1 | Le chêne

⎣A MAISON ELMHART avait été bâtie près d'une rivière, sur un terrain pétillant de vie. Elle se dressait, timide et recourbée, parmi les herbes hautes, les bancs de muguet, les abeilles et les hirondelles, vêtue de pierre et de bois, munie de fenêtres asymétriques ainsi qu'une tourelle. La couleur avait été l'idée de Leah— qui d'autre aurait pu convaincre que l'association de l'émeraude et du paprika faisait ressortir le cuivre de la toiture? La teinture incongrue attirait les regards, et, même si les autres résidents clamaient sans cesse que la combinaison de couleur leur levait le cœur, personne ne proposait d'alternative. Au fond d'eux, ce déséquilibre leur plaisait.

Les Elmhart étaient des gens simples mais passionnés. Amalia, la Ma, était dotée d'un talent exceptionnel; elle savait parler aux végétaux. Le jardin, pourtant désordonné, était resplendissant; la mère de famille avait compris que Mère Nature était l'unique artiste paysager et la laissait faire son travail. Il y poussait des pois, des choux, des tomates, des carottes et des navets. Sous les arbres fruitiers aux troncs noués et aux branches tentaculaires grandissaient les cosmos, les hostas et autres fleurs d'ombre.

Dans l'esprit de Pa virevoltaient les mots. Nelson avait écrit son premier livre à 8 ans, un récit traitant des aventures d'un certain marchand de poireaux et de son compagnon loutre. Il n'avait pas arrêté depuis. Son roman du moment était une science-fiction dans lequel un vieillard aux cheveux blancs broussailleux construit une drôle de machine dans sa cour arrière, puis disparait dans un nuage de fumée vert.

Le premier-né, un garçon de 17 ans nommé Felix, aimait documenter le monde autour de lui. Sa caméra ainsi que sa curiosité étaient accrochés à lui en permanence. Il photographiait tout : l'abeille posée sur la table au déjeuner, le sourire de Leah après une compétition, les cheveux roses de la caissière du dépanneur, le géranium en hiver, Pa en petit bonhomme sédentaire devant son ordinateur, tout.

Leah et Ester, sœurs identiques en apparence, possédaient des personnalités on ne peut plus divergentes. Tandis que Leah pratiquait le parachutisme et le plongeon olympique depuis qu'elle savait prononcer «adrénaline», Ester avait horreur des hauteurs, préférant, dans son temps libre, arpenter les berges marécageuses de la rivière à la recherche de bestioles.

Les Elmhart vivaient dans un coin du monde où l'ennui était la cause première de décès et remédiaient à cette situation avec leurs nombreux repas familiaux.

☽ ♢ ☾

C'ÉTAIT UN SAMEDI après-midi de mars et les jumelles se trouvaient dans leur chambre. Elles partageaient la salle unique de la tourelle — ce qui convenait à Ester tant et aussi longtemps qu'elle ne s'attardait pas du côté de la fenêtre — qu'elles avaient divisé au centre. D'un côté se déployaient affiches de films, certificats, médailles et trophées, et de l'autre se prélassaient exactement 253 spécimens du règne des insectes soigneusement triés dans des cadres de bois accrochés au mur.

Il faisait trop froid et il était trop mouillé pour sortir. Leah était assise sur un coussin par terre et Ester alternait entre le pouf (quel drôle de mot) et une petite chaise de plastique roulante. Autrement dit, elles s'ennuyaient.

Un homme emménageait de l'autre côté de la rue et Leah l'observa un instant porter ses boites sous la pluie. Ester ajusta avec un soupir ses immenses lunettes circulaires. Leah se gratta le nez. Ester ouvrit un livre, relit le même paragraphe trois fois et le posa par terre. Leah traça un bonhomme sourire avec son doigt sur la vitre embuée par les précipitations intenses. Ester ouvrit son tiroir et donna à manger à Harry la tarentule.

Dehors, un automobile klaxonna. Un mini-van rouge aux essuie-glaces déformés zigzaguait entre les flaques d'eau et de boue. Leah entrouvrit la fenêtre pour faire un signe de la main au monsieur assis sur le siège passager, puis sourit à sa jumelle.

— Apparemment, Rose et Poe sont devenus ponctuels.

☽ ♢ ☾

CE QUI ÉTAIT DRÔLE dans tout ça, c'est que les invités étaient persuadés d'être en retard.

