Printemps noir, Henry Miller, 1946
Bon sang ! qu'on songe combien de bravoure, délibérée ou non, il a fallu au traducteur de Henry Miller pour oser cette audace : traduire littéralement : Black spring ! Cet homme, sans doute à moitié fou – une sorte de forcené –, s'est certainement opposé à toutes sortes de confréries et d'usages pour risquer une telle aventure et franchir un pareil tabou : faire que Black spring devienne : Printemps noir ! Il est plus que certain que ce sauvage, que cette inconscience, que cet iconoclaste, a enduré toute une vie de lutte et de privation pour mettre ainsi sa réputation en jeu – c'est ce que l'exercice consommé d'une fine psychologie nous révèle : probablement un suicidaire rendu à sa dernière œuvre et qui, à la façon du cygne mythique poussant son ultime chant, aurait pris soudain cette résolution inconsidérée. D'autant que l'ensemble du livre est d'une traduction apparemment inspirée et belle, rendant bien le caractère de l'auteur, alors...
Attendez donc ; je lis à l'instant : « Paul Rivert », nom de cet artisan énergumène. Ah ! un pseudonyme : voilà la raison ! N'importe, ne pas blâmer : c'est un homme qui, en dépit de son masque, ne manqua pas sans doute à être longtemps recherché par toute une corporation, poursuivi par nombre d'académiciens, traqué par bien des services d'espionnage : plaignons-le quand même, sa couverture n'enlève presque rien à son mérite ; une farouche clandestinité dut le contraindre à une existence de réclusion fort pénible. Louons les fermetés inébranlables et provocantes comme celles-ci, même dissimulées, et chantons à sa gloire le chant des partisans, des résistants, des maquisards ! pour que jamais ne soient oubliés les actes ô combien dignes et grandioses de ces vaillantes natures qui etc. etc.
Henry Miller est visiblement un grand jouisseur, un redoutable impertinent, un inadapté aux conventions, un extraordinaire-vivant, un risque-tout désinhibé, un misanthrope assumé, une forte-tête, un audacieux stylicien, un rêveur d'absolu, un incurable drogué de liberté et de poésie, un observateur de génie, un cœur supérieurement sensible sans le foutoir de la morale ordinaire... bref, un homme essentiellement fait pour me plaire, et pour plaire aux amateurs de littérature peu guindés ou conventionnels – voilà : aux vrais amateurs de littérature !
Printemps noir est un recueil d'impressions sur la vie, sur le monde et sur les gens. On y découvre cette énorme propension à la vérité qui caractérise les esprits les plus forts et purs, et à la nouveauté qui démontre une capacité à s'extraire d'une norme et donc à inventer son art, et à la liberté où se distinguent un ton et une parole magnifiquement décomplexés. Au surplus, une solitude terrible pèse sur cette somme, solitude d'un être qui ne se reconnaît nulle part, qui considère son environnement comme étranger à sa substance, et qui n'admet à peu près que son génie d'admirable mais sans pour autant assurer que ce génie fût nécessaire ou utile dans l'univers : Miller est un homme qui, à travers son œuvre, cherche son individualité et qui aspire à l'exposer partout, comme preuve de son existence !
Et c'est presque en cela davantage un livre pour soi (je veux dire : pour lui) que destiné à être lu par d'autres. On n'y apprend rien que la singularité intérieure d'un être d'extrême vitalité, dans un lyrisme étonnant bâti d'assemblages hétéroclites, pour qui tout est visions, symboles et surréalisme – incluant aussi par ailleurs tous les défauts de cette école du perpétuel fumeur d'opium.
