monsieur Balthazar McCorhan était propriétaire de la compagnie McCorhan & fils, qui vendait des biscuits au chocolat. Par conséquent, il était très riche.
À l'époque des McCorhan, la maison était bien plus belle, peinte en blanc et en rose pâle et remplie de serviteurs. Un portillon de fer forgé, donnant sur l'aile ouest de la maison, leur évitait de passer par la porte principale qu'il leur était strictement interdit d'utiliser.
À la queue-leu-leu et sous le regard insistant de Leah toujours à la fenêtre de la chambre, Rose, Felix et Ester traversèrent ce portillon, se faufilant entre les épines du rosier et celles de l'aubépine avant de brusquement se retrouver nez à nez avec la façade rocheuse de la maison. Le portillon rouillé se referma derrière eux en grinçant.
—Attendez!
C'était le nouveau voisin, agitant le bras avec enthousiasme de l'autre côté de la rue. Oncle Poe souriait nerveusement près de lui.
Rose ajusta sa montre, une antiquité dorée trouvée à Vienne. De petits losanges ornaient les aiguilles.
Le voisin s'écria de nouveau (un « Hé! » perçant, suivi d'une quinte de toux magistrale), regarda à droite et à gauche—action complètement inutile sur ce cul-de-sac de banlieue—avant de traverser la rue de quelques enjambées tremblotantes. Sans sa canne, chaque pas semblait être son dernier. Pourtant, il tenu bon et vint à la rencontre de Rose et de ses deux neveux, qui étaient revenus sur leurs pas et l'accueillirent sur le trottoir.
Chancelant, le vieil homme s'appuya sur une bouche d'incendie, Poe sur ses talons. Après avoir repris son souffle, il s'adressa à la cohorte qui l'entourait, souriant à plein dentier.
—J'ai une proposition!
Quatre paires d'oreilles (enfin, trois et demi, Felix étant sourd de sa droite depuis un accident d'hélicoptère) l'écoutèrent présenter les qualités de sa nouvelle demeure, comme s'il s'agissait de son enfant prodige. Voyant peu à peu où le vieillard voulait en venir, Rose s'immisça.
—C'est vraiment gentil de vouloir nous héberger, mais on ne voudrait pas bousculer votre confort... Je ne pense pas que c'est une bonne idée... On serait huit au total, huit, pensez-vous vraiment que...
Elle ajusta sa montre de nouveau. Un tic nerveux, songea Ester, qui remarquait toujours ce genre de détail.
Oscar ricana, balaya l'air comme pour éloigner un papillon.
—Ne vous inquiétez pas pour ça.
Ma et Pa arrivèrent sur ces entrefaites. Tout au contraire de la réticence visible de Rose, ils s'émerveillèrent face à la générosité du vieil homme. Et ce fut décidé. Ma, Pa, Rose, Poe, Felix, Leah et Ester allaient rester dans la petite maison bleue le temps des réparations, c'est-à-dire deux semaines tout au plus.
Tandis qu'ils rassemblaient leurs bagages dans la camionnette rouge, Ester remarqua son oncle et sa tante, à l'écart, s'échangeant des paroles marmonnées accompagnées de regards sombres.
☽ ♢ ☾
ROSE AVAIT RAISON. Le soleil perçait à travers les nuages, et l'après midi s'annonçait beau. Ester roula ses pantalons, puis, prenant une grande inspiration, plongea ses orteils dans l'eau glaciale. Au même moment, elle sentit une masse gluante s'abattre sur le dessus de son chapeau de paille.
—Hé!
Leah prit les jambes à son cou, ramassant au passage une autre poignée de vase qu'elle lança par dessus son épaule. Ester l'évita de justesse et, oubliant un instant la température de la rivière, s'élança après sa sœur.
Elle fut soudain prise d'une vive douleur au crâne, qui la poussa à se plier en deux.
—Est'... Ça va?
Son frère, ayant remarqué son malaise, la força à s'assoir sur un rocher couvert de gazon humide. La jeune fille répondit avec un hochement de tête peu convaincu et enleva son chapeau pour le nettoyer.
—Qu'est-ce qu'il y a?
Leah revenait sur ses pas, marchant avec précaution maintenant qu'elle faisait face à la lumière aveuglante du soleil. Sa voix témoignait d'une réelle inquiétude.
Avec un soupir, Ester ferma les paupières, et une image passagère vint effleurer son esprit : celle de sa jumelle, poussant un cri sifflant alors que ses pieds nus glissent sur une pierre. Ses cheveux qui virent du roux au brun en se mouillant et l'eau qui se teint de rouge.
La gorge d'Ester devint sèche. Elle coassa. Il fallait l'avertir...
—Leah...
Puis, sa sœur tomba. La scène lui parvint trouble, comme si elle l'avait visionnée des profondeurs d'un marécage. Leah poussa un cri sifflant. Ses cheveux roux virèrent au brun et l'eau se teint de rouge. Un rouge sang.
Oh, Ester. Il est temps.
(jeudi 27 décembre 2018)
[média: pixabay.com via @meineresterampe]
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