— On est vraiment désolés, s'écria Rose en délogeant son sac à main d'entre les sièges avant. Poe a perdu sa montre, et-

Le rire de Ma s'éleva, un tintement chaleureux qui provoqua un froncement de sourcils incertain chez sa sœur et son mari.

— Il est juste seize heures vingt! Vous êtes les premiers arrivés.

Des sourires se dessinèrent sur leurs visages fatigués.

— Allez, fit Pa en offrant un parapluie vert forêt à Tante Rose, on a préparé du chocolat chaud.

Un éclair fissura le ciel et le tonnerre gronda en écho. Toby, un chat gris aux yeux vairons, se réfugia sous les coussins multicolores du canapé. Les serviettes servant à éponger le parquet du vestibule étaient trempés. Personne ne mentionnait le barbecue ruisselant ni les cinq invités ayant décidé de rebrousser chemin afin d'éviter la tempête. La famille se contentait d'observer le déluge à travers les rideaux en trempant leurs craquelins dans le hummus. Le bruit paisible des gouttelettes sur le bitume ainsi que la douce lumière orangée s'émanant du foyer mettaient la maisonnée au complet dans un état semi-comateux, alors qu'il n'était même pas dix-sept heures.

Oncle Poe se redressa, l'air inquiet. Ses yeux verts, plissés, scrutaient l'entrée.

— Qu'est-ce qu'il y a? s'enquit Rose, soufflant sur sa tasse de chocolat brûlante.

La foudre surgit des nuages, plus proche cette fois, et le salon se remplit de lumière blanche. Toby s'enterra en miaulant dans les profondeurs du sofa alors que le tonnerre retentissait.

Poe se tourna vers ses hôtes, ignorant la question de sa femme. 

— Qui habite dans la maison en face?

Pa, Ma, Felix, Leah et Ester se consultèrent du regard. C'était une toute petite résidence peinte en bleu pâle et entourée d'une imposante haie de cèdres. Mme Pourpier, une dame dans la soixantaine, avait habité là près de dix ans, puis avait déménagé le mois dernier pour vivre en ville. Ma expliqua tout cela à son beau-frère, avant de laisser la parole à Leah.

— Un monsieur a déménagé là aujourd'hui. Je ne sais pas c'est qui. Il était petit et avait des cheveux gris. Je l'ai vu de la fenêtre de ma chambre porter ses boites de carton.

Poe se leva, fixant la porte, puis la fenêtre, puis le plafond. Six paires d'yeux étaient braqués sur lui. Il ne semblait plus être l'oncle fanatique de sports d'équipe et de tartes aux bleuets que les jumelles connaissaient.

Le dos de Tante Rose se dressa:

— Peux-tu m'expliquer ce qui se passe?

Aucune réponse. Le vent hurlait et secouait les feuilles du vieux chêne.

Ester ferma les paupières. Elle sentit un autre éclair secouer son être, puis vit le chêne se briser au-dessus du toit, comme dans un rêve. Elle ouvrit les paupières. Dans la cour, le vieil arbre dansait toujours, sain et sauf.

J'ai tout imaginé, songea-t-elle.

Le ton de Rose devenait affolé. Elle avait posé son chocolat chaud sur la table basse.

— Poe, qu'est-ce que-

Son mari sortit de sa transe et lui coupa la parole, s'adressant à la famille au complet.

— Suivez-moi.

Deux mots, cinq parapluies, et ils étaient dehors. Dehors, où il pleuvait. Dehors, où il faisait froid. Ils traversèrent la rue en petit troupeau confus, puis, suivant toujours Oncle Poe, qui leur devra des explications, se retournèrent pour faire face à la maison.

Comme dans un rêve, la foudre foudroya et le chêne se scinda; une moitié sur le toit, l'autre toujours debout, triste bâton sans crinière. Ester et les autres ne firent que contempler les dégâts: la toiture défaite, la porte d'entrée obstruée par le feuillage, l'émeraude et le paprika griffés par la collision. La pluie tombait toujours.

Ils parlaient déjà du prix de reconstruction en aboiements répétitifs. Leah enlaça sa soeur sous le parapluie, mais Ester avait l'esprit ailleurs. 

Contrairement à son entourage, elle n'avait pas été surprise de voir l'arbre se fendre.

Je l'avais déjà vu, constata-t-elle.

Et, si son hypothèse s'avérait être juste, Poe l'avait déjà vu aussi.

C'est alors que, derrière eux, la porte de la maison bleue s'ouvrit.


(mardi 31 juillet 2018)


[média: pixabay.com via @Antranias]

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