Revue Krisis - Territoires ? n°53, juin 2022

Un philologue contemporain ne devrait pas rechigner à examiner, en plus des fictions impubliées de son temps, les articles d'essai qui, sur des supports moins courus que les grands magazines nationaux aux lignes restreintes et monopolisées par un petit nombre, constituent une indication précieuse, véritable photographie de l'intelligence d'une époque à renouveler des réflexions, à innover en méthodes et profondeurs, à poursuivre le travail spirituel des siècles passés. La télévision n'est pas de ces supports propres à plébisciter des êtres de nuances qui y seraient écrasants de pertinence et réduiraient à néant la possibilité d'un débat avec n'importe quel impulsif imbécile de nos jours (je m'interroge quand même sur la manière dont on inonde ces « talk-shows » de tant d'inutiles et stériles : est-ce qu'on ne ferait pas mieux d'envisager au moins des audits ou rien qu'un entretien d'embauche ?).

« Krisis » est une revue qui peut probablement servir pour cette tâche et cette estimation. Il s'agit d'une publication « d'idées et de débats », satellite de la revue « Éléments » (que je n'ai jamais lue), sans orientation politique manifeste (à ma sensibilité) et proposant jusqu'à trois fois par an l'exploration d'un thème posé de façon interrogative dans un souci d'ouverture. On y rencontre des auteurs méconnus, provinciaux, inqualifiés comme moi, et beaucoup de demi-savants d'expérience, même si j'ai pu constater que des notoriétés comme M. Onfray y avaient rédigé des articles. M. L'Épée, son rédacteur en chef que je commente (assomme) sur Facebook, me proposa, après que je l'eus contacté, de lui fournir un texte libre de contraintes, sis entre 15 000 et 45 000 signes, sur le sujet à venir, à savoir : « Territoires ? ». Il me fit enfin l'honneur d'accepter l'article après de menues retouches stylistiques, qui figure donc dans ce numéro 53 (que M. L'Épée m'envoya gracieusement). Dix-huit articles, en l'occurrence, y figurent en plus du mien, l'ensemble contenant 185 pages.

Je n'ai malheureusement pas beaucoup à dire de positif sur cette revue après lecture. Le format est très judicieux, c'est une fois de plus l'initiative d'éditeurs qui ont trouvé la meilleure proposition, l'amorce la plus logique, pour sélectionner des auteurs d'articles et proposer leurs travaux à un lectorat peut-être curieux de « pépinières cachées » ou de quelque sorte de « relève intellectuelle ». M. L'Épée, par cette occasion, dit, en substance à la cantonade : « Nous lançons une idée : dites-en ce que vous voulez et dans la forme qui vous convient le mieux. » C'est la bonne méthode, c'est bien ainsi qu'il faut s'y prendre ; nos rédactions ne manquent donc pas de principes, pour autant qu'elles sachent distinguer la qualité parmi les manuscrits qu'elles reçoivent.

Mais enfin, ou que les candidats manquent à l'appel, ou qu'il n'existe personne capable de surprendre par la fulgurance de sa pensée, tous ces textes recueillis, qui pourtant ne sont pas rédigés par des débutants, inondent leur époque avec assez de terne monotonie d'une médiocrité plutôt standardisée. Ce que je déplore le plus, je crois, c'est la conformation de ses esprits à des moules notamment universitaires, de surcroît de moins en moins rigoureusement tenus ; je veux dire que c'est à peu près fait pour ressembler à des cours de faculté, par imitation avec ceux que les rédacteurs ont suivis étant jeunes (on y devine à peu près leur âge, ainsi que leur notoriété les installant dans le confort de procédés sans innovations), mais sans l'exactitude et l'astuce formelles qui, du temps des boomers par exemple, constituaient l'apanage de cette littérature verbeuse et cependant, en quelque sorte, éclatante et snobe par l'abondance de ses références, la richesse de son vocabulaire, et la prestance de son à-propos, comme Heidegger s'en institua le maître et l'exemple. Pire : j'ai trouvé difficile, bien souvent, de repérer en quoi les articles se rattachent au thème de la revue. En somme, voici ce que j'ai remarqué à titre de « tendance contemporaine » au sujet de presque tous les textes du recueil :

