Quatre pièces romaines, William Shakespeare
Titus Andronicus est une de ces atrocités immorales qui illustrent parfaitement ce que Nietzsche entend, s'agissant de la tragédie, par l'expression « plaisir de la destruction » : tout y est rédigé dans l'unique dessein de soulever la sensibilité du spectateur, de provoquer l'horreur la plus insoutenable et le plus grand choc, au moyen d'injustices exacerbées jusqu'au comble de l'ignominie. Toute sa structure, en somme, n'est qu'un prétexte à accumuler et à exposer des scènes monstrueuses, quitte à multiplier les invraisemblances et les outrances les plus éhontées. Voici comment :
Titus revient de campagne militaire contre les Goths dont il a capturé la reine Tamora et son serviteur et amant Aaron, un Maure. À Rome, il est encensé pour sa bravoure exemplaire, nombre de ses fils étant morts au combat, on le réclame empereur à l'heure où Saturninus et Bassanius se disputent cet honneur. Titus décline l'invitation mais intronise Saturninus, alors que les fils de Tamora, enlevés avec elle, sont condamnés à mort. Dès lors, tout ira mal pour Titus, toutes les puissances étant mécontentes de lui : ses fils seront décapités ou bannis, sa fille sera violée et privée de mains et de langue, lui-même se tranchera un membre, et bien d'autres méfaits et crimes, tous ayant lieu sur scène, émailleront joyeusement la pièce en prodigieux flots de sang peut-être réjouissants, selon la tournure plus ou moins conventionnelle de votre esprit.
Mais tout ceci, il faut bien le reconnaître, littérairement n'a que peu d'intérêt : l'intrigue est une pure surenchère d'artifice, les motifs psychologiques sont réduits à des stéréotypes, on n'y croit guère et il faut n'y trouver que le plaisir un peu cruel d'un défoulement, à la manière contemporaine d'un cinéma d'épouvante à gros trucages. Peu de figures pour enjoliver même, pas de tirade ou de monologues empourprés pour y donner quelque contenance noble, point d'originalités vraiment surprenantes, un dénouement où l'on achève tout le monde parce qu'il le faut bien sans souci de détails, une sorte de précipitation constante dans la composition truffée de faux suspenses évidents. Que l'expression élevée atténue cette façon de grossièreté, c'est le moins qu'on puisse espérer d'une pièce élisabéthaine, mais cette élégance classique compense mal la vacuité de l'argument de l'œuvre et de ses enchaînements : on termine la lecture blasé de toutes ses chairs remontées à la surface et dont l'effet, sans doute, est plus manifeste de visu qu'à la lecture seule, mais on n'en retient pas grand-chose, rien en tous cas de profond, nulle éloquence par laquelle la mémoire en quête d'admiration pourrait rester impressionnée – il n'y a guère à citer dans cette pièce que des résumés de massacres. C'est une œuvre anecdotique, en somme, une sorte de réalisation populaire avec effets spéciaux, preuve que jamais une renommée ne légitime l'absoluité inconditionnelle des compliments qu'on peut adresser à quelqu'un.
Jules César est une pièce qu'il a fallu nommer ainsi au lieu de Marcus Brutus pour ce que l'effet en est évidemment plus éclatant auprès du public et plus riche de promesses peut-être, en tous cas plus à sa disposition intellectuelle – la preuve, s'il était encore besoin, que la complaisance est de tous les siècles –, mais le personnage éponyme, qui meurt dès le deuxième acte, y tient une faible place et, étonnamment, on découvre à la place de la statue hiératique du général romain un être piètre moralement et physiquement, amateur de flatteries, aux jugements hâtifs et erronés, et si vieux qu'il tombe en pâmoison quand il est ému ou entouré par beaucoup de personnes – comme si, à en croire la peinture du dramaturge élisabéthain, la tragédie de son assassinat l'avait dignifié. Sa figure blafarde et pauvrement commune justifie relativement qu'on hésite à le tuer, d'autant qu'on ne peut savoir s'il ambitionne véritablement de se faire offrir le titre de roi de Rome et s'il approche du tyran, ce qui nuirait fort à la démocratie qu'on prétend durablement y entretenir.