En cela, les récits les plus hallucinés sont aussi, à mon goût les plus vains et épuisants ; lire des dizaines de pages sur : la visite de rues, la création d'un tableau absurde, ou la narration de rêves incroyables... Miller pousse assez loin le genre de la divagation jusqu'à l'impatience et peut-être l'écœurement du lecteur : cette introspection ne nous concerne pas, c'est tout à fait un exemple de quelque chose dont on ne peut qu'admirer l'exercice, mais difficile à « suivre », comme ces effets virtuoses de tous arts, pas compliqués cependant, pas incompréhensibles, mais où, cette fois, transparaît une identité à défaut de toute nécessité extérieure et curieuse ; autrement dit (et mieux dit sans doute !), on contemple un être évidemment artiste et qui le prouve, mais on manque d'une forme reconnaissable pour l'esprit rassis, on voudrait un récit, une description, un dialogue marquant un but, quelque chose de net, et l'on n'a la plupart du temps que des sortes de constructions mentales plus ou moins pathétiques selon l'adhésion et l'expérience personnelles. Cela pourtant « ne tombe pas des mains », cela signifie bien, mais je me suis souvent interrogé sur l'intérêt de cet essai en tant qu'ouvrage publié : car tout ce que veut transmettre Miller, c'est lui-même en se construisant, et – en se démontrant.
« La boutique du Tailleur » est néanmoins à mon sens un chef d'œuvre d'observations foisonnantes et judicieuses, mais c'est presque le seul texte qui fonde son thème sur des réalités extérieures et transposable, à savoir les vies nombreuses et palpitantes gravitant autour de la boutique du père de l'auteur. C'est un monde de commérages, de misères, de simulacres, de turpitudes significatives et de banales grandeurs que déploie Miller à travers une galerie de portraits pittoresques et un éventail de souvenirs jaunes sans pudeur ni scrupules. C'est une plongée dans un milieu et dans une mémoire, avec quelque chose comme, enfin, le début d'un partage, une émotion plus spontanée et sincère, moins de désir d'art-pour-l'art et d'épate, moins d'égoïsme et d'essai : des relations véritablement formalisées pour un apport mutuellement profitable. Miller-esprit révèle alors Henry-cœur avec art et passion, et c'est cette alchimie qu'il me tardait de trouver, loin de l'introversion sans égards et de l'absurde pour la galerie. Une tendresse fébrile inonde ces caractères vrais, un réalisme neuf mêlé de suggestions essentielles constitue ces pages pleines de couleurs fauves et sauvages, et toute la bêtise fondamentale, tout l'aveuglement inhérent aux hommes, en ressortent dépeints, communiquant une vision crue, libre, défaite des préjugés communs et des voiles superficiels.
Et c'est sans doute là que réside le plus troublant de l'écriture de Miller, du moins pour celui qui peut entendre et voir loin, pour celui qui sait lire : toutes ces vérités tournent au vertige tant les valeurs humaines sont bousculées et anéanties ; partout du désordre, des postures et des faux-semblant, nul socle où reposer l'esprit sinon – et c'est essentiel – la conviction de sa propre identité, un univers entier figé autour d'une seule certitude : l'existence d'un soi-même fait d'altérité d'où naît la plus grande vitalité sans illusion, et pas la moindre morale, pas d'acquis, pas de point d'appui hors sa propre personne ni référence rassurante, une fusion vers un avenir abject en sa dégénérescence insensée, en somme une désespérance où n'émerge que le désir de jouissance, sans ordre, sans famille, sans repère – une sorte de mépris universel envers tout ce qui feint d'être au lieu d'être pour de vrai. Déstabilisant, cela, pour un philologue : un sentiment d'abandon qui confine à une conviction presque folle... en le changement et en la mutabilité de tout ! Il faut une solitude immense pour penser en loin (et faire de cette pensée le cœur même d'un être) : « Ni les hommes, ni rien sur quoi je puis poser le regard n'éveille en moi quelque chose de rassurant – il n'y a que moi ici, que moi et rien d'autre, comme tout le monde s'éteint continuellement au rythme de mes paupières. »
J'aime de plus en plus cette pleine assomption de la relativité de tout, qui confine à la négation même de l'idée de sacrifice puisqu'il n'y a que soi qu'on puisse perdre. La conscience de l'absence de valeur fondée, chez les hommes, cette impression que tout ce qui est social et mondain repose sur des imitations et des automatismes, donnent à n'importe quelle société une dimension sordide et mesquine, bouleversante d'abord et affligeante même, et puis de plus en plus exaltante parce que la vérité vaut mieux encore que tous les mysticismes hallucinés dont on ne ressort plus ensuite que pour sa propre blessure et sa définitive compromission.