- Pourquoi faut-il que les auteurs fractionnent leurs courts articles en sous-titres indiqués en gras ? Il n'y manque que la numérotation des parties, les sous-intitulés en lettres majuscules et puis minuscules ! Stupide coutume ! Ne sont-ils pas capables d'élaborer de simples et claires transitions pour qu'un lecteur puisse suivre leur propos grâce à sa seule logique sur moins de 10 pages ? On devine là – c'est symboliquement triste – la servile habitude de planifier en tant de parties comme du temps mécanique de l'université où l'étudiant acceptait volontiers qu'on l'assistât dans sa besogne. Ce sont des auteurs qui, quant à la forme, sont stylés, marqués, rompus et déformés à des usages, au point qu'ils n'envisagent plus de rédiger autrement qu'en invitant leur audience à ces sortes de fiches de synthèse systématiques – c'est dire beaucoup de la façon dont ils considèrent leurs élèves-lecteurs, dont ils estiment qu'on les lit forcément, ainsi que de la manière dont ils construisent ou dirigent indirectement les esprits : en formules ! Mais la structure de leurs écrits souffre considérablement de leur adhésion à de vieilles et processives normes : j'ignorais avant de les avoir lus qu'on constituait encore de ces plates introductions de dissertation générale ou de thèse, cette plaie infâme et abêtissante de la pensée « d'élite » et de complaisance, laborieuses, réglées, pesantes, obligatoires comme on suit sempiternellement la consigne, sans égard pour l'efficacité de la réflexion, pour la transmission que c'est censé servir – ces introductions ne sont utiles que pour aider à « commencer » des élèves sans initiative, des indications sans plus, il n'existe pas de véritable philosophe qui s'y soit cantonné ainsi – au point qu'on a fâcheusement l'impression que sans ce modèle les auteurs de la revue ne sauraient pas même débuter. Il en va souvent de même pour les conclusions, avec leur éternel et balourd rabâchage utile en principe qu'aux jurés de correction surmenés, et que j'estime une insulte à l'intelligence du lecteur qui, sur si peu de durée, dispose quand même d'une mémoire suffisante et aurait raison de s'impatienter de telles condescendances ; et cela précède bien sûr « l'effort d'ouverture » ou « effet de clausule » qui ne seraient nullement des inconvénients si, en général, leur sujet n'eût dû être manifestement traitée dans le texte parce que c'était le moment juste où naissait enfin une audace réflexive, et si la tentative ne se résumait pas à un proverbe indigent d'une presque humiliante vacuité.