Brutus, en ce contexte, résume à lui seul la plupart des consciences conjuratrices qu'on trouve éparpillées dans la littérature dramatique notamment d'après Seconde Guerre mondiale, celles de Sartre ou de Camus surtout dont j'interroge alors l'originalité : c'est un homme qui n'est hostile qu'aux personnifications de pouvoir totalitaire et qui balance longtemps, tâchant de sonder les lignes mystérieuses de sa destinée, avant de former la conspiration des assassins de César. Il est mu par une variété curieusement précoce de cet esprit plébéien, citoyen et déjà lointainement prolétaire qui redoute et essaie d'anticiper les coups d'État et les despotes, sorte de volonté ferme et préoccupée quoique sans souci politicien, et cependant il ne dispose d'aucune certitude. Il sait au surcroît que César est un homme petit dont le meurtre ne sera pas difficile ; mais il se soucie du Bien, de sa postérité, toutes choses que décidera le peuple tôt ou tard dont il redoute les réactions face au bain de sang qu'il projette, craignant son retournement, voulant à ses yeux demeurer le tribun honorable et juste au mobile légitime et vertueux ; c'est pourquoi il juge primordial de faire entendre son geste, d'en expliciter et d'en partager les motifs, refusant que l'histoire en fasse un inhumain ou un traître sanguinaire : c'est donc bien une conscience que ce Brutus un peu simple et populaire. Il sait aussi qu'Octave et Antoine affidés à César ne pardonneront pas facilement un tel attentat et pourraient vouloir poursuivre les conjurés si, dans les heures qui suivent le crime, ils parvenaient à révolter le peuple et s'il n'avait pas, lui, réussi à susciter les faveurs de Rome. Et puis, objection plus terrible encore que son incertitude : il ne hait pas César qu'il croit seulement versatile et tenté mais dont il ignore les projets véritables, il éprouve même à son égard une certaine compassion amicale, seulement il pense discerner en lui des signes d'ambition qui font réagir son sens du devoir ; c'est tout.
Cette hésitation constitue à mon avis tout l'intérêt de la pièce et supplante assez bien, je crois, tout ce qu'on fit abondamment sur le même thème dans la littérature du XXe siècle. On suit le déroulement du complot jusqu'à la mort de César, puis la façon dont le peuple malléable est persuadé en faveur du mort, jusqu'à la fuite et le suicide de Brutus poursuivi et submergé par l'armée d'Antoine ; il s'y mêle au surplus force considérations éloquentes sur la naissance et le rôle de l'individu qui trouvent une place opportune dans le cadre des religions et croyances romaines, auspices et présages : on s'interroge si les véritables acteurs de l'Histoire sont des hommes ou des dieux, s'il vaut encore la peine dans un tel contexte de mûrir des plans et une volonté personnelle, si tout n'est pas déterminé par des forces inexorables qu'on doit tâcher de rallier plutôt que de contrecarrer en vain. Ce questionnement constant sur le choix individuel constitue une porte d'accès à l'intimité pathétique de Brutus s'interrogeant et se consultant sans cesse, et dont les fréquents reculs stoïques figurent une caractéristique, je crois, du théâtre classique et notamment du théâtre shakespearien. Sa sombreur étrange, le pittoresque de ses humeurs, ses introversions contrastées à possibles rebondissements, induisent le lecteur dans autant d'immersions d'âme aux couleurs de gouffre, pesantes et enivrantes, où tout est à la fois profond par le trouble insaisissable qu'il produit et léger par le dérisoire objectif qu'elles exposent relativement à tout point de vue sur l'existence : chez Shakespeare, même l'homme qui regarde au plus loin des effets de ses actes n'oublie jamais tout à fait cet artifice qu'il est en train de se regarder regarder, de sorte que ses explorations mentales ne sont pareilles qu'aux pas discrets d'un homme à la superficie de la Terre et que son trépas qui mettrait un terme à ses visions n'est pas plus conséquent que celui des insectes qui disparaissent continuellement dans l'indifférence générale. Même César, à ce que Brutus comprend, n'a été en somme qu'une occasion de succès, qu'une coïncidence chanceuse, qu'un hasard réalisé avantageusement sans beaucoup de mérite, parce que tout dans la destinée humaine ne correspond qu'à des revers de fortune plus ou moins favorables, avec ou sans l'appui des dieux qui peuvent n'être tout aussi bien que des prétextes inventés pour se croire un appui supérieur et des vertus transcendantes. Rien chez Shakespeare, je crois, n'est absolument sérieux, le spectateur assiste à