Trois crises de l'art actuel, Camille Mauclair, 1906

Camille Mauclair, dont la pénétration m'avait subjugué et beaucoup donné à réfléchir sur l'instant littéraire que traversa Mallarmé et toute la France fin-de-siècle dans Le soleil des morts (in : « Le Soleil des morts, Camille Mauclair, 1898 ou Le temps des impasses du renoncement aux élites ») ne me fait pas, dans ces diverses études sur l'art (études ne portant pas sur la littérature), une pareille impression de profondeur et de bouleversant recul, hormis un bon sens paternel et une logique bien accessible. C'est un homme qui semble avoir voulu inscrire sa hauteur critique et s'ériger en intermédiaire pour transmettre à des peuples une conscience artistique, être auquel le socialisme d'alors paraît communiquer des désirs d'universalité et des espoirs d'éducation vaste ; il y a de la générosité à se proposer comme traducteur éclairé des artistes aux amateurs. Il fait, pédagogue et distingué, pragmatique et littéraire, le travail du vulgarisateur soigneux qui explique les petites erreurs de son époque sur les grandes figures des arts – peinture et sculpture (dont il montre surtout que le peuple s'est trompé non tant par l'élection de ses artistes célèbres que par la justification dont il les élit : en somme et par exemple, il fallait bel et bien vénérer Rodin, mais il le fallait pour d'autres raisons) – et sur les thèmes problématiques relatifs surtout à un « moment » esthétique – les arts décoratifs, la question de la ressemblance, la beauté des rues, etc. –, et il disserte avec exactitude et intérêt, avec pondération et sensibilité, quoique sans révolution ni révélation étonnante, d'une perspicacité humble, douce, sérieuse et responsable. Il est manifestement pertinent et même doué pour tout ce qui relève du constat synchronique, de la description d'un état, intérieur et extérieur, du rapport de la réalité d'une intention et d'un résultat : il est lui-même un peintre du fait, et c'est assurément en cela un grand critique d'art. Il est minutieux et ressemblant à décrire le réel immédiat dont il déjoue les paralogismes et les faussetés, rétablissant les déformations du regard, les grosses bévues, les interprétations hâtives et inadaptées : il examine avec vérité ce qui est là, car il sait voir juste et retranscrire l'immobile, comme ces anciens appareils photographiques capables de fidélité et de finesse à condition que les sujets demeurent fixes – Camille Mauclair est un excellent témoin. Je comprends à présent que c'est ce qui me satisfit tant dans Le soleil des morts : j'avais alors besoin, pour étudier cette transition artistique, d'un auteur qui pût en rendre compte sans y adjoindre de la légende sous influence qu'on reconnaît chez presque tous les écrivains et historiens, et qui mythifie au lieu de relater. C'est, si l'on préfère, une fiabilité, davantage qu'une personnalité, qu'un esprit, ou qu'un interprète : un messager ponctuel, un rapporteur, un excellent héraut. Je ne m'en servis que pour cela : je vois mieux combien j'utilisai cette exceptionnelle faculté de la neutralité juste pour examiner les caractéristiques d'un basculement dans les arts. Mauclair est spirituellement myope, mais il voit admirablement de près. Comme ces gens qui obtiennent plus de dix sur dix chez l'ophtalmologiste, il distingue plus que parfaitement des contours et des couleurs à l'arrêt, il convient juste que rien ne bouge et que les plans restent les mêmes. L'ajout de dimensions le trouble. Il n'a pas de capacité pour la profondeur de champ. La finesse de sa perception fixe l'a comme laissé incompétent à accommoder et à rassembler le rapport de différents objectifs. Il distingue un objet loin ou près, puis il distingue un objet près ou loin, et il dresse de chacun de ces objets un portrait redoutablement exact, oui mais il est handicapé au calcul de la parallaxe : c'est à peu près comme s'il ignorait si, entre ces objets, il y a dix mètres ou bien dix kilomètres. D'un trait, j'écrirais ceci : il fait excellement pour chaque chose un rapport, mais il ne fait jamais passablement le rapport entre les choses. Il est peut-être trop « contracté » sur des minuties pour se souvenir du devoir de « recul ».

En effet, dans le mouvement c'est un esprit confus, et dont on tendrait à amalgamer le sens remarquable de la réalité ferme avec une faculté focale déficiente : son œil hypermétrope peine à la distance et à la vitesse, évalue méticuleusement les phénomènes proches mais manque à la perspective ; son jugement voit avec supériorité ce qui s'analyse sous le nez mais voit flou, c'est-à-dire peut-être ni mieux ni pire que les autres, ce qui nécessite de comprendre l'altérité et se traduit par un changement d'état – on serait tenté de confondre les deux, faute de croire une telle dichotomie possible, et l'on ferait uniment confiance au critique pour tout, bien à tort. Il perçoit la transition où il se trouve mais ne déduit pas leur direction ; il est comme placé en face d'une charnière, distinguant indépendamment porte et mur et décrivant magnifiquement la pièce de quincaillerie ou d'orfèvrerie, la célébrant presque par principe, mais il n'envisage pas l'ancienneté du montage, sa tradition progressivement établie, et surtout il ignore superbement sa fonction d'ensemble : ainsi décrit-il parfaitement l'emplacement de la charnière entre la porte et le chambranle, mais comme il n'a jamais déplacé le battant et que sa mentalité ne distingue guère ce qui se meut, il est incapable d'intérioriser l'avant et l'après du mouvement de la porte que la charnière permet – tout ceci est une image pour entendre le blocage de certains esprits. Il en reste au point du fait qu'il rapporte sans faille, mais il ne sait pas deviner l'enchaînement des faits, ce qui soudain le rend comme timoré et petit parce qu'il paraît ne pas oser, au lieu que probablement il y est simplement aveugle : comme on associe trop automatiquement les deux, on ne se doute pas qu'il existe des aveugles perçants. Il a, si l'on veut, les qualités du cicerone expliquant au profane la qualité intrinsèque des pierres de la maison, leur composition et leurs propriétés, mais les généalogies et destinations qu'il énonce sur le bâtiment même tombent à faux s'il se risque à en parler, parce que ses idées là-dessus sont communes et sans clairvoyance. Il est borgne de son œil mobile, mais celui que le handicap a rendu fixe est tout au contraire ; il n'est en rien prophète, et même il est incapable d'apprécier une course, mais si on le place bien devant ce qu'il faut examiner, il livre des analyses les plus sérieuses, il dit la vérité tout comme elle est, avec une acuité rare.