- Mais ce qui s'y trouve sans nul doute pour moi de plus atterrant, c'est la manière dont tant d'esprits se penchent sur des problèmes non seulement en une telle surprenante absence de personnalité, mais surtout en n'ayant là-dessus aucun apport individuel à faire. Presque aucun de ces textes n'est un essai même condensé, les auteurs n'y font pas de proposition, ne prennent aucun risque. Le style y est le plus souvent morne, mort, cendreux, renâclant encore et toujours à recourir à la première personne ainsi qu'on le recommande depuis le collège (M. L'Épée, dans mon texte, a cru nécessaire, avec ma permission et pour ne pas dénoter, de retoucher un certain nombre de ces « je » dont je ne m'abstiens pas), ce qui les rend d'une tonalité assez identique, sans net travail de tournure, sans considération perceptible de la langue que le souci vague d'un accès au lecteur majoritaire : les auteurs – c'est même vraiment très curieux pour un critique, je l'évoquais à M. L'Épée au sujet de citations qu'il a l'habitude d'extraire de différents médias et de reproduire sur un réseau social – ne sont pas distincts, se confondent presque absolument, se polissent en semblable façonnage qui a effroyablement quelque chose d'administratif et d'anonyme, comme enveloppés, entravés, de conventions et de satisfactions mutuelles à ces observances, d'une prudence stylistique qui confine à la lâcheté ou à la crainte, et qui, semble-t-il, s'inquiète du pas de côté et préfère dans le doute s'en tenir à des traditions veules : pas d'audace le plus souvent, rien de pittoresque, d'expressif, pas d'effets ni de forces, rien que de l'utile et de l'informatif. Or, pour « l'information » justement, elle ne consiste presque toujours qu'en références et citations : ce sont des auteurs qui passent un temps considérable à colliger des mots d'autrui, à compulser des livres qu'on n'est jamais sûr qu'ils ont vraiment lus entiers, aussi bien des bons que des mauvais d'ailleurs, mais plus souvent les universitaires-qu'il-faut, avec liste impressionnante de notes de bas de page référant aux éditions les plus chères... Alors ils commentent : combien ils perdent de temps à commenter, à interpréter, à plus ou moins mal paraphraser ces références, oubliant du même coup que ce sont eux qu'on interroge au départ, inertie typiquement de bons-à-concours à qui l'on demande surtout de ne rien dire en leur noms, logique impersonnelle qui forme chez nous les agrégés et les lauréats de grandes Écoles – ce qui contribue évidemment au sentiment de neutralité presque robotique d'un amas sans teneur, sans critique et sans fond. Il est vrai que « Territoires » n'est pas un thème aussi spontanément subjectif, chaleureux, passionné, que par exemple « Amour « ou « Philosophie », qu'il revêt une dimension technique, sociale, politique, tendant à un traitement plus distancié (ce que je n'ai pas voulu faire), mais aussi on n'obligeait personne à y contribuer ! Ce fut là pour moi l'aperçu le plus désolant, je veux dire que ces auteurs n'aient pas songé au préalable qu'il fallait une idée originale, c'est-à-dire forte et inédite (qu'ils n'ont pas déjà lue dans leurs nombreux livres), quelque substrat de ce qu'ils admirent et prétendent savoir élire dans leurs références guindées, plutôt que des citations communes et de l'herméneutique pour réaliser un article qui émane un tant soit peu d'eux-mêmes. Je suis presque toujours resté en peine, après lecture, de savoir quelle particularité de pensée ils ont exprimée à travers leurs textes, ce qu'ils ont même pu souhaiter apporter aux conceptions humaines : les rares fois qu'ils écrivent une réflexion propre, c'est presque toujours pour ne pas percevoir combien leurs assertions sont douteuses et spécieuses, faute de recul, faute même d'une certaine maturité réflexive : la plupart – je les ai souvent éprouvés à travers maints spécimens – s'offusquent dès que sans intention blessante vous les réfutez ; ils se savent insuffisants, répondent à la contradiction par dépits outrés – c'est notamment la lacune de notre époque de fixer un but obstiné à toutes ses idées et de s'y tenir aveuglément en pliant tout le décor (tout le « territoire » à partir de cette « carte » tracée) à cette prédestination. Je ne m'attendais certes pas à des génialités, mais j'entendais que chaque article proposât une idée solide, même fausse, servant de direction et de révélation à un lecteur intrigué et désireux d'une pensée, c'est-à-dire d'attributs ou d'insignes personnels : on dirait là des gens qui répondent à une consigne, qui se soumettent à un exercice, qui copient à la ligne ! Vraiment, si je n'avais pas songé à quelque chose, et si cette idée ne m'avait pas semblé assez rare dans l'ordre des réflexions contemporaines (montrer que les raisons de s'attacher à un territoire sont fallacieuses), je jure que je n'aurais pas proposé un texte à « Krisis », et l'on ignore qu'il m'est arrivé récemment de refuser un article de commande sur lequel, bien que j'eusse pu réaliser de la « synthèse », je n'avais foncièrement rien à dire.

Ah ! cette machine ! ce jeu ! cette parure ! Le peu d'inspiration de ces gens ! comme ils déçoivent généralement à exprimer des idées nouvelles ! Et cependant comme on sent leur pose, leur dissimulation, comme on perçoit en loin que nombre d'entre eux redoutent d'être surpris en flagrant délit d'imposture ! La vérité sensible, généalogique, de leur profession, est que leur réputation tient à savoir faire tourner une faible quantité de réflexions en une grande profusion de textes : ils étendent, allongent, délaient, arithmétiques et taxonomiques à défaut d'idées, ils ont la cautèle opportuniste et banale plutôt que perfide ou dissimulatrice d'atermoyer quand ils sont sûrs d'une chose et qu'ils savent que là-dessus on les approuvera, et de se hâter d'affirmer quand une complexité mérite circonspection et qu'il importe surtout de l'emporter par surprise. Depuis des ans, ils ne disposent que de quelques sujets où ils s'estiment supérieurs parce qu'ils en parlent avec collections d'ouvrages et vocabulaire spécifique qui leur servent à masquer la fausseté de leurs jugements et la faiblesse de leurs raisons. Le siècle des Boomers, routinier et protocolaire, borné et cooptatif, attentif à des places et à des déférences – on finira par s'en rendre compte – à très peu près n'a intellectuellement rien produit, cent ans gâchés à appliquer avec rigidité des corpus et manuels et à pavaner des théories sans réalité ni le moindre avantage. Je ne croyais pas les retrouver : ils y sont encore... pas méchants pourtant – j'ai de la tendresse pour leur inexplicable panique, et mes parents en sont – sans doute redoutent-ils l'effroi de la révélation de leur inconsistance, de leur pavane, de leur absence de postérité. Je sais déjà qu'ils s'inquiètent particulièrement d'être circonscrits en leur domaine, mes saillies certainement les scandaliseront comme inconvenantes à leur docte noblesse (s'ils les lisent) et surtout aux « bons usages », on sait comme ils procèdent en colloques et en séminaires, leur règle explicite, surtout, de ne jamais se contredire pour ne pas révéler publiquement leur failles entre spécialistes, et ne comprenant pas cette diatribe, disposés volontairement à monopoliser la (cir)conférence qu'ils occupent en spécialité jusqu'à exclusion des prétendants « irrespectueux » et de tous ceux qu'ils n'auraient pas expressément adoubés et introduits. Je leur demande pardon de ma virulence, de ma chaleur, de ma couleur, de mon style : c'est pour les réveiller de leurs habitudes turpides, de leurs exposés normés en tant de parties, de leurs dispositions à inciter incessamment à la lecture d'autrui, et aussi parce que j'ai été bien déçu – réellement et tellement ! – de m'apercevoir que ce n'était pas encore sur ce genre qu'il fallait compter pour espérer dire enfin quelque petite chose réelle et neuve sur la société où l'on vit, pour en remarquer des phénomènes sur lesquels le regard de ces docteurs ne s'est jamais posé, pour proposer quelque « philosophie quantique » – je parle à l'imitation des révolutions de véritables sciences qui ne sont point advenues dans le domaine de la philosophie et qu'ils n'y ont jamais tolérées. Avec tel équipage, je le crains, je le sais, on n'y parviendra point : il faut une puissante réforme des esprits dont on ne saurait venir à bout avec pour tout soutien, comme ici, que des esprits de réforme.

