2,5 | La gare
EMMETT FALCON n'avait que cinq ans lorsque sa famille s'installa à Chronologia. Son père, horloger de renom, ainsi que sa mère, archéologue célèbre, avaient droit à un logement dans les rues dorées de la Cité flambant neuve.
En descendant du wagon de première classe, ils prirent leur fils par la main, écarquillant les yeux. La gare était bien plus belle que sur le dépliant publicitaire. Le sol de marbre vibrait joyeusement au rythme frénétique des souliers vernis. Par les fenêtres du toit voûté s'échappaient en douceur les premiers rayons brillants de l'avant-midi. Devant eux, un jet d'eau cristalline s'écoulait d'une fontaine de nacre en forme de corbeau—l'animal emblématique de la ville.
Emmett, un sourire béat imprimé sur le visage, glissa ses mains hors de celles de ses parents et pris la fuite, son rire haut-perché s'élevant parmi les colonnes de granite et les travailleurs aux dos courbés. Le garçon courait aussi vite que ses petites jambes maladroites le lui permettait, et bientôt la fontaine fut hors de vue.
Le sprinteur miniature arrêta sa course et gonfla ses poumons d'oxygène, observant nerveusement le décor.
Il était sur le bord d'un quai de bois, dans un tunnel creusé dans la roche, très loin du centre luxueux de la gare, où, à l'instant même, ses parents le cherchaient à s'en arracher les cheveux.
Le quai, qui grinçait dangereusement sous chacun de ses pas, s'étendait loin des deux côtés. En face de lui s'étalaient des rails rongés par la corrosion.
Le manque de lumière naturelle était comblé par des ampoules pendues du plafond de pierre. Entre deux ampoules électriques, un homme s'appuyait contre le mur, la pénombre dissimulant ses traits. Il lisait le journal et c'est le son léger de ses doigts contre le papier fin qui indiqua Emmett de sa présence. Le garçon élimina les quelques mètres qui les séparaient.
— Bonjour, chuchota Emmett.
L'homme décolla le journal de son nez et sortit de l'ombre. Il était jeune—vingt-cinq ans tout au plus—et vêtu d'un complet noir du début du 20e siècle qui semblait avoir rétréci au lavage. Il s'agrippait à une canne dont le manche avait été sculpté afin de ressembler à un oiseau marin.
— Pourquoi chuchotes-tu? Murmura-t-il.
— Parce que y a une œuvre d'art.
Sa grammaire approximative fit sourire le jeune homme, jusqu'à ce qu'il se rende compte de ce dont il parlait.
À sa droite, un symbole rouge avait été graffé au pochoir : un papillon encadré d'un losange. L'homme frémit, puis, observant le petit garçon devant lui, devina peu à peu les enjeux. Une boule se forma dans sa gorge. Il bredouilla :
— Ah non, ça, ça ne compte pas comme une œuvre d'art.
— Pou'quoi?
— Tu vois le papillon, là? C'est un papillon de nuit.
— Ceux avec les antennes avec des plumes?
— Exact. Eh bien, le losange autour, c'est une cage. Le papillon de nuit, il ne peut pas s'envoler, alors il est triste. C'est donc une œuvre d'art méchante.
— Ah. Mais c'est une œuvre d'art quand même.
— Oui, mais elle n'est pas gentille. Tu as le droit de parler à voix haute, dans ces cas là. Où sont tes parents?
— Je dois pas donner des informations 'portantes à les inconnus, même quand je suis perdu, déclara-t-il.
— Tu es perdu?
Avant que le garçon ne puisse répondre, un bruissement d'ailes se fit entendre alors que, près du chemin de fer, un corbeau prenait son envol, l'ébène de son plumage se fondant dans les ténèbres. Les deux paires d'oreilles, alertés par le bruit qu'un humain moyen n'aurait jamais pu percevoir, pivotèrent pour le suivre.
L'homme empoigna sa canne, et celle-ci prit la forme d'une lance à la pointe acérée. Une seconde plus tard, l'oiseau-espion gisait sans vie sur les planches de bois. L'instant d'après, Emmett éclatait en sanglots.
Le jeune homme récupéra sa lance, essuya le sang doré qui en recouvrait l'acier à l'aide de son mouchoir de poche et la canne reprit son aspect initial.
Il se tourna ensuite vers le jeune Intemporel qui hoquetait, un mélange répugnant de larmes, de morve et de bave recouvrant son visage tout entier.
— As... As-tu un mouchoir? Le mien est, euh... taché.
Les pleurs du garçon reprirent de plus belle.
— Je... je n'avais pas le choix. Il nous écoutait, et allait dire des informations importantes sur nous, sur moi, à... des inconnus.
Emmett essuya ses larmes muqueuses sur sa manche et leva des yeux rougis vers ceux de l'assassin.
— Comme un espion?
— Comme un espion.
Un crissement de freins s'éleva. Oubliant le tas de plumes étendu sur le sol, le garçon, enchanté, contempla le train qui entrait dans la station, véhicule de bois archaïque fonctionnant au charbon. Une vapeur emplit le tunnel, et, avec un sifflement, les portes s'ouvrirent, laissant sortir une vague de passagers en chapeaux haut-de-forme.
Le chasseur de corbeaux soupira.
— Écoute... ce que je viens de faire est très, très illégal. Je suis désolé... il faut que je prenne ce train. Pour retrouver tes parents, tu pourras demander à une personne avec un uniforme bleu foncé. Elle t'aidera.
Il omit de dire que le symbole de la Garde Chronologienne était un corbeau entouré d'un losange.
— Ne parle de moi à personne... Et, surtout, fais comme si les œuvres d'art méchantes n'existaient pas.
Il sourit, les lèvres tirées par l'émotion, puis tendit sa main.
— Mon nom est Oscar.
— Mon nom est Emmett, dit Emmett en la lui serrant.
— Emmett... tu es quelqu'un de très spécial. Plus spécial que tu ne le crois. Ne... n'oublie pas le papillon, s'il te plaît. Il doit être libéré.
Sur ce, il tourna les talons et, assisté de sa canne, s'engouffra dans le wagon le plus près, sans un regard pour l'enfant derrière lui.
(vendredi 17 août 2018)
[média: pixabay.com via @heidistock]
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