un spectacle d'hommes qui se savent eux-mêmes les premiers spectateurs de leur vie, les pires atrocités ont un caractère et une saveur de provisoire et de vanité auxquels ne manque que la mort pour tout abréger, au même titre qu'un simple rideau tombant sur une scène pour le divertissement général. Et je me demande si cette conception n'est pas au fond l'unique génie du dramaturge, son principal attribut, la recette aux cent variations d'un homme qui savait aussi bien que beaucoup d'autres assembler des répliques, car Jules César ne propose guère qu'une tonalité d'incertitude inquiète mêlée d'immense absurdité de surplomb (ce qui certes en soi n'est déjà pas mal). Eh quoi ! si Brutus accepte de tuer, ce n'est même pas un suspense – on a l'habitude, il est vrai, des tragédies historiques dont on connaît la fin, mais celle-ci ne se construit pas du tout sur une tension d'où naitrait le doute ou sur une illusion de possible « uchronie » –, sa décision du meurtre n'est guère motivée dans la pièce, on y discerne d'étonnant que des nuances de réflexion au sujet du crime, que des pensées sans génie sur des manières et fort peu sur des raisons, l'assassin n'en profite pas par exemple pour dresser quelque éloge de la république, c'est presque un attentat sans idéal tel qu'il est exposé, en revanche tout s'appuie encore sur une mécanique des actes et des effets : on ne présente pas Brutus comme nourrissant fondamentalement une cause supérieure et sacrée, il n'œuvre pas explicitement pour l'amélioration du monde ou bien cette vision est éludée, mais il se préoccupe incessamment des contingences et des vicissitudes qui peuvent le précipiter dans le camp des victorieux ou des vaincus, il ne tâche qu'à augurer l'infime déclic par lequel il espère sentir la venue de son avenir, triomphe superbe ou abîme terrible. Toute sa contention d'esprit, sa monomanie et sa névrose est à chercher les indices de sa mort ou de son heur, tous les signes infinitésimaux qui confirmeront non la vérité et la justesse universelles de sa cause mais son opportunité circonstancielle ; son tort ou son droit semble n'avoir qu'un faible intérêt pour lui, à l'heure d'agir c'est avant tout un être qui craint la bascule de sa destinée, qui, sans pourtant tenir à la vie, redoute l'inflexion fatidique de sa geste, de son aura, de son honneur, et voilà pourquoi il ne s'agit toujours pour lui que d'augurer en une terreur innommable et sourde les prodromes de son accomplissement ou de sa déchéance : comment réagiront les conjurés ? comment réagiront Antoine et Octave ? et le peuple témoin ? et l'armée dans la bataille ? et les alliés dans la tourmente ? Mais à qui peut-on vraiment se fier pour, surtout, voir venir la fin ?
Ainsi, une fascination angoissée traverse toute cette pièce, et ce n'est pas tant au juste celle de la mort que celle d'un cheminement implacable vers la mort, que d'une anticipation de se savoir pour ainsi dire « décadent », je veux ici dire en route secrète vers le trépas, à son insu. C'est l'idée d'une vieillesse de la destinée, d'une oblitération de soi, d'une insensible débâcle, d'un abandon irrésistible et définitif qui consume Brutus au point que celui-ci semble même jouer régulièrement à hâter sa fin quelle qu'elle soit plutôt que de la laisser lui arriver d'ailleurs imprévisiblement. C'est ce qui justifie que le rythme élevé de la pièce pousse l'action vers un dénouement presque littéral, je veux dire au sens où il importe davantage de « défaire » le nœud cruellement tendu du suspense que de préparer consciencieusement les événements à suivre : c'est ainsi lorsque Brutus provoque délibérément son ami général Cassius, l'incitant presque à rompre avec lui de vexation et à trahir ses serments, ou quand il décide l'assaut de son armée au plus tôt et avec des raisons expédiées ; on croirait voir un homme lassé d'attendre sa mort qu'il devine prochaine, voilà ! ses délibérations sont toujours raccourcies sans souci de stratégie pour procéder à la libération des forces qui « compriment » : n'importe où va la flèche, il faut que la corde se repose, il faut faire, n'importe si ce faire poussera à la défaite et au gâchis, ce que résume parfaitement l'extrait suivant dont la brièveté en fait un aphorisme apparemment impromptu et faussement anecdotique :
« Brutus : Destins ! nous connaîtrons votre bon plaisir. Nous savons que nous mourrons ; ce n'est que l'époque et le nombre des jours qui tiennent les hommes en suspens.
Cassius : Aussi, celui qui soustrait vingt ans à la vie, soustrait autant d'années à la crainte de la mort.