Ci-après, brèves critiques de chacun des articles présents dans ce numéro. Je me tiens à disposition (cartel compris) :

Eichenlaub explique que le territoire et la culture (humaine) s'influencent mutuellement, et son article se borne à y trouver des exemples documentés : c'est insister longtemps sur ce qui ne fait à peu près aucun doute pour personne. Le plus instructif, je trouve, se situe au premier paragraphe de la page 10 : oui, mais c'est le résumé d'un travail intéressant de Zajec.

Travers, que j'ai abandonné à sa quatrième page, tient à ce que la Contemporanéité se comprenne comme une inversion des notions ou acceptions d'« immobilier » et de « mobilier », et il y tient tellement qu'il l'établit par principe en exergue avant de le décliner, ce qui n'est pas scientifique : il devrait plutôt le démontrer. Ce qui sert à l'étayer repose sur des définitions qui ne sont pas convaincantes (la nature immobilière d'un bien, il me semble, ne se définit pas pour l'essentiel par le fait qu'il n'est pas « déplaçable » : elle est plutôt établie, si ma mémoire est bonne, sur la norme juridique constituée à partir des modalités de la succession. C'est au sens de la « transmission » qu'il faut entendre la mobilité, au risque d'un contresens analogue à celui qu'on peut faire sur les termes de « liquidité » ou de « volatilité »), et auxquelles il associe avec opportunité des valeurs tout à fait contestables, pages 22 et 23 : chaque phrase y est renversable, et comme il faut y consentir pour admettre la suite, il ne me reste plus dès lors qu'à « quitter la partie ».

J'ai interrompu ma lecture de Juan encore plus tôt : ses idées sur l'agriculture comme fondement des sociétés humaines et comme attention primordiale accordée aux saisons sont des lapalissades ou des consensus présumés, à la fois sans preuves et superficiellement logiques ; c'est du « bon sens » qui s'objecte facilement ou qui doit s'établir avec moins de péremptoire rapidité.

Antoni réserve son article à la définition minutieuse et documentée du territoire comme habitat : je crois qu'en termes assez savants il n'enseigne rien de fondamental – pas à moi, en tous cas. Vers la fin ainsi qu'en conclusion, il avance des positions plus originales sur le rapport de la terre à l'homme, mais il le fait avec tant de balourdise que ce n'est au juste ni controuvé ni convaincant, que ça n'est tout simplement pas un travail de réflexion véritable.

L'Épée rend une excellente étude de synthèse sur l'urbanisme : c'est, si l'on a l'occasion d'un repas mondain sur le sujet, ce qu'il faut réviser en premier, avec références et citations. Il ne s'y trouve malheureusement pas de contenu plus personnel qu'un compendium auquel il faut retirer les citations proprement littéraires parce que l'auteur ne semble pas s'être aperçu que la plupart des fictions du XIXe siècle accordent une place importante aux lieux et aux sensations, de sorte qu'environ un roman de cette époque sur trois, je pense, pourrait servir d'illustration à cette idée répandue, Poe et Lovecraft inclus.

