Nos Étoiles contraires, John Green, 2012.

Je me suis laissé entraîner : voilà !

Je réponds ainsi à tous ceux qui voudraient savoir comment j'ai pu me commettre à lire un ouvrage grand public et pour ados, ayant connu un tel succès et écrit si récemment. C'est ma femme, voilà, tout est sa faute ; elle a dit encore : « Tu ne lis jamais ce que je lis ! On dirait que tu le fais exprès pour me contrarier ! » Elle a ajouté : « Tu pourrais essayer au moins celui-ci ! On y trouve toutes sortes de références médicales et scientifiques qui pourraient t'intéresser ! » Alors, j'ai mis le livre de côté sur mon meuble spécial, le meuble « porteur-des-livres-à-venir », en gros entre un Mallarmé et un livre sur Nietzsche, et puis j'en ai fait à ma tête, j'ai attendu un peu – suis généralement si contrariant ! –, et environ deux mois plus tard, j'ai dit : « Bon, essayons un peu pour voir ! » Entretemps, mon épousée m'avait recommandé d'autres choses, et lorsque je lui annonçai ma résolution sur ce livre-ci, elle eut cette redoutable pudeur de dire, en cet ultime moment : « Oh ! mais c'est assez loin d'être ce que j'ai lu de meilleur, ces derniers temps ! »

De cette façon, elle prévenait mes critiques potentiellement acerbes : c'est qu'elle avait proposé ça comme ça, presque pour plaisanter !

N'importe : j'aurais pu changer d'avis, je ne l'ai pas fait, preuve de mon tempérament opiniâtre, de mon caractère méthodique et définitif ; ce que j'exigeai de savoir en vérité, c'est sur quelle recette un livre à succès international était conçu. On ne sait jamais, entre deux idées de roman, je pourrais en imaginer un qui me vaudrait un grand triomphe, alors si d'occasion je n'avais pas de préférence entre les deux... autant me lancer dans le scénario le plus couru !

Je lus.

(En passant : le livre a un déplorable alibi français ; il semble une chose de culture parce que son titre use partiellement d'un vers traduit de Shakespeare, prologue à Roméo et Juliette – mais en fait, The Fault in Our Stars, titre originel, paraît même en anglais d'une laideur assez notable, laideur que la traduction littérale La Faute dans nos étoiles révèle encore plutôt bien.)

Scénario : Hazel et Augustus, deux adolescents plus ou moins incurables du cancer et infiniment naïfs, se rencontrent au cours d'une séance de psychothérapie. Ils s'aiment bien sûr à peu près tout de suite, vivent tous les complexes de deux condamnés à la mort à court terme, voyageront un peu le temps de découvrir que Augustus va vraiment mourir – ce qui ne fait aucun doute dès le début –, après quoi s'ensuivront tous les atermoiements de l'agonie, de l'enterrement, et du legs (Ô souvenirs ! Par quoi te rappelleras-tu aux vivants, ô pauvre mortel ! bla bla bla). C'est émouvant comme une série B dont le seul scénariste aurait fait grève pendant presque tout le tournage. Cette débauche de guimauve attrape-fillette est tout sauf profonde et difficile à écrire ; et je crois, sans ménagement, qu'il est temps que le lecteur s'aperçoive professionnellement que ce qu'il a lu est une pauvreté.

Tout d'abord, l'amour des personnages qui construit l'essentiel de la trame narrative est un immense cliché, présentant avec une pseudo hardiesse un adolescent désireux de conquête et une demoiselle tout à fait complexée : couple improbable... et d'un vaseux ! C'était déjà ennuyeux du temps de Chrétien de Troyes, c'est devenu carrément la lapalissade la plus éculée du millénaire. Il faut environ deux minutes de réflexion pour camper les personnages dont la psychologie est limitée aux idées reçues d'un élève passablement mièvre de classe de cinquième. Cette pureté poisseuse confine vraiment à la bêtise la plus invraisemblable, probablement pour nous tirer de la nostalgie, ce sentiment presque universel de nausée imbécile : Hazel ne trouve rien de mieux à faire que de s'empêcher d'être heureuse « par crainte que sa mort n'afflige son prétendant », et ce dernier, en preux chevalier charmant, ne résiste pas à courir cette fille extraordinairement résistante à ses assauts comme s'il n'avait rien de mieux à faire que de « découvrir et percer ce cœur d'une si tendre et candide beauté » !

Evidemment, c'est un livre anglo-saxon, donc pas question qu'on sache comment des adolescents font l'amour. Dans le livre, à un moment ils trouvent certes une chambre, se mettent à peu près l'un sur l'autre, et alors « tout était merveilleux ». Et puis ils se réveillent contents comme après un bon repas ou une après-midi de Formule 1, et on passe à autre chose : ça c'est ce que j'appelle un auteur courageux !

S'il est encore un lecteur ici-bas pour mesurer la qualité d'un livre au soin minutieux de ses scènes, celui-ci doit encore passer son chemin : Hazel va au centre commercial, elle en revient deux pages plus loin, elle y retournera après un cinéma d'une demi-page, et elle aura des communications lumineuses avec sa meilleure amie qui dureront quelquefois jusqu'à – mais, jusqu'à une page et demie ! C'est si puissant de détails que quelquefois on arrive même à savoir l'heure qu'il est ! Il n'y a que de l'entrecoupé et du superficiel dans la succession des scènes : n'espérer pas une transition, l'auteur n'en a pas conçu, ce film-là n'a pas été monté ; vous verrez tout flou après l'avoir lu : vraiment, promettez-moi de lire ensuite bien autre chose, ou vous ne regarderez plus le monde autour qu'avec des yeux appauvris de lointains myopes !