Une de ses manies consiste à tenir un milieu entre les opinions populaires et les idéaux artistiques dont il se fait le passeur aux foules, et ceci a d'impatientant qu'on y devine une façon de se rassurer : en continuant d'adhérer par quelque point de compréhension à ceux qu'il tâche d'instruire sans les mépriser, il ne se sent pas intempestif, il s'ouvre l'opportunité d'une relative popularité, il évite de heurter et s'attribue le mérite d'un certain surplomb, en professeur digne de confiance. Cela valorise, contribue à l'estime-de-soi, on n'est pas perdu tant qu'on peut se raccrocher à de la normalité, il suffit de s'en croire légèrement supérieur et de se garder d'un écart intellectuel, donc moral, trop important : ne pas déparer sans pour autant se fondre, n'être ni trop artiste ni trop élève c'est-à-dire trop peuple, voilà la gymnastique mentale de Mauclair-éducateur. C'est par ce défaut, qui est certainement consécutif à sa déficience d'appréhender des temporalités, c'est-à-dire la conséquence justement d'un faible esprit-de-conséquence – car quand on sait qu'on n'atteint pas un objectif de grandeur, on estime les altitudes louches –, qu'il énonce peu de hauteurs, qu'il en reste à des examens d'état sans analyse de successions : c'est un homme qui a excessivement la passion de se faire comprendre de tous et qui, en ce dessein, doit parfois travestir non son vocabulaire mais, sinon ses idées, du moins des intuitions d'idées qui serviraient l'art mieux que ses raisonnabilités prudentes. Il parle bien, doctement ; il a des pensées tout en beau style, mais les nouveautés lui font défaut : on n'apprend rien, on s'étourdit de discours clairs et droits, on admire peut-être ce discernement joli qui n'enseigne que des faits sus, développés sans génie, avec la sorte de bon sens du chroniqueur bienveillant et accoutumé au formel. Mauclair – c'est sa limite – s'arrête de discerner la réalité aussitôt que la précaution le lui recommande, et les inflexions qu'il propose aux arts sont faibles, faciles et imprécises – jamais de réformes et d'audaces. Dans ses articles où la prudence domine, on ne trouve presque pas d'« eurêka », de découvertes surprenantes : c'est surtout qu'on n'avait pas songé à cela, qu'on n'avait pas seulement songé à y réfléchir, qu'on n'y a pas trouvé, ni avant, ni après, la nécessité ou l'utilité ; ce sont des thèmes dont on n'est pas certain qu'il y avait, pour si peu à dire, de quoi vraiment disserter, c'est pourquoi on ne les a pas choisis. D'ailleurs, l'espèce de généralité que l'auteur emprunte souvent ne permet pas de prétendre qu'il en a bien disserté ni qu'il a véritablement « abordé » ces sujets, encore est-il pour beaucoup, précisément, resté au bord, faute de s'aventurer sur un large que peu fréquentent et qu'il sait aliéner du principal des terriens qui ne l'écouteraient plus. Il décrit donc le rivage, le port, les bateaux au mouillage, et c'est d'un pittoresque superbe, mais il ne conçoit rien d'une trajectoire, il ne sait pas et ne veut pas s'éloigner en pensée des côtes, il reste, comme ses lecteurs, foncièrement terrien, proposant une peinture des temps seulement vue depuis le temps moral. Pour le dire en substance et avec un peu d'excès, il croit que le contournage appliqué de la vaguelette figure ce qu'on peut dire sur l'océan et sur le voyage : c'est un portraitiste de goutte d'eau, qui manque d'une dimension vaste et personnelle, qui n'ose s'impliquer et se risquer, qui tient trop à demeurer aucontinent. Mauclair est un spécialiste de la description pure, raisonnable, consensuelle, mais il pâtit de la perspective, par incapacité sans doute ainsi que par crainte du danger de la désaffection : car naviguer, c'est être tout seul.

Son grand tort surtout, matérialisant la faiblesse de son sens généalogique et synthétisant ses défauts, c'est de n'avoir pas compris en quoi l'impressionnisme, ce courant artistique dont le nom improvisé contient toute l'imposture – ce fut, dès le commencement, à partir d'une toile considérée par Monet comme une banale et piètre étude, réalisée en une seule séance, et qu'il fournit avec une ironique négligence à une exposition sans lui trouver immédiatement de titre puisqu'il ne pouvait quand même la faire passer pour une œuvre, d'où non pas : « Soleil levant » mais : « Impression, soleil levant » –, constitue un tournant vers l'art commercial, vers la folie bête des peuples et vers la satisfaction des marchands,...