Lhomme est d'assez loin le contributeur le plus honnêtement érudit de la revue, je veux dire que sa liste de références est impressionnante et qu'il semble les avoir effectivement lues en entier. Son style plus audacieux se caractérise, par moments, d'envolées littéraires lyriques, énumératives ou métaphoriques : abondant, jaillissant, luxuriant, il bénéficie d'une plume, d'un enthousiasme d'écrivain, même si ses occurrences de « nous » (qui sont d'un ridicule outré dans des tournures comme : « À notre avis »), sont lâches, impatientantes et signalent une concession à d'inutiles conventions. La multiplicité de ses notes de bas de page, leur longueur surtout, est un inconvénient de fluidité pour la lecture, obligeant à des retours continuels qui interrompent, et marque une conscience qui peine à sacrifier ; cependant celle de la page 66, où il mentionne les acceptions du terme « Territoire », est d'une densité synthétique exemplaire qui vaut bien la totalité de certains articles. Ce travail devient vertigineux d'excellence suggestive, selon moi, à la page 71, où Lhomme nous plonge, plutôt par imprégnation que par explication, dans la vision appréhensive d'un monde où l'individu est privé d'espace personnel, où il se change en flux, incommodé et altéré par l'usage déshumanisé qu'une société de « capitalisme » fait de lui impunément. Mais l'inconvénient majeur, essentiel, de cet article et probablement de l'auteur lui-même, réside à mon avis en un double problème que rencontrent toujours les amateurs de Barthes, Bonnefoy, Deleuze, Heidegger, Ricoeur... Le premier c'est qu'il manque de direction, ce que manifestent les digressions incessantes, au point que si ce travail décrit bien des éléments de contemporanéité, il organise péniblement une progression : l'intelligence (mais la mienne est peut-être insuffisante) s'y égare. Le second c'est qu'il manque d'esprit pratique, c'est-à-dire qu'où il voudrait proposer des solutions, il se contente de mentionner de l'idéal mystique, abstrait, conceptuel : il rêvasse après le constat. C'est le défaut de ceux qui, dotés de facultés sommatives énormes, voient les faits avec objectivité mais les êtres avec surestime. Lhomme admet par exemple que le « mal » contre l'être se situe dans la « marchandise », ainsi sa critique est-elle politisée à « gauche » (ceci n'est pas un problème), seulement, il ne considère pas que l'être contemporain aspire presque sans exception à la marchandise, et suppose une opposition, traditionnelle et stérile, qui n'existe pas en réalité. Ce défaut de hauteur et de pragmatisme est patent dans sa conclusion qui abonde de perspectives mièvres et d'incitations de vœux pieux – clausule d'un sentimentalisme hors de propos, avec l'idée d'immensité positive, comme si tout ce qui nuit à l'individu ne relève pas de l'immensité déshumanisante – et qu'un lecteur a reçues maintes fois dans sa vie sans en moindrement tenir compte, ce dont un philosophe devrait finir par s'apercevoir : « inciter » ne réalise jamais. Qu'on songe uniquement à cela, si l'on en doute : quelle alternative « concrète » propose Lhomme à l'écrasement de l'être au cœur de l'anonymat collectif ? « Repenser tous ensemble une spatialité qui serait un Sur-lieu » ! C'est typiquement à ce type de pédanterie déconcertante et d'inconsistance flagrante qu'on reconnaît, entre autres choses, un amateur de Barthes, Bonnefoy, etc.

Maulin livre un de ces articles où l'on n'apprend rien de façon fort documentée. J'ignore assez, au-delà de la description historique du territoire urbain, où se situe sa thèse et même s'il en dispose hormis l'idée selon laquelle la métropole est, quoi qu'il en soit, un mal. Il a lui aussi le défaut d'user de quantité de citations comme d'autorités inattaquables, ainsi qu'il se pratique en médecine où l'on considère la qualité d'une étude non selon sa pertinence objective mais en fonction du nombre de ses reprises dans la littérature spécialisée. Problème récurrent des notes de bas de page, d'ailleurs : la façon, après une synthèse personnelle, de faire référence à un livre entier sans indiquer la page où se trouve l'information, un peu comme si j'écrivais, là : « Il fait beau » en y apposant un numéro et en renvoyant à tout un livre. Aussi, c'est un article de style neutre, encombré de tournures, neutralité qui confine à la machine, utile à masquer, chaque fois que l'auteur s'exprime en son nom, que, comme en page 82, il multiplie surtout des assertions douteuses et qui ne sauraient résister à l'examen méthodique.