Brutus : Reconnaissez cela et la mort est un bienfait. Ainsi nous sommes les amis de César, nous qui avons abrégé son temp de craindre la mort. »
Et en effet : comme Brutus semble vouloir accélérer le temps, sans précaution ni préparation, aux antipodes de ceux qui triomphent de lui et qui marquent la postérité ! Peu diplomate ni rusé, franchement inadaptable comme un héros romantique, plutôt que de trembler au suspense de sa fin et que d'y surseoir au moyen d'habiles combinaisons, il va provocant au-devant de la mort et, sans pour autant devenir maître de sa destinée, dilapide en frénésie l'intelligente patience qu'il lui faudrait déployer pour réussir dans ses entreprises – il y a en cela une façon de suicide en lui qui interpelle, c'est en tous cas de toute évidence un mauvais allié, un caractère lunatique en décisions quoique fiable en paroles, un désespéré, quelqu'un dont on ne voudrait pas dans son camp si l'on ambitionnait de gagner plus que par chance et par coups évidents. C'est lui en fin de compte qui, par son manque de finesse et sa confiance brute, fait échouer tous ses amis, il a la passion inaltérée mais ne détient aucun des mystères subtils permettant d'avoir sur le monde une influence déterminante, il est emporté comme une bûche épaisse par un courant froid et sinueux capable de le circonvenir, il sombre dans l'oubli des mérites et des récompenses ainsi qu'un donneur de leçons sans réflexion des moyens de sa cause.
Et je me demande, après cela, si Shakespeare n'est pas un de ces auteurs d'une seule idée retournée, resucée, recyclée en des variations de situations comme autant de prétextes plus ou moins centripètes, reposant sur la précarité de l'existence, conception selon laquelle tout homme même d'importance est un spectacle dont la fin est par trop « impatientante », tant je ne me souviens pas en général dans ces pièces – hormis cette couleur qui, logiquement après ce que j'ai montré, tend à mélanger les registres –, d'une originalité de composition, tant j'ai même souvent oublié, sitôt après les avoir lues, Hamlet, Macbeth ou Le Songe d'une nuit d'été qui passent pourtant pour ses œuvres les plus caractérisées mais auxquelles je préfère d'assez loin Beaucoup de bruit pour rien, Othello ou le Roi Lear dont il me reste au moins à l'esprit longtemps après une intrigue. On trouve parfois ne serait-ce que des astuces de construction dans Roméo et Juliette tandis que Richard III n'en laisse pas le souvenir... mais je m'aventure en conjectures peut-être regrettables et préfère ne pas affirmer davantage, car il faisait des ans que je n'avais pas lu Shakespeare (Post-scriptum : événement justement étrange et peut-être caractéristique, dans ma bibliothèque j'ai trouvé La Tempête dont l'édition est de 2018 : j'ai donc acheté récemment cette pièce et l'ai rangée comme si je l'avais lue, pourtant je suis incapable de me souvenir de son sujet – c'est peut-être une erreur, quoiqu'improbable, il faut donc que je la relise... et possiblement que je l'oublie de nouveau !). Voyons si ce Antoine et Cléopâtre confirme mon soupçon, et notamment si le thème attendu de l'amour trouvera ici un traitement inédit, sinon différent, qui justifierait la relation théâtrale de ces êtres historiques – mon hypothèse à cette heure étant que c'est encore la relativité de la vie et de sa valeur qui fera de ces amants (ou de l'un des deux) des créatures dérisoires et languides, fatalistes aux forces qui les submergent et plutôt promptes, par lâcheté de fabriquer des machines et d'attendre glisser lentement la mort vers eux, à précipiter leur trépas.
C'est plus que je n'avais prédit, mais c'est dans le même sens : il y a jusque du ridicule dans Antoine et Cléopâtre, et combien d'ampoule !
On y découvre un couple assez bassement moderne – étonnamment ignoble même et sans grandeur – où Cléopâtre incarne une mégère versatile absolument insupportable et où Antoine retient ses lamentations et ses cris à l'abord de cette beauté exaspérante à laquelle il est attaché d'idiotie, et qui a tout de la mauvaise foi acariâtre ! C'est surprenant de déchéance, la façon dont Shakespeare est parvenu à retirer de cette femme tout caractère d'envoûtement et de séduction légendaires ainsi que la manière dont le brillant général romain est avili de bonasserie insensée ; ça n'a pas du tout la saveur de la vraisemblance ; on croirait voir le couple voisin qui se dispute encore dans la rue pour une broutille ; beaucoup de babil criard et faux ; il n'est pas, je crois, de toute la pièce, une scène d'affection où les amants semblent exprimer sincèrement leur tendresse. Mais il faut encore admettre une chose qu'on m'attribuera comme un hardi sacrilège, c'est que Shakespeare n'a à peu près jamais su parler d'amour, si l'on excepte peut-être Beaucoup de bruit pour rien où une cruauté mutuelle et verbale tient lieu d'aiguillon au sentiment : mais son Roméo et Juliette est une accumulation de figures imposées, de l'exclusive rhétorique, flatteuse mais mensongère, où les amants prennent surtout plaisir à se voir aimer, aimant l'amour, dans une pose où leur égard va manifestement davantage à eux-mêmes et à leur transport qui les théâtralement exalte et valorise ! C'est même sans parler d'amour dégagé des préjugés, de cet amour raisonné opposé au romantisme que nul théâtre n'a probablement jamais exposé : même en platitude d'amour ordinaire, en convention d'amour, Shakespeare débite sa leçon en métaphores variées soigneusement apprises et laborieusement composées, mais on n'y croit pas, ni lui à ce que j'affirme : il s'affiche seulement sous le jour qu'il doit avantageusement paraître et « pose beau », en grand poète littérateur et élevé fait pour plaire.