(Ce marchand, qu'il me soit permis de le souligner, évoque aussi chez Mauclair l'image typique du Juif, avide et sans scrupule, l'intéressement qu'on lui impute alors en Europe pour les basses œuvres du commerce de pouvoir, comme on peut le lire dans la citation que je place à la fin de cet article, extrait qui, sans qu'on y décèle un antisémitisme très caractérisé, traduit pourtant à la fois une exaspération des manœuvres spéculatrices et l'idée d'un secret inénarrable et malséant que pas moins d'un livre entier permettrait de circonscrire mais dont la révélation rencontrerait des oppositions de forces terribles. Mauclair doit pourtant connaître ces « chefs machinistes » qu'il évoque et paraît craindre de nommer et de détailler, car il est alors depuis assez longtemps introduit dans la littérature (une vingtaine d'œuvres déjà publiées en 1906), notamment dans les revues (je lis à l'instant, vérifiant cette assertion, que la postérité l'accusa bel et bien d'antisémitisme). Il est décidément intéressant de constater que la plupart des auteurs qui tirèrent un litige de la situation mercantile des arts en accusèrent les Juifs : on peut admettre que la circonstance où ceux-ci se trouvèrent, des suites d'une histoire européenne pour eux fort contraignante, de détenir par héritage nombre de « comptoirs » commerçants et banquiers dans des professions qui initialement était très désavantageuses et risquées, les a logiquement tournés vers cette manne de l'art-marchandise : cette opportunité entrait tout à fait dans un esprit de suprême intelligence prédictif que d'autres également ont su saisir, et il fallait conséquemment que l'usage professionnel de manipuler du capital dirigeât cette compétence vers les marchés d'art, y compris – que dis-je « y compris » : spécifiquement plutôt – au détriment des artistes puisqu'en la matière il ne peut exister de grande rentabilité qu'à l'encontre du profit légitime des créateurs. Sait-on par exemple que Gaston Gallimard, sans être juif, n'était que rentier et plaça son argent dans une maison d'édition dont en contrepartie on lui offrit la gérance, et qu'il fut fils de Paul, collectionneur et investisseur accusé de contrefaçon, ce dernier lui-même fils de Gustave, agent de change ? Je veux dire que c'est généralement la connaissance des affaires et de la finance qui crée les métiers relatifs aux profits artistiques, et non la connaissance de la littérature et des Lettres. C'est pourquoi d'évidence nombre de maisons d'édition furent fondées par des Juifs : il y faut, avec la capacité d'investir, plus que toute autre forme d'intelligence, et peut-être même exclusivement, la supérieure faculté du placement boursier.)

... vers le système prosaïque et bourgeois des reproductibilités, des surfactures et des cotes : l'impressionnisme est probablement, comme courant artistique pictural, à l'origine d'un système de compromissions, dont il est l'essai précurseur, ayant conduit à la disparition de l'art des peintures telle qu'il suffit de la constater aujourd'hui ; c'est, pour le souligner sans ambages, à partir de lui qu'on se mit à fabriquer de la toile en moins d'une semaine et que, sur de pareilles négligences techniques, on institua des alternatives au travail de grande et véritable haleine, en ce que tout devenait trop ardu et insurmontable parmi une concurrence nombreuses d'artistes ultra-méticuleux (ce que j'ai expliqué abondamment dans l'article « Littérature fin-de-siècle ou fin de littérature »). L'impressionnisme peut se définir comme une double économie : économie des moyens au service d'une économie de la vente : on raccourcit les délais de fabrication dans l'espoir d'allonger les sources de revenus ; on réalise ainsi de l'ébauche qui se monnaye, sur le modèle des grands peintres célèbres et morts que la rareté des œuvres encore disponibles sur le marché rend chers, esquisses, carnets, traces. L'impressionnisme en général mise moins sur l'art que sur l'effet, par quoi il tend à remplacer l'art : la disparition des critères esthétiques au profit de la rentabilité n'existait pas auparavant où l'on considérait que l'art nécessitait non seulement de l'effort et de la technique, mais, a minima, du temps de réalisation, une longue durée (une proposition au grand Salon était souvent l'œuvre d'une année), et l'on n'eût jamais prétendu, avant cela, contre tel critique qui par exemple arguait non sans raison qu'il fallait « l'impudence d'un cockney » pour faire croire que Nocturne in Black and Gold valait mieux qu'un stupide jet de peinture à la face du public, que cette toile, qui n'avait de l'aveu même de son auteur, Whistler, bel et bien nécessité qu'une demi-journée facturée deux cents guinées, représentait, selon lui, « l'expérience d'une vie » – ne voit-on pas que c'est avec de telles formules tenant exactement du slogan dont le commerce s'entiche alors qu'on établit des dérivatifs à la conscience rationnelle c'est-à-dire au jugement critique : le peuple apprécie de tels refrains dont il se laisse envoûter, on entre à plein dans le siècle des chansons fascinatoires par rengaines entêtantes, on est gagné par des expressions et des impressions valorisantes et toutes de proverbe et de « cœur » qu'on entend et voit dans la société où l'on vit, formules qui, au prétexte de ressentis, favorisent l'engouement, annihilent le recul, et évitent de penser – créent le bonheur évanescent du Diverti. Mais Mauclair, qui, un moment seulement, s'interroge sur une dérive des arts quoique sans percevoir que justement l'impressionnisme l'a initiée – probablement parce qu'il lui faudrait alors critiquer ce que tout le monde admire –, voit bien sagement dans ce courant un vaste effort sur la lumière et sur le rendu de la perception, mais n'explique pas, car il en est incapable, en quoi le tableau classique ne réfère pas aussi bien, dans le travail des motifs et des couleurs, à un effort sur la lumière et à une impression : tout art relève d'impressions, et l'impressionnisme n'en saurait constituer l'apanage ou le parangon. On commence à faire singulièrement de la figure, ou du symbole, en tous cas de la mauvaise foi probablement pour vanter son époque, quand on attribue à une école contemporaine le souci quintessencié de la subjectivité en art ; il faudrait qu'on me signalât une seule œuvre qui tâchât d'être objective et ne procédât d'aucun choix en particulier, une seule qui ne dépendît point de l'extraction d'une impression et d'une réflexion sur le meilleur moyen de la réaliser. Même un trompe-l'œil, si l'on y réfléchit, n'est pas tant la tentative d'une peinture représentant la réalité la plus dégagée de soi mais, au contraire, celle qui figure avec le plus de fidélité l'impression qu'on tire d'un objet, d'un décor ou d'une personne, impression qui semble commune à d'autres mais dont personne ne peut assurer, au sein même de sa subjectivité bornée, qu'elle correspond à la perception d'autrui ; le trompe-l'œil ne constitue toujours, à la rigueur, qu'un essai de représentation du réel le plus universel possible, mais encore s'agit-il d'un réel extrait des sens humains, donc tiré d'abord de soi, et non pas objectif ; et ce n'est pas un réel où l'on s'efforcerait par exemple de figurer des lumières imperceptibles par l'œil humain ou de restituer la vision de l'environnement que se forme un chien ou une hirondelle. En ce sens, le réalisme utilise une somme de subjectivités humaines, tâchant à synthétiser en formule peinte la conception œcuménique de la réalité, c'est en quelque sorte un surimpressionnisme, ce qu'on pourrait extrapoler comme le témoignage des impressions de toute l'humanité – cette théorie peut s'entendre : elle n'est certes pas concrète, c'est une idée de la réalité et de l'impression, au même titre que la plupart des bavardages sur l'art qui s'efforcent surtout de ne heurter personne, qui respectent d'abord et qui réfléchissent ensuite. L'impressionnisme, définie souvent par son étymologie même, à savoir comme désir d'extraire de la réalité l'impression la plus personnelle pour en témoigner picturalement, n'a-t-il pas cependant essayé de rendre cette représentation si « singulière » la plus argumentée et convaincante qu'il était en son pouvoir, de la partager, de persuader une multitude vaste de sa véracité subjective, au point que des foules entières, après de tels témoignages intérieurs, pouvaient vouloir dire : « Oui, moi aussi, c'est bien ainsi que je perçois les choses : ces impressions sont réellement celles de l'humanité » ? Quelle différence alors ? quelle différence fondamentale ? N'importe quelle démonstration artistique est à la fois un réalisme et un impressionnisme, la différence ne tient qu'en des mentalités et des techniques. En vérité, l'impressionnisme est l'une des premières de ces écoles crânes et poseuses qui, pour accéder à une notoriété rapide, firent l'éloge d'attributs proprement anti-artistiques, à savoir surtout des concepts abstraits et des innovations tapageuses, et, plus généralement et de façon presque inédite, l'éloge de ce qui ne figure pas sur la toile, de l'explication séparée de la toile, du discours sur ce qu'il faut penser de la toile.