En « document », la revue publie un poème d'Hölderlin, dont je notai autrefois le nom sur ma liste de lectures pour son Hyperion vanté ici et là : or, la mièvrerie lyrique de cet extrait qui s'abandonne au thème déjà rebattu du poète et de la nature, est cause que je ne l'ai pas lu en entier malgré sa brièveté, que j'ai rayé son auteur de ma liste, et que je m'interroge encore, tant il existe de textes de toutes époques traitant de l'émoi que suscite la Terre, du choix de son placement ici.

Cumin nous parle de Carl Schmitt, une sorte de géopoliticien. Après cinq pages, n'ayant toujours pas trouvé l'intérêt de cette invocation savante pour traduire quelque chose de neuf ou d'éloquent relativement à la notion de territoires, j'ai préféré arrêter : je ne me suis pas engagé, après tout, à lire un recueil d'articles qui ne feraient que mentionner comme d'anciens juristes ont conçu, peut-être à tort, l'idée d'administration d'un État à telle époque.

Aymé propose une idée intéressante dans un style d'amateur : c'est d'investir la notion de territoire en rapport avec le sentiment qu'une personne tire de la proximité physique d'autrui, science de la « distance correcte » ou « proxémie ». C'est assez original, c'est insuffisamment élaboré. Il n'y a qu'à la fin que j'ai pu relever deux pensées qui mériteraient un développement : d'abord que les peuples considèrent avec de sensibles différences culturelles l'impression d'une invasion de l'espace personnel, ensuite que l'architecture nécessiterait d'être repensée selon les codes tacites de ces sensations, en sorte que presque tout ce qui figure dans cet article, je l'aurais placé en introduction tant c'est évident et ne soulève nulle contestation, de façon à alimenter la revue de réflexions sur ces deux points les plus édifiants et susceptibles de conceptions inédites.

L'article de Collin est engagé : l'auteur signifie que l'État, en multipliant les échelons administratifs, dépossède le citoyen de son rapport aux institutions, et suggère un système direct et simplifié où chacun retrouverait une capacité réelle de décision, un sentiment d'action et une action véritable sur la nation redevenue pleinement démocratique. Malgré un riche ensemble d'exemples de découpages et regroupements, j'admets difficilement que ces fragmentations du territoire sont réalisées, comme prétend l'auteur, dans l'objectif d'une dépossession populaire : il y a trop de partialité dans cette interprétation. On ne concède pas facilement que lorsque l'État sollicite des associations ou des comités « citoyens », ce soit pour empêcher un corps électoral de réaliser sa vocation, car ces groupes ne remplacent nullement des élections que l'État aurait fait disparaître ; et d'ailleurs, à défaut de ces intermédiaires, on reprocherait aux institutions de ne pas assez consulter les Français, et donc encore une fois de manquer d'esprit démocratique. On distingue toujours, dans la forme de mentalité propre à Collin, une propension à admettre d'emblée que les gouvernements actuels sont d'une corruption et d'une finesse telles que leur machiavélisme les incite à de subtiles et progressives machinations ; or, on ne reconnaît jamais des intelligences parmi ceux qui nous gouvernent, ils sont tout d'impulsion et de fébrilité, plutôt transparents qu'aptes à de discrets et vastes complots – d'aucuns ont déjà eu du mal à dissimuler leur pénis au grand public – tous mentant mal. Un style vigoureux pourtant, un certain transport, une chaleur d'orateur, même si souvent ces emportements caractérisent une obtusion d'esprit. Un haut de page 126 excellent de formules dures et vraies.

Brighelli poursuit sur son inarrêtable lancée qu'une inertie de notoriété en cette matière – où il s'installe comme « spécialiste » à force – empêche de nuancer depuis peut-être cinquante ans : l'État a saccagé volontairement l'Éducation nationale, il l'affirme et c'est donc vrai. Il est malaisé, je trouve, de distinguer le rapport de cette rengaine avec le thème de la revue : un vague rapprochement de l'immigration des années 60 et de la baisse du niveau en Français en tient lieu. Moi qui suis assez expert du sujet, je reconnais la mauvaise foi accoutumée de ceux qui ont intérêt à faire valoir la « volonté d'un système » pour « rendre les gens dociles » plutôt que le désir global de la société contemporaine de vivre dans la facilité. Parmi les travestissements de faits et interprétations forcées, on trouve la pensée rebattue selon laquelle l'autorité politisée a assujetti la langue française au plus inepte pour relever artificiellement le niveau des élèves. Or, Brighelli n'entend pas ni n'entendra jamais que ce qu'on nomme une « langue incorrecte » en France ne consiste qu'en un respect débile de l'orthographe, au point que chez nous un crétin qui s'exprime sans faute de grammaire présentera toujours l'aspect d'un lettré alors qu'il n'est généralement qu'un paltoquet et qu'un bellâtre que sa manière sociale dissimule.

