V., Thomas Pynchon, 1963 (inachevé)

Je ne sais pas ce que je lis. Je veux dire que je n'arrive simplement pas à savoir pourquoi je continue à lire. C'est pourtant indéniablement bien écrit : une technique excellente, un recul pertinent aux phénomènes, un lexique exact, une conscience du pittoresque, quelques passages d'anthologie comme entre les pages 111 et 116 l'intenable relation d'une opération esthétique du nez. Et je suis bien sûr qu'en quittant à la page 268 comme je fais, je manquerai des extraits considérables ; seulement, il me faudrait passer par l'ennui, beaucoup d'ennui appliqué, et par la sensation persistante d'un défaut de rendement...

La première partie est un exemple d'impatientement du lecteur-organisé (je soupçonne que Pynchon l'ait écrite après, et elle m'évoque maintes écritures sous alcool) : c'est un modèle d'écriture délayée, où l'on suit l'errance d'un personnage, appelé Profane, dans un style à la Bukowski, Thomson ou Carver, censé communiquer une impression bohême, sûrement inspirée de Joyce (je ne l'ai pas lu), de profusion chaotique et insensée. L'absence de direction de ce début induit un récit qu'il faut absolument parcourir sans intention ni but, comme en errant soi-même, par exemple sur un transat au soleil, sans concevoir au livre d'autre justification que le passe-temps fondu et enchaîné. La densité de la narration et sa précision stylistique ne suffisent pas encore à maintenir en vigilance : on oublie à mesure ce qu'on lit parce qu'on ne sait pas pourquoi on le lit, les événements n'ayant un à un aucune nécessité. Ça ne s'intègre pas à soi (pas à moi, en tous cas), parce que ça ne complète pas : ça ne peut pas servir, c'est de la fiction pure et inapplicable, et l'on y muse comme devant un spectacle de sport.

C'est le portrait du désordre, d'où la multiplicité confondante de personnages et de lieux, d'époques même, sorte de « fresque » ou de roman « choral » (comme on dit) qui plaît tant par l'illusion de maîtrise d'une vaste portion d'humanité : on survole quantité de créatures qui sont surtout des ébauches médiocrement vraisemblables – toutes chez Pynchon confinent à des rôles comiques détachés même de leur propre enjeu –, et au mieux se laisse-t-on entraîner à-la-suite, comme dans une mauvaise affaire où un ami vous met devant un fait de délinquance accompli auquel il faut participer, à la manière de Tom Wolfe mais écrit avec plus de virtuosité (il faudrait voir tout de même si la traduction n'y est pas pour beaucoup).

Après cette partie, on découvre ce qui doit constituer l'argument du récit – on n'en avait pas encore – : un homme, ayant découvert dans les abondants carnets de son père, agent des services secrets, une mention admirative à « V », cherche assidûment à qui ou quoi « V » réfère – il rejoindra dans son enquête Profane ainsi que les autres personnages enchevêtrés du récit. C'est ce qui mêle l'histoire en différents passés de récits d'espionnage, où le style devient plus nettement maîtrisé (plus orthodoxe peut-être) et les intrigues complexes (où ma compréhension achoppe souvent). Seulement, il faut adhérer à cette convention narrative, mais qui est peut-être la contrainte arbitraire de tout récit :

Quel lecteur se sent l'intérêt de savoir ce qu'est ou qui est V. ? Lequel peut même croire qu'un fils part en une telle quête, évidemment interminable et insoluble, pour une énigme d'un mot peut-être si anodin que c'est d'évidence l'objet d'une recherche monomaniaque et vaine ?

Moi pas. Je me moque de connaître V., lecteur sans complaisance et possiblement anti-lecteur. Pire : je sais, parce que je suis auteur, que V. n'est que la convention d'un auteur. Ce procédé est hérité de Conrad, de Bolaño et de Borges, cette idée de mysticisme feint, de sagesse affectée, reposant sur les termes d'une enquête que l'écrivain impose comme nécessaire et philosophique mais qui ne procède que de la nécessité de la lecture – car s'il n'était pas disposé à accepter avec indulgence tous les présupposés de l'auteur, pourquoi en général le lecteur eût-il acheté son livre ? –, où l'on ne dévoile jamais, même à la fin, le dernier mot de l'affaire, tout se perdant en confusion de concepts éthérés ou ramenés à une trivialité : il s'agit d'inspirer la pensée du « cheminement » qui serait « supérieur à une destination » qu'on est censé admettre si « pauvre en comparaison ». Mais tout se rejoint en ésotérisme de portée soi-disant cosmique – surtout parce qu'hermétique –, et dans l'indécision d'un enseignement on est prié de supposer que l'ouvrage découle d'un esprit inaccessible et qu'on ne peut perscruter.

Autant dire que, même en sa dimension prosaïque, V. demeure un livre convenu où, par exemple, nulle sexualité, pourtant souvent évoquée avec complaisance sinon par racole, n'est vraiment montrée avec audace et perspicacité ni n'atteint à une vérité un peu inédite.

J'extrapole certes, et je ne présume pas à Pynchon autant de charlatanisme qu'à Borges (encore ai-je feuilleté une critique de l'apparemment falsificateur L'arc-en-ciel de la gravité, qui pourrait confirmer ce soupçon) : j'y discerne à la fois une construction – même si je ne peux l'évaluer tant elle échappe à mes facultés de mémoire vérificatrice – et un effort littéraire – car l'expression est indéniablement d'un être qui se soucie de l'art du récit. Oui, mais c'en reste un roman qui multiplie des situations qui me sont égales, sur des durées qui me sont excessives, et l'ensemble, après tant d'épaisseur vide, ne m'apporte rien, y compris du point de vue technique ou poétique : à quoi bon persister ? Un lecteur devrait toujours songer à ce qu'il gagne ou perd à lire plutôt qu'à ne pas lire ou qu'à lire autre chose ; ainsi, je ne pousserai pas ma patience à épuiser encore des heures au détriment d'une autre œuvre dont je pourrais tirer – qui sait ? – de plus amples espérances et de meilleurs profits.

À suivre : Ubik, Dick.

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