Mais il est admis pour Mauclair que l'impressionnisme est respectable, tout autant qu'il considère que l'impressionnisme est dépassé et qu'il faut blâmer ses « imitateurs ». Il déplore l'effondrement de la qualité artistique, et il ne s'interroge pas sur la vitesse de production d'une toile impressionnistes. Il n'entend pas, en 1906, que l'impressionnisme est l'école du vite-fait, du vite-exposé, du vite-vendu, et que ce qu'il déplore de la marchandisation des œuvres tire son essor des prétendues qualités, quoique insensibles, de tableaux dont la valeur tient de plus en plus uniquement de la « réputation » de l'artiste c'est-à-dire d'un jugement artificiel des désirs d'un marché. Avec l'impressionnisme naît le goût du « manifeste » ostentatoire et des « coups » spectaculaires et drôles qui font envoler les ventes et rehaussent les prix, avec tous les salons et associations charognardes à la Proust où l'on tâche – artistes, spectateurs et marchands – à se placer du côté des modes, à prédire les vogues, à calculer des placements, à mesurer l'influence : la plupart des toiles impressionnistes démontrent et entérinent que la peinture désormais, en sa réalité critique, importe moins que la façon de la vendre. C'est le domaine initiateur de la cote et de la surestime : de l'art d'investissement. Mauclair ne devine pas de quel esprit intéressé procède presque tout entier l'impressionnisme, ni où cela mène : il voit en synchronie des éclats qu'il rapproche d'effets électriques et dont la fonction serait « la création esthétique de mythes nouveaux, c'est-à-dire l'art mural de l'avenir » (page 29) ; et, écrivant cela, il fait spontanément de l'ampoule et de la réclame, il s'accorde. Il trouve à cela une modernité technique presque fabuleuse, il fait de la phrase où il se motive au dithyrambe parce que, pour le critique aussi, il faut valoriser des trouvailles stylistiques qui ne veulent rien dire, et fabriquer, encore, du slogan dénué de profondeur, du clinquant enthousiaste, le contraire de ce conservatisme grincheux qui déplaît aux avant-gardes et aux Contemporains et qui vous font dégrader des amitiés énergiques et bienheureuses. Et même pour soi, on se préfère inscrit dans un certain mouvement, tolérant, sensible, apte au changement, esprit capable d'ouverture, d'empathie, et d'évolution, tandis que les « puritanismes » sont si déjugés en une démocratie d'athées ! – l'opinion juge poussiéreux et chenus ceux qui résistent aux plaisirs entraînants de la jeunesse survoltée. Les réactionnaires, faute de flatter le siècle, le déprécient et l'indisposent. Ainsi Mauclair ignore-t-il obstinément le prétexte que fut souvent l'impressionnisme pour l'enrichissement d'une multitude de ce qu'il faut appeler presque au sens propre des « acteurs », et, jugeant ses continuateurs, pourtant d'un tel esprit, d'une repoussante laideur, il s'étonne et s'agace de la faiblesse de leurs productions et de leur mentalité de brise-tout anarchistes et opportunistes, comme s'ils ne se contentaient pas, en général, de pousser la fortune de l'impressionnisme aussi loin que le filon le permet, à grands renforts de bizarreries, d'ostentations et de scandales – tout l'art ne tient dès lors plus qu'à cela. Inconséquence curieuse, il ne fait point le lien entre les deux, entre l'impressionnisme des origines et celui des conséquences, ce qui l'empêche de comprendre que les deux revêtent à peu près la même mentalité : c'est peut-être simplement qu'il était jeune lors du « premier » impressionnisme tandis qu'à présent il a passé la trentaine et ne se laisse plus prendre à de tels barbouillages que sa distance d'adulte posé lui révèle enfin, et que ce que sa naïveté lui permit de trouver d'une révolutionnante fraîcheur n'a plus l'avantage, sans pourtant avoir foncièrement changé, de rencontrer un esprit aussi indulgent et départi de références – vieillir bien, c'est-à-dire se perfectionner intellectuellement, c'est perdre sa complaisance d'ingénu. Et Mauclair, à ce qu'il semble, n'aime plus toutes les manifestations de ce que, dans son innocence et à défaut d'en saisir les aboutissants, il avait célébré. Il trouve alors un impressionnisme contemporain qu'enfin il constate et décrit au lieu de la favoriser par principe et par inertie, il le dépeint enfin avec la perception fine des faits actuels que j'ai vantée chez lui, et loin cette fois de s'émouvoir de tentatives qui demeurent similaires aux anciennes, il exprime son scepticisme, ses réticences et son dégoût, et, sans beaucoup expliquer la distinction, il plaide pour la fin de ce courant plutôt même que pour son renouveau, comme soucieux de légitimer son erreur d'appréciation par la mention triomphale de l'impressionnisme dans l'histoire et les manuels d'art. Il aspire à tourner la page de l'impressionnisme, oui, mais c'est après, insiste-t-il, avoir écrit et pavoisé cette page. Et voici le cycle même d'une rétractation : tout d'abord on commet la faute, ensuite on mesure la même faute chez autrui qu'on juge sans rapport, puis l'on souhaite que sa propre faute soit inscrite dans les mémoires comme vérité intouchable, ensuite... ensuite, si l'on est capable, on explique qu'on s'est trompé au début, mais avec quantité de circonstances atténuantes encore, et caetera. Que c'est lent d'admettre uniment qu'on était malavisé et qu'on s'est pleinement trompé !