Et je ne parle pas de psychologie, hein ? On a là tous les ingrédients pathétiques de la personne en fin de vie dont la vie défile devant ses yeux sur le point de n'être plus en vie. Un lecteur attentif et subtil n'y verra que des absurdités sirupeuses cousues de fils fluorescents, mais est-ce que ce lecteur-ci existe encore, dites ? La moindre dispute y est d'une telle mièvrerie qu'on croirait le livre écrit par ma fille de sept ans (plaisanterie, en fait : ma fille a passé l'âge de se faire pleurer par divertissement). Il serait bon que le public s'aperçoive enfin de ceci : s'il avait été lui-même malade du cancer, s'il avait pensé ce que pensent les personnages du récit, s'il en était resté véritablement à ce point-là d'immaturité et d'irréflexion, je crois qu'il aurait mieux valu qu'il eût mis un terme à son existence avant la fin de son traitement ; car enfin, ces gens seraient si désespérément consensuels et vides !

On a le réflexe, sans doute, d'excuser ces inepties de pensées piètres parce que ce sont apparemment des handicapés qui les forment ; on se dit : « Oui, ce sont des idées banales et faciles, mais elles sont justes sans doute parce que ceux qui les expriment ont passé par bien des souffrances... »

Eh ! oh ! C'est un livre, mes amis ! les personnages n'existent pas !

Ah ! aussi : on peut être souvent charmé par les réparties des personnages qui prennent l'habitude de faire de l'humour impromptu et parfois noir ; quelle audace (vraiment ?) : rire de la mort !

Faut-il donc rappeler au lecteur que l'art des réparties se mesure essentiellement dans l'instant où elles sont prononcées ? Vraiment, jusqu'à quel degré d'abrutissement es-tu allé, toi qui t'es figuré qu'un dialogue était improvisé ! Mais la répartie est ce qu'il y a de plus facile à fabriquer : elle donne à faire accroire à l'ingéniosité spontanée des personnages quand il a fallu à l'écrivain peut-être une demi-heure ou même bien davantage pour le rédiger – et toi tu donnes encore dans le panneau ! Essaie donc d'en écrire, tu verras comme c'est aisé ! tes personnages deviendront rapidement des orateurs d'exception !

Quant au cadre de la maladie, c'est – pardonnez-moi de le signaler, je suis si insensible, si cruel à ce qu'il paraît ! – un décor uniquement bon à susciter l'indulgence du lecteur par tout un déploiement de ressorts pathétiques et assez indignes autant qu'invraisemblables à peu près. Il faut, dans ce genre de livre, de quoi faire pitié : tous les succès contemporains, semble-t-il, se fondent avant tout sur la commisération qu'ils inspirent selon tous les bons usages chrétiens. On y trouve de l'agonie vaine et atermoyée, les déboires les plus éclatants de la conscience en perdition, l'émotion complaisante du suicide ou de la faiblesse, le retour de l'être aimé après sa mort sous la forme d'un souvenir impérissable, sa survie même dans l'âme de ceux qui lui succèderont, en somme tous les préceptes béats d'église où l'on suppose en l'être humain une douleur infiniment respectable et majestueuse. Est-ce défaut de compassion de ma part ? Non, excès d'empathie ! Je n'imagine pas une mort aussi lamentablement convenue pour quiconque, et je voudrais que personne n'y eût jamais cru, par amitié pour tous !

En somme, c'est terne, morne, mal écrit, superficiel, faussement lumineux – un livre d'artifices avec des symboles clinquants qui semblent vivants. Vraiment, s'il faut faire de pareils livres pour devenir célèbre – Jojo Moyes par exemple n'a pas fait autre chose, et tant d'autres comme elle –, plutôt crever de froid dans une chambre humide, sur un grabat putride et souillé, de pauvreté éperdue, que de donner à voir, sans l'odeur de la pisse, sans les reniflements de la maladie, et sans les accusations féroces du moribond esseulé, la pseudo « grandeur inaltérée de l'individu humain dont la vie en lui s'essouffle généreusement ». Peuh !

...

– Mais je demande bien pardon à ma femme d'être un personnage aussi odieux !


À venir : Poésies, Mallarmé


                                                                ***


« Et c'est là qu'on s'est embrassés. J'ai lâché mon chariot pour glisser ma main derrière la nuque d'Augustus. Il m'a soulevée par la taille et je me suis retrouvée sur la pointe des pieds, tandis que ses lèvres venaient à la rencontre des miennes. J'ai senti le souffle me manquer d'une façon à la fois nouvelle et fascinante. L'espace autour de nous s'est évaporé et, pendant un étrange instant, j'ai vraiment aimé mon corps ; ce corps détruit par le cancer que j'avais passé des années à trimballer partout me semblait soudain valoir la peine que je me batte pour lui, valoir la peine que je supporte les tubes dans ma poitrine, les cathéters et les trahisons incessantes des tumeur. » (page 237)

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