Ce style, justement, précieux et insincère mais censé émailler ses pièces et qu'on nomme « euphuisme », est encore une concession au bon goût de l'époque, c'est-à-dire en art ce qu'on appelle plus simplement une compromission. Ces enchaînements sont le contraire d'un naturel, d'une spontanéité, d'un à-propos, ils contorsionnent la pensée avec lourdeur et obligent le cerveau humain à des efforts extraterrestres pour entendre de quoi il s'agit et le rapport avec le sujet et l'action, à peu près au même titre que si je parlais de la sœur du père de l'oncle de votre beau-frère. Cette difficulté, je l'avoue, m'a parfois oppressé comme si j'étais insuffisant à l'assimiler, et je ne nie pas absolument que ce soit ma faute pour autant que vous-même vous compreniez sans mal des répliques comme celles-ci, tombées là de façon impromptue c'est-à-dire au milieu de paroles claires et sans particulière volonté d'insistance : « Si nos yeux avaient cette autorité, ils pourraient saisir ici deux bandits qui s'embrassent. » ; ou, s'agissant d'Octavie que vient d'épouser Antoine par alliance : « Avril est dans ses yeux ; c'est le printemps de l'amour, et voici les averses qui l'inaugurent. [...] Sa langue ne veut pas obéir à son cœur, et son cœur ne peut pas animer sa langue. C'est le duvet du cygne qui flotte sur la vague au plus fort de la marée et n'incline d'aucun côté. » ; ou encore, ce bref échange, après le suicide d'Antoine :
« Cléopâtre : Crois-tu qu'il puisse y avoir, ou qu'il y ait jamais eu un homme comme celui dont j'ai rêvé ?
Dolabella : Non, gracieuse madame.
Cléopâtre : Vous en avez menti, à la face des Dieux ! Mais, qu'il ait existé, ou qu'il doive exister jamais, un être pareil dépasse les proportions du rêve. La nature est bien souvent impuissante à rivaliser avec les créations merveilleuses de la pensée ; mais, en concevant un Antoine, la nature l'emporterait sur la pensée et condamnerait au néant toutes les fictions.
Dolabella : Écoutez-moi, madame, votre perte est aussi grande que vous-même, et votre douleur répond à son immensité. Puissé-je ne jamais obtenir un succès désiré, s'il n'est pas vrai que votre affliction rebondit, par contrecoup, jusqu'au fond de mon cœur. »
Pour moi, ces complications soudaines, ces tournures alambiquées, ces chinoiseries inefficaces parce qu'on ne peut les entendre tout à fait sur le moment, incapables de parler efficacement à l'esprit, m'impatientent et m'importunent, au point que je me demande aussitôt s'il s'agit d'un problème de traduction tant elles déparent de la façon honnête et simple des répliques où elles surgissent : cela se passe presque du regard comme on apprend à le faire dans certaines facultés où on ne prétend aller qu'à l'essentiel et lire une pièce entière en douze minutes. Y avait-il donc à l'époque un public qui les espérait avec bonheur, comme des monomaniaques de l'abscons, ou suis-je décadent du subtil, ayant l'esprit trop grossier de mon siècle ? Sincèrement je l'ignore et je ne me fais pas du tout une si haute opinion de moi-même que je me croie apte à tout saisir en littérature ; mais enfin, je note objectivement un contraste, et je m'interroge sur son utilité et sur son universalité – c'est à mon sens inopportun, comme un excès cognitif où la métaphore n'apporte qu'une grimace, l'impression soudaine d'une pesanteur, et éventuellement le début d'une migraine.