Au surplus, par un côté complaisant, didactique, et mondain, Mauclair reste superficiel, trop attentif à faire accepter ses jugements mesurés et intermédiaires, jugements qui transpirent le journal ou la gazette, où on lit sans cesse l'attention au destinataire. La critique des peintres qu'il admire est profuse et verbeuse, incluant virtuosités et morceaux de bravoure comme des passages obligés, elle s'épanche en louanges tout en prétendant défaire des malentendus dont le démenti ne sera entendu d'aucun de ceux qui les font. Il s'agit pour lui d'apporter des nuances à destination d'un public incapable de les recevoir et pour lequel il restreint volontairement sa réflexion aux grands traits principaux exprimés avec plus d'amitié doucereuse que de hauteur correctrice. Il ne blâme presque jamais, il ne lance point d'avertissements durs à celui qui le lit : il entretient des abonnés. Il ne s'agit assurément pas d'avis qu'on eût pu écrire pour soi, dans l'intimité de sa réflexion intègre et par volonté de progrès autonome, mais de communications élégantes, entendables et ornées. Quelque sentimentalisme consensuel – une morale-d'époque qui est dans une œuvre ce qui finit toujours par passer au goût du vrai critique (bien que notre modernité, qui n'évolue guère, soit par définition presque incapable de supplanter une mode antérieure, puisqu'il lui faudrait à la fois la distinguer (donc de l'esprit) et la dépasser (donc de la créativité)) – le maintient en mesures admissibles où seul un petit peu d'extrapolation n'est pas supposé nuire, où l'on peut aventurer des symboles s'ils sont déjà considérés unanimes et incontestés, comme dans l'extrait suivant où j'italique tous les clichés :

« Ce qui fait la valeur et la séduction d'une telle maison, c'est non seulement le goût, cette faculté divine qui ne dépend pas de la richesse, c'est surtout son histoire. Elle est toute baignée des effluves magnétiques des êtres qui l'habitèrent. Elle a su les naissances, les morts, l'amour et la peine, les sanglots et les sourires, les résignations des aïeules et les rêveries des jeunes filles. Elle a peu à peu perdu sa matérialité de pierres insensibles, pour devenir une chose humaine. Elle a été dotée de vie et d'émotion par les hommes et par les femmes qui lui ont confié leurs existences, et c'est là un charme qui ne sera pas suppléé. Une maison neuve est une étrangère, il faut des baptèmes et des funérailles pour lui conférer le droit de cité. Il faut aussi qu'elle ait appartenu à une seule famille, qu'elle soit « la maison ». Et elle devient alors un lieu symbolique dont chaque pierre mérite d'être aimé. » (page 221) Que c'est creusement niais, et tant conforme ! La maison qui reçoit des influences ! De la pierre qui se gorge de deuils et de joies ! On sort juste des superstitions populaires auxquelles les gens tiennent tant et donc que Mauclair prolonge : c'est la persistance banale du fantôme et du panthéisme !

