Seuls sont les indomptés, Edward Abbey, 1956
Seuls sont les indomptés, traduction littérale de : The Brave Cowboy. C'est très fort : vous croyez voir un mot, mais vous vous trompez, vous n'y êtes pas du tout, et cela, c'est parce qu'aucune maison d'édition ne vous emploie. Pour faire ce métier, il faut lire tout autre chose que ce qui est écrit, comme avec des yeux d'hallucinés. Si ça se trouve, les éditeurs publient depuis des décennies en ayant compris les livres de travers ; ça explique peut-être la qualité de ce qu'ils promeuvent en comparaison avec ce que nous lisons dans leurs livres et ne retrouvons pas dans leurs critiques (en vérité, je pense plutôt que c'est simplement une histoire de fric ; mais enfin, il est permis de faire des suppositions alternatives). S'imaginer une version originale où chacun lirait par exemple : « Et alors, le brave cowboy s'aventura dans la plaine » ; eux : « ô temps glorieux, seuls sont les indomptés qui perçoivent ton souffle incandescent ». (Ce n'est qu'un exemple, ça pourrait être évidemment différent sauf, bien sûr, pour « seuls sont les indomptés » qui doit rester tel quel.)
C'est le second roman d'Abbey que je lis, après Le gang de la clef à molette (traduction exacte cette fois-ci) : j'avais alors trouvé Le gang si efficace et intéressant, notamment dans sa dimension subversive ou, si l'on préfère, réflexive, que je le proposai en lecture à une classe de cinquième. Les élèves qui l'ont choisi, je crois, ne l'ont pas regretté en majorité, notamment si, comme je leur avais conseillé, ils ne se sont pas arrêtés au premier chapitre, assez décourageant de difficulté.
Abbey paraît le chantre d'un idéal de liberté et de pureté contre l'inévitable progression de l'argent et du béton. Il conserve l'émotion profonde et nostalgique de tous ceux qui, ayant grandi dans quelque lieu affectionné de nature sauvage où s'attache comme un refuge l'esprit en besoin de repères, ont un jour découvert comme le temps a concrètement saccagé leur tendresse, sans un commencement de scrupule, n'en laissant pas même des vestiges à contempler. Mélange d'affliction et de révolte, il retranscrit en fiction des Thoreau civiquement désobéissants condamnés à la submersion par les forces colossales du développement humain, et dont les résistances, aussi infimes que fondamentales, se traduisent en actes de tension à la fois magistraux et ignorés de tous.
Abbey, c'est la rumeur d'un retour de l'âme vaillamment humaine et primordiale à l'encontre de la déraison cynique des temps modernes. On entend un écho : il reste des hommes par là, et le récit suggère, en loin : pourquoi pas vous ?
Ici, le Brave Cowboy (enfin, également appelé : « Seuls sont les indomptés »), rustique, pratique, sans mélange, veut venir en aide à son ami Paul qui a refusé la conscription militaire et s'est laissé mettre en prison. Des consciences éclairées, sensibles et vives, contre une machine réglée avec ses soldats obtus : voici en quoi consistent les forces d'un combat perdu d'avance. Même l'héroïsme est impuissant face à l'esprit façonné de métal et de ciment, bardé, carapacé de compromissions majoritaires. Un frisson d'inespéré fatidique, une latence d'échec à la fois minuscule et grandiose, imprègnent ce roman d'un auteur méticuleux qui ne veut pas lutter contre la vraisemblance : le monde, chacun le constate, a failli à préserver, et une narration située dans ce monde ne peut feindre de conserver la trace ou de servir de point d'ancrage à un triomphe éclatant et notoire, à une apothéose. C'est fichu, ignoré, sans illusion, et il n'y a que des petits faits divers à raconter.
Abbey n'écrit pas de l'anticipation optimiste : il a trop conscience que ce serait alors de la science-fiction. Il ancre sa fiction dans le réel, façon de ne pas écrire, justement, de la fiction. Et quelle souffrance il dut éprouver : relater la geste d'une extinction en ses dernières saccades, la disparition de la rébellion consommée à travers ses ultimes traces ! La relation d'une si pathétique désespérance, d'un sursaut, d'un spasme ! Tout corrompu, en désagrégation si précipitée, et avec, pour tout remède – inaccessible potentiel, une vision seulement, une fenêtre sur un passé non réalisé – ce qu'il aurait fallu faire !