Miller vit à travers son œuvre, semble-t-il, avec l'esprit d'un enfant abandonné et trompé qu'on ne reprendra plus à des confiances superflues. Il ne redoute rien, nulle réalité, nulle vérité, c'est un chevalier téméraire qu'un bourgeois hautain estimerait négligé et dangereusement bohême : se méfier de tels êtres qui baisent vos femmes sans considération de dogmes ou de religions, de ces anarchistes qui n'entendent aucune de vos valeurs apprises par cœur, de ces transgresseurs extrêmement rationnels qui font de chaque moment de la vie ou bien un acte de bonheur suprême ou bien un geste de crachat majestueux, et qui ne savent rien respecter entre les deux, comme entre l'habit et la nudité certains ne connaissent point le sous-vêtement.
Mais en matière d'art, qui ne reçoit guère de conventions est libre d'une plus grande amplitude de manières, et le style de Miller est d'une ciselure baroque mâtinée de familiarités sincères. C'est à lire, cela, la façon dont un orfèvre ne dédaigne pas aussi de graver des bites et de représenter des orgasmes ; c'est la vie, cela, c'est toute la vie humaine : or, c'est ce tempérament voluptueux que je retiens avec le plus de jubilation, malgré les atermoiements de sujets – car il faudra bien à la fin que Henry ait trouvé quelque chose à raconter : un cri souverain de mépris universel ou un hurlement d'extase, les deux également impitoyables et indécents. Mais pitié et décence m'ont depuis longtemps lassé, et je veux, quand on parle de choses, qu'on les donne à voir ainsi telles qu'elles sont... sans plus jamais chercher à les améliorer.
P.-S. : Inutile de revenir sur cette illustration de couverture tapageuse. Il faudrait redire que les studios ne lisent pas les livres qu'ils illustrent et les éditeurs non plus, et je n'ai plus l'envie de démontrer aujourd'hui l'ostensible, à savoir qu'une merde racoleuse n'est rien qu'une merde, n'en déplaise même à l'auteur de cette merde.
À suivre : Les Vitamines du bonheur, Carver.
***
« En tant qu'être humain tourniquant au crépuscule, à l'aube, à d'étranges, à d'impossibles heures, la sensation d'être seul et unique de mon espèce me donne une telle force que, lorsque je marche dans la foule et semble n'être plus un homme, mais un simple grain de poussière, ou un crachat, je me mets à penser à moi-même comme si j'étais tout seul dans l'espace, être solitaire entouré par les plus magnifiques rues désertes qui soient, bipède humain qui déambule entre les gratte-ciel, après la fuite de tous les habitants, et je suis seul, je marche, je chante, je commande à la terre. Je n'ai pas besoin de chercher dans la poche de mon gilet pour trouver mon âme ; elle est là tout le temps, cognant contre mes côtes, à se gonfler du souffle de mes chansons. Si je venais de quitter une assemblée où l'on eût décrété que tout serait mort au moment où je déambulerais dans les rues, seul et identifié à Dieu, je saurais bien que c'est là un mensonge. [...] Lorsque chaque chose est pleinement vécue jusqu'au bout, il n'y a pas de mort ni de regrets, pas plus qu'il n'y a de faux printemps ; chaque moment vécu fait s'ouvrir un horizon plus vaste et plus large, dont la seule issue est la vie. » (pages 43-44)
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top