C'est pourquoi on trouve du décoratif dans ses articles, et beaucoup de peuple, au lieu des intransigeantes sagacités qu'on devrait mieux réclamer de l'artiste qui, donnant l'exemple et fustigeant l'art faux, pourrait humilier et corriger les mœurs. Mauclair est toujours aimable, explicatif, obligeant, jamais vif et choquant : cela conforte, on en oubliera facilement ce dont on n'est pas d'accord. C'est le ton d'une critique qui se résout à guider plutôt qu'à dire son fait : un guide au sens de celui qui fait la visite, pas un mentor. Il marche lentement devant le touriste vulgaire, lui décrit ce qu'une mentalité de bon ton doit observer, des faits plus ou moins travestis par la morale du visiteur, à laquelle il se plie pour faire en lui un moindre accès ; ne jamais lui signaler une puanteur, puisqu'il a choisi de se rendre en tel lieu : c'est seulement « l'effet d'une disposition de la rue ». Rien n'est mauvais ; on peut à l'extrême rigueur infléchir l'intuition du commun, mais il n'est pas question de lui transmettre un certain point de vue, de dévulgariser, de vraiment surprendre : on demeure dans le sens de l'histoire, le guide doit surtout s'effacer devant le monument qu'il montre et présente. On ne tolère bien la personnalité du guide que de manière accessoire et pour... le pourboire ! Cela, c'est le style au sens d'épiderme.

Pour exemple de lapalissade, la doctrine récurrente, plus ou moins mièvrement sucrée et édulcorée, écœurante en partie, de Mauclair, y compris dans ses articles sur toute autre chose que la peinture, c'est qu'on ne doit pas chercher à imiter, que l'académisme des imitations brise la grandeur des initiatives, et qu'il faut que le peuple, qui est « naturellement » à l'origine de l'art, recherche et trouve son credo, et le diffuse ; oui, cependant, bien entendu, il est nécessaire d'étudier selon des exemples, aussi le peuple est-il quand même facile à berner. Bref, le « juste milieu » encore prévaut : cette couple de pensées difficilement compatibles mais parfaitement en accord avec le dilettantisme démocratique tient une place dans chacune de ses présentations (à une exception près), et qui peut se résumer par le paradigme suivant : les citoyens ont raison, il ne faut que les aider à trouver leur style et leurs maîtres. Et ainsi, rien d'absolu, beaucoup de relativisme, de complaisance, partant rien de tenu, de dur, peu de fermeté – de ces conceptions qu'un article doit uniquement permettre de découvrir et d'exprimer, et qui font toute la raison des miens, la seule sans quoi il m'ennuierait de répéter ce que je sais déjà (un article découvre) –, et beaucoup de descriptions jolies d'un stylisticien incontestable comme dans :

« Aucune volupté, aucun conseil de désir et de trouble charnel ne naissent de ces êtres minces, crispés, inquiets, qui ne tiennent pas en place, dont les yeux sont froids, les chairs atones, les lèvres prêtes au papotage et désintéressées des langueurs, des insistances, des intimités du baiser. Et cette peinture des êtres artificiels, comparses d'une existence papillotante et hâtive, où même le désir et le vice sont de brèves interpolations dans une vie de parade et une oisiveté surmenée, cette peinture est brillante, froide, sans moiteur, sans attirance comme ils le sont eux-mêmes. » (sur J. Boldin, pages 113-114)

... ou dans : « Rien ne pouvait mieux répondre à ses qualités de force lente, de réalisme âpre et lourd, que ce décor des palais mérovingiens, avec leurs ténébreuses voûtes, leurs masses d'ombres sépulcrales, leurs lueurs crues, la nudité de leurs murailles, les pressentiments de mort, de viol, de débauche crapuleuse errant dans leur atmosphère de geôles et de tombeaux. Là il a su, comme personne, dresser les porteurs de haches, les grands meurtriers aux robes peintes, les femelles aux seins pesants, aux nattes somptueuses, aux chairs saines et rudes, les mâles aux face de prognathes, avec leurs yeux durs ou rusés, leurs maxillaires de carnassiers, leurs torses effrayants, leurs oings d'égorgeurs, et, tout à coup, l'immense tristesse indéfinie de leurs visages stupéfiés par le vin, la luxure, l'ennui septentrional ou la crainte obscure et stupide du prêtre implacable régentant ce troupeau de fauves. (sur J.-P. Laurens, pages 150-151)