Et Abbey situe évidemment la solution de l'universelle désolation dans ce qu'il y a de plus profondément individuel en l'homme, matérialisant des personnages impliqués dans une vraie cause et capables d'agir contre l'autorité au profit du légitime, y compris des personnages pas du tout héroïques : ploucs ridicules, intellectuels ridicules, femmes contradictoires et ridicules – le livre est dédié aux hors-la-loi, à tous les hors-la-loi, pourvu qu'ils soient hommes ; mais c'est leur engagement qui leur donne une valeur d'être, en l'espèce d'une assomption de leurs convictions et donc d'une bravoure, même en dépit de leurs personnalités diverses et douteuses : on ne saurait en cela reprocher à Abbey de bâtir, s'agissant de ses protagonistes, des êtres de fiction qui soient seulement des copies ou des variations d'un même moule. Ils ont leur vitalité propre, leur souffle et leur langage ; ils sont inadaptés d'avoir conservé ou entretenu comme malgré eux ces attributs humains : conscience et devoir ; leur cœur bat à un rythme tout organique et instinctif ; leurs motifs obéissent à des pulsions qui les troublent eux-mêmes et qu'ils peinent à s'expliquer. On touche de la chair et ainsi des hommes, pas des types, pas des systèmes ou des thèses.
Réalisme donc, et idéalisme aussi, mais d'une substance très particulière et subtile : il faut à Abbey des situations de roman pour illustrer des réalités qu'il sait ne pas exister, dont il n'espère même chez ses lecteurs aucune imitation ; seulement, le désir que tel individu, s'il y avait des individus, agirait ainsi, le pousse à fantasmer des images et des films, avec leurs actes forts et rassurants, symboliques en quelque sorte, avec leurs êtres de convictions inébranlables, avec leurs manichéismes pour le contraste bien davantage que pour l'édification (Abbey n'est pas un prêcheur) et parce qu'un livre de Abbey est, pour le lecteur et pour lui-même, une célébration et pas un sermon. S'attacher au papier parce qu'on s'est tant détaché de la réalité, et fabriquer en désespoir de cause des figures qu'on ne rencontrera jamais : c'est peut-être l'une des grandes catégories de motivations pour un écrivain. Alors, l'auteur en profite pour peindre, se réfugie dans les couleurs qu'il préfère et qui deviennent, un long moment d'oblitération, tout son heureux décor, tout son univers de satisfaction, et il y respire amplement avec ses amis – Ah ! pas étonnant, comme je l'ai lu récemment, que la peinture ait souvent, paraît-il, l'effet de détendre l'artiste tandis que l'écriture au contraire tend à l'énerver et à l'irriter : un tableau ne suppose en gros que de s'immerger plaisamment dans la source de création où l'on cherche à retourner exactement, tandis qu'il faut au surplus que les personnages aimés qu'on représente dans un récit, eux, s'usent à des actions et s'endolorissent, puisqu'il est écrit qu'ils ne peuvent seulement jouir d'une situation ! Abbey, quand il peint, se rappelle les vastes paysages de son affection natale, les vastitudes minérales des déserts et des canyons, les levers et les couchants significatifs et splendides parmi les espèces animales et végétales du Nouveau-Mexique qu'il connaît par cœur : s'il n'y avait que cette permanence béate à exprimer, il serait proprement ravi, en-dehors de la mémoire des effets des hommes. Dans le soin infinitésimal qu'il prend à nous relater les détails de ces sites naturels ainsi que les moindres rituels des êtres qui y vivent et en sont l'émanation, dans cette lenteur des sensations remémorées et si finement tamisées, on devine la délectation – et peut-être l'ultime délectation – d'un auteur qui use d'un récit comme d'une boîte à souvenirs, pour le plaisir des retrouvailles, pour l'oubli des gâchis atroces, pour la gaîté et la joie des compassions heureuses qui ne se découvrent plus qu'en imagination : se sentir – correspondre. Or, il y a les hommes, et donc le verbe, et donc le changement. Abbey est une solitude qui déplore le monde et tout ensemble s'échappe et se contemple : une fuite, si l'on veut, mais en soi-même.