Niezgoda nous enseigne que la notion de territoire délimité n'est apparue qu'à partir du XIe siècle sous l'influence de l'Église, et qu'il n'y avait pas auparavant de considérations plus « cartographiées » en France que des notions de peuples ou de lieux principaux dont dépendait par exemple comté ou duché. C'est intéressant comme préliminaire, mais trop peu constructif comme concept : l'auteur lui-même en conclusion se contente de dire qu'à défaut de profondeur « tout ce qui aide à se déprendre des évidences de notre univers habituel est bon à prendre » – sorte de proverbe qui, pour le philosophe, demeure modique. En revanche, lorsqu'il écrit : « Au cours des siècles féodaux, l'espace a pu être perçu ou désigné non pas en termes strictement spatiaux, mais davantage en termes temporels, par rapport à la distance, à la mobilité, voire au travail » (page 142), il produit une énumération uniquement allusive qui, au contraire, eût dû constituer le cœur de son article pour tâcher, même par hypothèse, d'entendre la façon intime dont la personne du Moyen Âge se représentait son « monde », ce qui aurait pu produire un bouleversement mental, presque paradigmatique, de notre vision de la mentalité médiévale.

Thull, que j'ai quitté en page 3, s'est donné pour gageure d'intéresser avec la question suivante : quels éléments historico-géo-politiques déterminent le point de fusion culturelle du territoire dénommé « Grande Région » englobant, comme on sait, la Lorraine, le Luxembourg, la Wallonie, la Sarre et la Rhénanie-Palatinat ? La préoccupation, brûlante, relative à l'ancienne Lotharingie d'il y a mille ans, m'a, je l'avoue, un peu terrifié, et je n'ai pas osé poursuivre un sujet d'ailleurs minutieusement développé sans me munir, avec précaution, d'une abondante provision de bravoure.

J'ai, en toute sincérité, de ma vie rarement vu plus cuistre que Schang : assurément est-ce un homme qui a l'habitude d'écrire, mais aussi ferait-il mieux d'avoir avant d'écrire quelque chose de personnel à communiquer. Il visite la Suisse, et il en profite pour énumérer en guide touristique vraiment pédant tout ce qu'il en sait – qui ne mérite pas forcément d'être connu. Là, je vois un défaut majeur de sélection, car il est évident que l'auteur, sur le sujet, n'avait à peu près rien à écrire qu'un travail documenté sur son lieu de villégiature, qu'il a profité du thème comme d'un devoir de vacances pour cet étalage plein de vanité, que le rédacteur en chef aurait dû s'en apercevoir, et, sans s'offusquer, le texte n'étant quand même pas un canular, le refuser avec politesse distinguée en rappelant qu'a priori « Krisis », en dépit de la liberté qu'il professe, ne se présente pas comme un catalogue anodin d'anecdotes.

Cohen livre pour moi le meilleur article de la revue : en un style efficace et personnel, en partie autobiographique, il retrace compendieusement l'histoire de la création d'Israël. Sa rétrospective ne se contente pas de recenser chronologiquement les faits mais se risque à dresser la mentalité des Juifs sionistes, selon lui opportuniste, discriminatoire et belliqueuse qui n'aurait pas cessé d'inonder en majorité ses habitants depuis les origines de la nation – quelques extraits éloquents et édifiants comme page 162. Ce travail, écrit par un Juif auquel on ne peut reprocher une partialité par exemple antisémite, constitue, pour un amateur comme moi, un apport très instructif, document témoignant de hautes capacités synthétiques, de rigoureuses facultés de sélection, et de recul pertinent à ne pas se départir de jugement, apport y compris géopolitique pour autant que les mœurs d'un peuple, son « climat » mental constitutif et encore prégnant, servent à comprendre ses orientations et stratégies en matière de décisions gouvernementales – rappel important, entre autres choses, que les sionistes méprisèrent assez l'intellectualité de la diaspora juive, les colons d'alors consistant en communistes enthousiastes à mettre en œuvre leur doctrine plutôt qu'en élite spirituelle telle qu'elle s'était construite et caractérisée partout en Europe (la distinction invite à reconsidérer Israël comme réalisation d'une « idéalité » juive, d'un mode d'existence intrinsèquement juif, d'un épanouissement de spiritualité préexistante : Israël lui constituerait plutôt un contraste voire une rupture). Le texte conclut par de sombres augures sur une nation dont l'auteur suggère que, tôt ou tard, la communauté internationale s'apercevra des illégitimité et imposture morales ainsi que des tendances et dérives autoritaires : c'est ce qui est probablement le moins sûr et le moins argumenté, mais, en l'occurrence, c'est bel et bien un effet d'ouverture dont la teneur, qui aurait nécessité un article supplémentaire, ne pouvait pas être traité dans celui-ci.