Il est pourtant dommage qu'on ne voie pas tout à fait cela dans les tableaux des auteurs mentionnés : c'est peut-être une stylisation volontairement exacerbée par parure, ou bien le fruit d'une sensibilité supérieure qui pénètre loin dans les œuvres, ou encore c'est que je ne connais pas grand-chose en peinture ; il n'empêche que ces descriptions sont beaucoup plus suggestives, je crois, que les toiles elles-mêmes, ce qui élève un doute : est-ce que ce n'est pas de la pose et de la prose, après tout, que cette critique d'art ? Certes, on croit y apprendre ce qu'on ignorait, mais sont-ce seulement des faits à apprendre, je veux dire : est-ce seulement vrai ? Ou n'est-ce pas plutôt de l'académisme qui ne se sait pas, qui a intérêt à s'ignorer à dessein de continuer à critiquer l'académisme, c'est-à-dire le fond même de l'académisme, comme j'en reparlerai sans doute ailleurs, de ne pas s'admettre des critères stricts, de se trouver curieux et raisonnable, de pérorer avec emphase et élégance, inter nos, sans jamais remettre en cause une idole du cénacle, et ainsi d'entretenir toujours un semblable paradigme flatteur, de se sentir dans une position œcuménique, de se croire accepter tout ce qui évolue dans un petit milieu de concepts jamais vraiment définis et plutôt métaphorisés, pour ne pas dire : uniquement réputés. L'académisme est progressivement devenu l'école de qui, avec méthode, tâche à se situer « au centre », qui se prétend d'une neutralité distinguée, qui n'est par système qu'à la périphérie des phénomènes dont il estime dresser d'objectifs comptes rendus, épiderme du corps sans s'opposer aux chairs mais sans y inciter non plus. L'académisme se pose en observateur d'un certain goût, selon un détachement peu productif, mais conventionnel, reconnaissable, d'une pseudo-caste élevée et juste-pensante, et qui pourtant rejette avec snobisme – un snobisme d'évidence et d'autorité, un snobisme plus concerté qu'il ne s'imagine – tout ce qui ne se présente pas à lui selon certaines formes rigides, et bien plus rigides qu'il pense, puisque des formes morales qu'il n'est même pas besoin de justifier. Qu'on mesure cet académisme intrinsèque et inconscient à la somme de dogmes, généralistes et « fort bien dits », présentés en façon universelle – avec présent de vérité générale, annihilation de la première personne et registre de politesse empruntée – dans l'extrait suivant qui ressemble à s'y méprendre au rapport de jury d'une session d'agrégation de Lettres : « L'intérêt évocatoire du tableau consistera non à raconter un fait, mais à suggérer par cette vision la plus grande intensité possible de sentiments : c'est dans ces sentiments qu'est le drame, la vérité de l'histoire, la seule vérité plausible, utile, celle de la restitution logique d'un état d'âme. Un tableau d'histoire est une œuvre absolument symbolique, le symbole d'une évolution de race. C'est une allusion à un ordre d'idées, et non la représentation d'un fait. » (page 146) Tout ce bavardage de doctrine, aisément renversable proposition par proposition, ne veut rien dire, ne tient rien d'absolu, et le peu qu'il signifie se résume à une tonalité d'entregent induisant une abstraction juste plaisante, une préciosité, un clin d'œil comme « de classe » ; on n'y trouve pas le commencement d'un argument, et c'est précisément de cette absence qu'un certain public complice déduira la vérité : on se reconnaît à cette manière d'établir au moyen unique du soin d'une forme péremptoire. « On voit bien, entre nous, que vous ne pouvez pas vous tromper en usant de telles procédures, n'est-ce pas ? puisque nous les utilisons aussi. » C'est le témoignage représentatif d'un vaste pan de l'histoire de l'intellectualisme, sinon de l'intelligence, du moins de l'intelligence à la française : persuader d'esprit avec surtout des formes conventionnelles.

Chacun de ces articles veut donner sa leçon patiente et modérée à la pièce de foule qui ne connaît que ses préjugés et qui, se contentant des idées les plus prochaines et répandues, n'a jamais réfléchi à l'art qui ne lui est d'aucun usage et dont il ne se sert que pour se divertir – c'est peine perdue d'ambitionner de faire penser des gens qui ne lisent un livre ou ne regardent une toile que pour se le plaisir de se confirmer –, mais le dernier article tend enfin à frapper les mœurs, malgré son incompressible défense de l'impressionnisme. Mauclair s'y est moins résolu à épargner son Contemporain, et, peut-être lassé d'avoir à expliquer doucement, ou bien parce que chronologiquement il est venu à comprendre tard le « système » de la déchéance artistique qu'il pressent l'avoir trompé et contre lequel commence à porter son blâme, il dresse le portrait plus vérace et franc d'un monde progressivement gangrené par la facilité et par l'argent, par la publicité et par le lançage, par le média, par l'imbécillité, par l'uniformité et par la cupidité. Il a fallu attendre les éloges soigneux et techniques, les textes de vanité gentille et policée, et les minutieuses attentions qu'on espère que les artistes concernés liront touchés, pour accéder à des sorties moins décoratives, à des tableaux plus fauves et acides, à des étalements de couteau ou, disons, de cuillère retournée, car l'auteur demande bien pardon, annonce des exaspérations, et pourtant focalise toujours au présent, c'est-à-dire qu'il constate à perpétuité sans rétrospective, quand il faudrait incriminer définitivement l'impressionnisme et aventurer une dure prédiction sur la conséquence logique de sa « prise » dans la société contemporaine. C'est à quelque forte lucidité près comme, parlant de Rodin : « Il s'en remet au temps pour recueillir des adhésions, parce que la formation lente de ses idées l'a persuadé que les adhésions lentes sont les seules qui ne se détachent pas, étant venues non à un homme, mais à des principes, non par sympathie, mais par un travail fait dans le même sens. » (page 55) ; ou comme, s'agissant de caractériser l'impressionnisme « nouveau » : « L'amas inouï de ces ébauches d'ébauches, de ces intentions d'intentions, de ces « notes », de ces « études » pour rien, de ces choses bâclées qui attirent l'œil, l'affolent ou même l'amusent, mais qu'on n'aurait pas trois jours sur son mur sans le retourner avec colère, l'amas toujours montant de ces embryons morts-nés finit par ramener les esprits au désir et au respect d'œuvres composées, patientes, contenant une pensée, résumant des mois de dessin, de recherches, enfin ce qui s'est toujours appelé « un tableau » à l'époque où les gens apprenaient leur métier et ne voulaient pas être célèbres avant de savoir dessiner une main. » (pages 287-288) Hormis cela, Mauclair est un penseur « honnête », comme on dit, polyvalent, poli, policé : il garde l'illusion d'édifier des gens que le domaine de l'art n'intéresse vraiment pas et dont les mœurs en sont éloignées par toutes les routines d'une existence qu'ils affectionnent, alors il rédige des chroniques semi-intellectuelles, positives et pas scandaleuses, mais essentiellement inutiles, chroniques-de-papier que personne d'intelligent ne peut lire en y apprenant quelque chose. C'est une belle plume tout de même, mais quel besoin une belle plume a-t-elle de se mêler de réalité si c'est pour en dire, sur une échelle pourtant si vaste des possibles intuitionnables et révélables, un petit barreau de plus auquel le bourgeois est habitué et consent déjà ?