Et sans doute l'intrigue n'est-elle ici pas originale, n'étant nullement construite sur une volonté de surprendre – d'ailleurs, tout compte fait, il n'y a guère de péripéties dans ce roman, et il s'agirait presque, justement, d'un roman du non-advenu, de l'avorté, de l'effort pour rien, du Juste destiné à l'Inaccompli, de l'anecdote vouée à l'oubli. Cette pauvreté du plan initial, où se mêlent des antagonistes défouloirs qui sont des caricatures, est évidemment une faiblesse dont Abbey s'est résolument moqué, n'ayant pas écrit pour divertir ; mais la précision du style, où passent bien plus que des mouvements ou des poses – de véritables mœurs –, induit un état de longue contemplation et un amour sincère, si sincère ! qui ne se rencontrent que rarement dans la littérature où les auteurs ont généralement une satisfaction au moins périodique à poser. Abbey, lui, rend un petit livre à lui où il s'efforce surtout à se donner un rêve – j'ai perçu toute l'ardeur qu'il déployait en écrivant, et je ne serais pas étonné qu'il composât avec perplexité et méthode, plongé comme dans des absorptions ardues et mélancoliques. C'était un homme qui fixait la mort qui est en nous, les bons souvenirs évanouis et toutes les grandeurs qui ne seront jamais. En inspectant bien une souffrance, on peut oublier un moment la douleur : on sublime par exemple un regret, et on œuvre avec tant d'application qu'on n'a plus tout à fait conscience, un moment, que cette peine s'applique à nous ; ainsi, durant cet espace-temps, on ne manque de rien. C'est Abbey.
Et voilà pourquoi je pardonne à l'écrivain ses facilités de composition générale : une sympathie me lie à tous ceux qui font de l'art une émanation d'eux-mêmes, sans triche ni désir d'épate. Des deux Abbey que j'ai lus, le moins bon artistiquement – ce Brave Cowboy un peu faible d'idée et stéréotypé – est peut-être aussi le meilleur, c'est-à-dire le plus sincère, le moins préoccupé par des effets d'intrigue ou de style. Et au point où j'en suis, c'est même un dilemme violent pour moi que de décider ce qu'il faut préférer dans un livre, ou de l'honnêteté profonde, ou bien du talent qui impressionne.
À suivre : Essais, Muray
***
« Son chemin l'amena à un arroyo, dont il suivit le lit sur un kilomètre ou plus, jusqu'à ce que celui-ci oblique trop vers le sud. Au pied des berges de l'arroyo, sur le sable fin naguère lissé par le courant, il remarqua les subtils hiéroglyphes tracés par les souris des cactus, les lézards, les serpents indigo, les lièvres, les cailles et les vautours, mais il ne vit que très peu de reptiles se montrer en pleine lumière du jour, vifs et caoutchouteux, pour observer le passage de l'homme et du cheval.
Lorsque l'arroyo obliqua, il sortit de son lit et reprit sa traversée de la roche volcanique, entre les rares touffes de rabbitbrush et les buissons volants, jusqu'à finalement arriver à une clôture en barbelé, fils flambant neufs étincelants et parfaitement tendus entre des poteaux d'acier solidement fichés dans le sable et la roche. L'homme chercha un portail mais vit seulement de la clôture qui s'étendait vers le nord et le sud jusqu'à deux points symétriques évanescents dans le lointain, droite continue et rigide d'exactitude géométrique, rythmée avec une étrange précision mécanique, tendue sur la face courbe de la terre. Il descendit de cheval, sortit une pince coupante de sa sacoche et se fraya un chemin à pied entre les buissons roulants amoncelés contre la clôture. Il coupa les fils – torons d'acier qui résistent un moment à la mâchoire de la pince, puis cèdent en lâchant un petit grognement sourd et s'ouvrent en s'enroulant sur eux-mêmes sous l'effet de la tension subitement disparue, effleurant à peine le sol de leurs pointes barbelées – puis retourna vers sa jument, remonta en selle, passa par l'ouverture, suivi par quelques buissons roulants animés.
Il chevauchait, s'approchait du bout de l'ancienne langue de lave, avec le fleuve qui coulait au-delà, les peupliers de Virginie aux feuilles jaune doux qui poussaient le long de ses berges. Le cavalier se détendit sur sa selle, tourna un peu les fesses, leva puis reposa une jambe sur le cou de la jument. Un temps plus tard, il releva le bord de son chapeau, fit passer la guitare de son dos sur son ventre et gratta quelques accords. La jument réagit en secouant les oreilles et en pressant le pas. » (pages 31-32)
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