3,5 | Le papillon
|L ENTENDAIT SANS ÉCOUTER les propos de son enseignant, faible murmure comparé au vacarme dont sa tête était remplie.
—Emmett?
Sept ans plus tard, il n'avait pas oublié le papillon. Sa rencontre avec le jeune homme de la gare de train lui revenait régulièrement, même si son entourage s'acharnait à lui dire qu'il avait tout imaginé.
—Emmett Falcon, à quoi penses-tu?
M. Richard était un professeur d'histoire grisonnant, se présentant quotidiennement au travail en chaussettes à motif hérissons, armé d'une tasse de café brulante et de lunettes rondes, doté d'une patience et d'une ponctualité à toutes épreuves et d'une calligraphie tragiquement chaotique. Il se tenait devant le pupitre du garçon, arborant un air moqueur. Les mains d'Emmett devinrent moites alors qu'il prenait en compte la trentaine de paires d'yeux qui le fixaient.
—Je-
—J'imagine que ce n'était pas à propos de la révolution chronologienne de 3012.
Satisfait d'avoir pris son élève au dépourvu, le sourire de l'enseignant s'élargit. Emmett bafouilla des excuses, puis, comme dans les films, fut sauvé par la cloche stridente annonçant le diner. Il se précipita hors de la salle de classe, le vent dans ses boucles brunes et le rouge aux joues.
Un minuscule garçon, maigre, à la peau parsemée de tâches de rousseur, l'attendait en bas des marches de l'entrée principale. C'était Nao Romera, fils d'un chef cuisinier et d'une chercheuse en anthropomorphie, président du conseil étudiant le plus bordélique de l'Histoire, membre de tous les comités existant à leur école et créateur de près de la moitié, amateur de piano nautique, meilleur ami d'Emmett. Il lui fit un signe de la main, qu'Emmett ne lui rendit pas, son regard étant rivé sur le mur derrière. Nao sautilla.
—Hé! Je suis là! Je suis quand même pas si petit que ça... Non?
Emmett ne répondit pas et s'approcha du mur. Sur la façade de brique de l'immeuble, le papillon se dressait, enfermé dans une cage losangique, peint au pochoir à l'encre rouge. Il passa un doigt dessus, et un résidu poudreux s'y déposa.
—Qu'est-ce qu'il veut dire le dessin sur le mur, le graffiti du papillon de nuit? Interrogea Emmett. Il n'était pas là hier.
L'autre garçon, ses longs cheveux noirs brillant au soleil, éclata d'un rire cristallin.
—Bravo! J'ai failli y croire, tu sais. Tu serais bon au théâtre. Il reste encore quelques places. C'est le lundi et le jeudi au midi. Attends, je te trouve la feuille d'inscription... (Il ouvrit son sac à dos, et ce fut une explosion de boules de papier colorées.) C'est Mme. Euh... Chose-de-chimie qui l'organise, tu sais, la prof de Sophie l'année passée? Oh! Tu sais qui d'autre s'est inscrit? (Emmett sourit. D'autre.) Eva. Eva, et... L'autre gars... Bo. C'est ça. Boris Pinard et Eva Laurier. Ils sont vraiment drôles. Et... tu sais quoi -
Emmett n'était vraiment pas d'humeur aux monologues de Nao. Sous le sourire niais qu'il affichait, une galaxie de questions se déployait.
Mais qu'est-ce qui se passe?
Une galaxie de questions, qu'il allait devoir cacher.
—Nao, on va manger?
☽ ♢ ☾
SUR LE COIN de son cahier d'histoire, avec son stylo correcteur d'un rouge éclatant, Emmett gribouillait. Sans s'en rendre compte, il avait tracé un losange, puis un papillon de nuit. M. Richard se pencha sur son cahier et hoqueta. De peur ou de surprise, ou d'un mélange des deux, Emmett n'en savait rien.
—Emmett Falcon, dit-il d'un coup, sans pouvoir dissimuler la panique dans sa voix, veuillez sortir de classe.
Puis, il précisa :
—Au bureau du directeur.
C'est ce que le garçon fit, tremblant.
Mais qu'est-ce qui se passe?
Le chapeau de Mme Falcon était majestueux. Il n'y a pas d'autre mot pour le décrire. La plume de paon qui l'ornait sautillait au rythme de ses pleurs et sa bordure de dentelle dissimulait ses yeux bouffis. Le directeur de l'établissement scolaire, dont la moustache bouclée frémissait au gré de ses paroles, lui tendit un mouchoir et elle éternua bruyamment dedans.
—Madame, commença-t-il, votre fils-
Elle le coupa d'un signe de sa main parée de bagues. Sa voix enrouée vint remplacer celle du directeur.
—Je sais, je sais, il devient turbulent, il échoue quel cours? Littérature? Il va devenir comme son grand-père...
—Maman!
Le moustachu tenta de la calmer.
—Rien de la sorte, Madame... Tenez, c'est simplement une petite inquiétude... Certainement qu'un malentendu... Je vous demanderais juste de jeter un coup d'œil à ceci.
Mme Falcon arracha le cahier des mains du directeur et, lorsque son regard se posa sur l'esquisse à l'encre rouge, elle tomba dans les pommes.
(samedi 29 décembre 2018)
[média: unsplash.com via @mifrira]
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