À suivre : L'Astrée, d'Urfé.

***

« Avant d'avoir un besoin d'art, on doit éprouver des besoins préliminaires. Le besoin d'art n'est que le résultat d'un certain nombre de satisfactions, dont il ratifie l'obtention. Je ne vois pas que le peuple soit unanime à éprouver ces besoins préalables. Par exemple, l'hygiène, la propreté, le désir d'ordre autour de soi et le respect de soi-même. Qu'un être ait d'abord souci de la netteté de son corps, de sa santé, de son harmonie, qu'il craigne l'alcool et aime les bains ; qu'il ait une répugnance à voir son intérieur sale et désordonné ; qu'il ait scrupule à laisser sa bouche proférer des mots grossiers, et sente que l'usage de ces mots le ravale plus encore qu'il n'atteint leur destinataire ; qu'il ait le désir du calme du contrôle de soi ; quand je verrai cela en lui, je penserai qu'un terrain d'art est préparé. Cet être aurait déjà fait œuvre d'art ; l'œuvre d'art commence à soi-même, tout artiste a éprouvé ces velléités, et il n'est d'homme si pauvre qui ne les puisse contenter. L'instinct de se créer une physionomie morale et physique est le premier symptôme de la faculté d'art. Je ne vois pas qu'on enseigne cela au peuple, c'est pourtant essentiel. Il ne s'agit pas de placer un être qui jure, qui crache, qui hurle, qui ne se lave pas devant un chef d'œuvre, et de croire qu'on a fait envers lui son devoir. Il s'agit de conduire cet être, par un enseignement persuasif, à l'idée que toute créature humaine doit s'affiner – et c'est ainsi qu'on le rendra capable de comprendre et de reconnaître dans une belle chose l'héritage indivis de sa race.

Personne ne peut être mis avec profit directement en contact avec l'art, s'il n'a d'abord été mis à même de comprendre les étapes préparatoires de l'âme vers les chefs-d'œuvre, et ces étapes sont marquées dans un domaine moral, bien plus nécessairement que dans un domaine esthétique. Avant d'ouvrir les musées au peuple, de lui faire apprendre par cœur des notions de manuels, ou de fabriquer à son intention des œuvres, on ne fera rien de bon si l'on ne commence pas par lui dire que l'art est une hygiène supérieure, une rectitude suprême de l'individu. Or, qui le lui dit ? On le peint comme un affamé de chefs-d'œuvre, qui attend impatiemment l'ouverture des musées ou des bibliothèques dont les grilles lui furent injustement closes. Ce n'est pas vrai : il n'a pas faim, et nos prêcheurs d'art social sont des enfonceurs de portes ouvertes. Regardez le public du Louvre un dimanche, et vous serez édifiés. Pourquoi mentirions-nous à l'évidence ? » (pages 253-255)

« Enfin, on a tant crié sus aux abus de la critique dogmatique, qu'on ne fait guère plus que de la critique d'impressions. Il s'ensuit que la critique d'art est complètement désorganisée. Chacun donne son mot d'ordre et limite la valeur d'une œuvre au goût qu'il y a pris. Les peintres aussi donnent leur mot d'ordre. Mais il est un personnage qui le leur donne à tous. Ce personnage discret, mais essentiel, c'est le marchand de tableaux. Et la psychologie de ce chef machiniste des Salons et de la critique d'art n'est pas aisée à faire. Elle mériterait un livre entier ; et si ce livre était simplement composé de ce qu'on sait, de ce qu'on chuchote, de ce qu'on n'ose pas dire, de ce que le public ne soupçonne pas, ce serait un terrible document de mœurs ! Les personnes naïves se figurent que l'artiste avant la Révolution, était un domestique pensionné par les grands et qu'il est devenu libre. Plus tard, on a gémi sur la tyrannie des pontifes académiques qui casaient leurs dociles élèves et fermaient la route à tout indépendant. Mais le jour où le peintre s'est mis dans entre les mains des marchands qui lui font une rente et le « poussent » en monopolisant ses œuvres, il a connu un dur esclavage, et les artistes du XVIIIe siècle étaient autrement libres que lui. Le marchand avait besoin de publicité pour vendre à bénéfice : il a trouvé dans la « critique d'art » de la presse ce qu'il lui fallait, et les quelques critiques honnêtes et savants qui n'acceptaient pas ce genre de marché et trouvaient tout de même moyen de publier leurs opinions ont été circonvenus de mille manières. Là, le marchand a trouvé de précieux auxiliaires dans les riches collectionneurs. Les amitiés à ménager, les échanges de bons procédés ont fait le reste. On croit qu'il y a un mouvement d'art : il y a, en réalité, un mouvement dans la Bourse des tableaux. » [...] C'est par de telles raisons qu'on expliquera le scandale de certaines louanges, la diminution d'autorité de la critique, le désarroi du public, l'hésitation des artistes, le mécanisme des réclames et des réputations, l'œuvre néfaste du snobisme et de « l'amateurisme ». » (pages 318-321)

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