Quant à l'intrigue, elle est simple et sans doute connue : Antoine, quoique marié à une Romaine, se passionne de Cléopâtre qui le détourne de ses devoirs politiques et militaires avec une jalousie venimeuse : il oublie son rang et batifole inconséquent à des festins plus ou moins orgiaques, aimant son Égyptienne au point de ne pas cesser d'exprimer qu'il craint ses réactions vexatoires et combien elle l'insupporte. Mais les deux autres du triumvirat romain, Octave et Lépide, s'inquiètent de cette sorte de désertion et réclament des gages de la fidélité d'Antoine : il y a des guerres à mener, hélas ! et leur confrère ne fait rien ! Alors, las d'attendre une réaction et contrariés par certains effets désastreux de leur empereur d'Orient, ils vont se retourner contre lui, et c'en sera bientôt fait du lymphatique Antoine longtemps diverti par sa gipsy revêche et trop belle : entre sursauts martiaux d'héroïsmes et pleurnicheries de pleutre mal abouché, on lui trouvera naturellement toutes les poses obligées de la tragédie, avec déclarations de bravoure, échecs quasiment auto-provoqués et suicide hiératique (mais un peu raté). Il est même difficile d'entendre s'il y a unité de ton dans cette pièce, tant la plupart semble drôle par accident quand le reste ne paraît digne que par stéréotypes. Hormis une brillante scène de réconciliation entre Antoine et Octave (qui fait un puissant pendant antithétique avec la scène de provocation féroce entre Brutus et Cassius), rien n'est vraiment mémorable et uni, on assiste à une tragédie qui se regarde et se donne des airs grandiloquents de noblesse de balcon, à aucun moment je n'ai pu éprouver de sympathie ni pour Cléopâtre – et je certifie qu'elle est dépeinte telle que c'en serait difficile – ni pour Antoine qui est un jouet immature dont on aurait plutôt pitié si tout n'était pas de sa faute : les revers de fortune qu'il subit n'émeuvent guère car ils sont justes et mérités au même titre qu'une série de claques à un enfant par trop nonchalant. Peut-être qu'après tout Shakespeare n'est pas bon pour les pièces historiques : en l'occurrence, je n'y ai fait qu'approfondir un peu mon Antiquité romaine, noms des principaux généraux, épisodes graduels de la décomposition du seconde triumvirat, bataille d'Actium, etc. mais le dramaturge n'a pas pensé au-delà des faits comme il l'aurait dû, c'est ici une œuvre presque sans autre idée cohésive qu'une succession, l'histoire est à peine un prétexte à l'exposition d'une supérieure pensée qu'on cherche encore, et je mesure la composition d'une telle pièce, et j'en entrevois la dimension purement pratique, sans génie, à dessein à peu près exclusif de relater le cheminement d'un point A – Antoine établi en Orient et heureux – à un point E – les suicides d'Antoine et de Cléopâtre défaits par le nouveau César : entre les deux, trois actes comme autant de morceaux nécessaires à réaliser cet itinéraire, ligaturés pour expliquer cette conséquence et opérer des transitions, mais les tissus tout carrés ne sont pas brodés avec plus de souci que le dégradé académique et logique, c'est de la passementerie dans les règles de l'art et non sans joliesse mais dont on ignore l'esprit et le but, une sorte d'exercice et de recopiage de divers travaux de couture bien faits mais sans beaucoup de personnalité, en somme un travail davantage d'artisan que d'artiste. Coriolan est certainement moins connoté historiquement, et j'attends donc du choix original de cet épisode un traitement où se distingue une sélection, c'est-à-dire une raison propre, une individualité.
Eh bien ! Coriolan est magnifique et rattrape les trois assez banales pièces qui précèdent dans mon édition ! C'est d'une fougue impressionnante, sans faux style, sans épate, sans figures superfétatoires, exaltant, inspirant, glorieux ! Et ce qui prouve de toute évidence que les éditeurs sont des cuistres, c'est qu'il est impossible d'obtenir cette pièce seule pour un prix raisonnable ! aucun ne l'a distinguée parmi les autres ! Il n'y a plus de critiques, décidément, et plus d'avis fondés sur la littérature !