Dès qu'on ambitionne de discuter publiquement et intelligemment de quelque chose, on rencontre tôt ou tard un Soulié (ou un Rappin). Il s'agit d'une race d'universitaires particulière qui, s'estimant propre à disserter de n'importe quoi en multipliant les références alambiquées et les échos stylisés, oblitère et phagocyte la pensée (Enthoven en est), de préférence sur des abstractions dont le lecteur ne conservera rien qu'un embrouillamini savant de correspondances certainement difficile à produire mais dont la méthode unique confine à la monomanie stérile. C'est un jeu de valorisation où il s'agit d'arborer ses savoirs « d'élite » et sa faculté de pirouettes mentales de façon à attirer l'estime d'autres « savants » avec l'aloi d'une encyclopédie. Le tout est inconséquent et extrêmement érudit, les citations ne provenant que des cautions typiquement universitaires – Heidegger et Bonnefoy encore – utiles à s'introduire par degrés, au sein d'une certaine caste, dans le soi-disant spirituel et cooptatif beau monde des esprits : c'est uniquement de la science d'entregent et de vanité qui cherche à gagner une place, pavane mais à un niveau d'instruction élevé. Au terme de trois pages lues de pure ostentation, dont le paragraphe central de la 169 est un comble de pédanterie chinoise et étourdissante, on sort en gardant l'impression d'un élève qui s'est brillamment exercé à des passes intellectuelles sans que l'exercice délivre la moindre compréhension de quoi que ce soit, sans nul partage : deux tels conférenciers vous laisseraient sidéré plutôt qu'impressionné, vidé du sentiment que les mots traduisent un progrès ou même une réalité, raison pour laquelle il importe surtout, comme ils le savent bien, qu'ils ne se retrouvent pas ensemble et ne communiquent jamais entre eux, surtout publiquement. On parvient toujours tôt à la sensation qu'en attendant telle décoration verbale qui, sans doute, sert de présentation distinguée, on atteindra vite le cœur d'un propos « réel », mais le fait n'arrive jamais, de sorte qu'on finit par comprendre que la démonstration consiste, ici sur le thème du « Haut-lieu », à prouver qu'on peut beaucoup parler, pérorer presque sans fin, sans parvenir à signifier qu'un tel lieu existe en-dehors du verbiage oiseux qui s'adapte aussi bien à n'importe quel autre thème comme : constance théorique de l'infini, ou : dilatation des ports infimes de l'existence. Au même titre, Soulié par son écrit fait l'effet d'un concept d'homme plutôt que d'un individu vérifiable.

Schmitt dont la revue a choisi un extrait estimé exemplaire (auteur défunt) exprime en un style d'imagerie vague et impatientant qu'on peut traiter d'un sujet de façon authentiquement artificielle et inessentielle. Définir si l'homme est être terrestre ou marin est, on en conviendra, une de ces questions purement symboliques dont l'esprit un peu pragmatique n'a cure. Ce serait à la limite de quoi complaire à une certaine audience littéraire dont j'ai déjà parlé, si ce n'était pas si mal conçu, mièvre et trop manifestement théorique ; pour s'en apercevoir, lire la première phrase d'un paragraphe sur deux : « L'homme est un être terrestre, un terrien. » (Admettons-le, pour commencer...), puis : « Faut-il en déduire que l'existence humaine et l'être humain sont, par essence, purement terriens ? » (Pourquoi alors avoir commencé par poser le contraire ?), et enfin : « La question mérite donc d'être posée : quel est notre élément ? Sommes-nous fils de la terre ou de la mer ? » (On en est encore là.) À tel degré de progression, on aboutit à ce génie de conclusion que je recommande à tout apprenti de la dissertation parce qu'elle peut resservir partout : « Des mythes immémoriaux, les hypothèses des sciences naturelles modernes et les résultats de la recherche préhistorique autorisent les deux réponses. »

À suivre : Le mime Bathylle, Bertheroy

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