Caïus Marcius, protagoniste, est un Romain de conquête, impressionnant de résolution guerrière, un être d'audace et de superbe, l'incarnation altière d'un individu sain, ferme et sans compromis. Il hait naturellement la plèbe lâche et puéril, retournable à l'envi, injuste et pétrifiée de plaintes ineptes, et, incapable de prononcer tout autant que d'entendre une flatterie, sa verve se libère à l'encontre du peuple, il le conspue dès qu'il peut, à la moindre occasion fait retomber sur lui les vérités comme des injures et d'une bonne hauteur. Les tribuns l'exècrent pour cela, lui inventant, moins qu'un orgueil, une ambition ; mais calomnie pure car Marcius n'a pas d'autre projet de que vaincre une nouvelle fois Aufidius et ses Volsques qui figurent une menace pour Rome : c'est un géant qui dédaigne les palabres et va toujours au fait, ayant constamment l'idée d'une bataille prête et le corps dispos pour cet usage. Alors, méprisant la foule, il va à l'ennemi jusque dans sa cité de Corioles où, les portes s'étant refermées après lui, il établit un bon massacre contre un morceau de ville entière avant d'être secondé par l'armée, recevant d'un général ce surnom de Coriolan. Cette indiscutable gloire, éclatante et l'élevant à la statue vivante, à une légende personnifiée de vitalité furieuse et propice, à quelque Hector invincible, secourable et divin, doit logiquement le faire désigner consul à Rome, ce qui pour l'indifférer comme titre lui paraît légitime comme récompense au vu de son mérite ; les patriciens le convainquent de s'y résoudre, pour leur honneur et pour le sien, mais la tradition commande auparavant de demander comme une faveur cette dignité auprès des citoyens : là commence la lutte d'influence opiniâtre avec les tribuns qui ne peuvent entendre et accepter qu'une telle ferveur pour son pays puisse s'accorder avec un tel dégoût pour la plèbe.
Tout le stupéfiant de cette pièce tient dans la peinture des impétuosités du très sincère et truculent Coriolan qui ne saurait jamais adhérer aux policeries – douceurs, serments, marques d'affections, féminités d'attitude – dont est dallé le chemin de la languide et biaiseuse politique. Cette intransigeante force de décision personnelle, qui froisse toute volonté contraire, toute robe et toute exigence de diplomatie, domine la vie de Coriolan comme le seigneur de ses décisions propres, n'admettant nulle hiérarchie, ne se laissant jamais rien imposer, se gorgeant de justice et de valeur, chaud dans sa parole comme qui ne redoute aucun ennemi, puissant dans son corps comme qui a toujours tenu ses muscles prêts à sa défense et à la guerre. Coriolan est une figure du surhomme incompris par les foules moutonnières et sensibles essentiellement à des symboles oratoires, refusant tout abaissement et toute persuasion, dont les paroles écrasent comme des décrets incontestables, et dont la bravoure dénie aux traditions, aux simulacres et aux émotions le droit de priorité sur son essence d'homme. Il est au milieu de tous un atome flamboyant et admirable, phagocytant chacun de son panache et de sa raison impérieuse, surpassant d'ardeur et imposant partout une crainte de misère, établissant son aura supérieure sur le seul fondement de ses actes qui confirment ses dires, inexorable, intarissable, n'ayant de repère que sa valeur et son intégrité, suprême exemple de propreté et d'excellence soutenu par la vaillance et la discipline – un homme parfait vivant parmi des spectres étiques et sans consistance. Et il se nuit logiquement d'être en leur sein aussi grand, on ne tolère pas qu'ayant si manifestement raison sur tout il puisse dénigrer le peuple et le citoyen : il a pour faute sa précocité, sa prématurité, c'est-à-dire son existence intempestive, né dans une époque de soumissions et de bassesses qui constituent l'illusion d'une morale universelle. Une superbe santé ne sait exister en même temps que la décadence si elle la décrie, et elle ne saurait être au monde sans décrier la décadence : elle doit se taire pour vivre mais elle ne vit que tant qu'elle se targue de vérité, par conséquent il faut que la décadence incapable de se reconnaître et de s'entendre harceler de reproches par elle, la tue. C'est ce qui doit advenir de Coriolan, surmonté par le vice et par le nombre. Un homme véritable ne peut vivre seul au milieu de la vermine : il lui faut des alliés auxquels se fédérer non par besoin de protection mais bien plus franchement parce qu'ils lui ressemblent.
La construction de cette pièce est rigoureuse, sans répétitions ni atermoiements et avec une ferme unité d'action par acte : presque tout le premier est notablement la progression d'une bataille en cours, audace difficile à tenir sans produire tôt ou tard quelque impression verbeuse où la violence des coups ressortirait moins que leur récit oiseux, et il constitue une indéniable réussite qui, par ses astucieux renversements de perspective, parvient à rendre le sentiment d'une facilité, d'un naturel, dans la représentation sur scène de décisions et de combats épiques – on quitte cet acte avec éblouissement et saisissement, leurrés par l'apparente évidence artiste du travail plutôt subtilement inséré qu'exposé avec ostentation (au contraire par exemple de ces démonstrations mondaines de préciosité élisabéthaine dont j'ai déjà parlé). Les répliques vont au but, relevées de formes cohérentes et parées de figures spontanées et crédibles qui visent à leurs effets propres plutôt qu'à quelque affectation de poète sensible ; nombre de personnages sont pittoresques et intéressants comme le fringant Ménénius ou la sage et pénétrante Volumnie, psychologiquement tenus, riches et éloquents (j'ai remarqué généralement comme le théâtre, et particulièrement la tragédie, contient peu de seconds rôles vraiment fins), et je n'ai pas pu lire quatre pages de suite sans indiquer un passage au crayon ainsi que j'en ai l'habitude pour marquer une tournure originale ou une couleur particulièrement vive – autant de traits saillants, sans grandiloquence et souvent d'une vérité pointue. La dimension universelle de cette pièce, où l'authenticité des pulsions humaines et vraies s'oppose aux calculs et à la mesquinerie des usages, lui confère une actualité même troublante, à notre époque qui ne sait perpétuellement approcher une élection politique sans voir ressurgir un nouveau tribun à la fois indigné en faveur des droits du peuple et si complaisant dans les éloges qu'il adresse à sa paresse et à sa bêtise. Coriolan est une réflexion au lieu d'une relation, et c'est par cet atout aussi évident qu'essentiel que la pièce prévaut sur les autres du recueil, plates et faciles en comparaison : rien que pour elle, le livre vaut d'en passer par ces concessions faites à un certain goût populaire ou d'élite, je veux dire que même si je condamne toutes les adhésions aux écoles et aux académismes qui induisent une flagornerie indigne et produisent des œuvres de pure mode, pour cette découverte de Coriolan, une petite révélation à mon goût, j'y consens tout de même, car il est encore rare que pour quatre livres que je lis j'en distingue un d'admirable et qui m'enthousiasme ainsi.
À suivre : Huit femmes, Thomas.
***
« Coriolan : Je donnerai mes raisons, qui certes valent mieux que ses suffrages. Vos plébéiens savent que cette distribution de blé n'était pas une récompense, sûrs, comme ils le sont, de n'avoir rendu aucun service qui la justifie. Réclamés pour la guerre, au moment même où l'État était atteint aux entrailles, ils n'ont pas voulu franchir les portes, et un pareil service ne méritait pas le blé gratis. Pendant la guerre, les mutineries et les révoltes par lesquelles s'est manifestée surtout leur vaillance, n'ont pas parlé en leur faveur. Les calomnies qu'ils ont souvent lancées contre le sénat, pour des motifs mort-nés, n'ont certes pas pu engendrer chez nous une libéralité si généreuse. Quelle en est donc la cause ? En quelle explication l'estomac multiple de la foule peut-il digérer la courtoisie du sénat ? Ses actes expriment assez ce que doivent être ses paroles : « Nous avons demandé cela ; nous sommes la masse la plus nombreuse, et c'est par pure frayeur qu'ils ont accédé à notre requête. » Ainsi nous ravalons la dignité de nos sièges, en autorisant la plèbe à traiter de frayeur notre sollicitude ! Un jour, grâce à cette concession, nous verrons forcer les portes du sénat, et l'essaim des corbeaux s'abattre sur les aigles.
Ménénius : Allons, assez.
Brutus : C'est assez, et c'est trop.
Coriolan : Non, vous m'entendrez encore. Que l'invocation à toutes les puissances divines et humaines soit le sceau de mes dernières paroles !... Là où le gouvernement est double, là où un parti, ayant tout droit de dédaigner l'autre parti, est insulté par lui sans raison ; là où la noblesse, le rang, l'expérience ne peuvent rien décider que par le oui et le non de l'ignorance populaire, la société voit négliger ses intérêts réels, et est livrée à l'instabilité du désordre : de cette opposition à tout propos il résulte que rien ne se fait à propos. Aussi, je vous adjure, vous qui êtes plus sages qu'alarmés, vous chez qui l'attachement aux institutions fondamentales de l'État prévaut sur la crainte d'un changement, vous qui préférez une noble existence à une longue, et ne craignez pas de secouer par un remède dangereux un malade sûr autrement de mourir, arrachez sur-le-champ la langue à la multitude, qu'elle ne puisse plus lécher le miel dont elle s'empoisonne. Votre avilissement mutile la juste raison, et prive le gouvernement de l'unité qui lui est nécessaire : il le rend impuissant à faire le bien, en le soumettant au contrôle du mal.
Brutus : Il en a dit assez.
Sicinius : Il a parlé comme un traître et subira la peine des traîtres.
Coriolan : Misérable ! que le mépris t'écrase !... Qu'a besoin le peuple de ces chauves tribuns ? Il s'appuie sur eux pour refuser obéissance à la plus haute magistrature. C'est dans une rébellion, où la nécessité, et non l'équité fit loi, qu'ils ont été élus. À une heure plus propice, déclarons nécessaire ce qui est équitable, et renversons leur pouvoir dans la poussière. » (Coriolan, pages 379-380)
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