Main street, Sinclair Lewis, 1920
Voilà un roman qui sut me réconcilier avec le roman, prouvant qu'on pouvait écrire un roman utile. Il faisait longtemps que je dénonçais l'artificialité et le divertissement du roman : je ne terminais plus un roman, ayant toujours compris avant la moitié du livre le systématisme malhonnête et futile présidant à sa conception – thèse grossière préalable, maniérisme ampoulé, simulacre de réalité, manipulation éhontée de personnages... Un roman est souvent une histoire faite pour distraire écrite par un professionnel fait pour amuser. Je n'ai pas le temps, moi, de lire comme les autres. J'étudie. Je me complète. Je m'améliore. Si je meurs demain, je ne serais pas comme des millions celui qui a passé son temps à végéter. On dira peut-être de moi : « Il manquait de légèreté », mais on pensera d'eux sans le moindre doute : « Encore un enfant qui est parti. » Je préfère être celui qui a « mis la vie à profit » que celui qui a « profité de la vie ». M'entendront ceux qui connaissent leurs proverbes – ils sont nombreux, ils en usent toute la journée.
Lewis réalise ici un portrait de la vie provinciale américaine, à travers le regard de Carol Kennicott (sans doute un hommage à l'héroïne de Sister Carrie), jeune mariée à un médecin de campagne plus âgé, qui s'installe dans la vieille maison de son époux, sise dans une petite ville du Minnesota appelée Gopher Prairie. Elle aspire et tâche à y changer la laideur et la médiocrité foncières. Son enthousiasme frais, luttant contre la routine et les préjugés, malgré le bon accueil des habitants, est sans cesse déçu par l'esprit cancanier, bigot et petit d'une communauté qui, quoiqu'en apparente sympathie, ne peut s'empêcher de surveiller et de juger tout le monde sous l'égide de la majorité bien-pensante qu'il convient toujours de consulter en premier lieu.
C'est cependant un récit qui s'efforce de ne rien exagérer, qui ne consiste pas en une de ces irrationnelles lassitudes où l'auteur déverse son lot de situations opportunistes à dessein de transmettre une opinion excessive en lui prêtant un aspect illusoire de démonstration virtuelle : il livre aussi, de manière qui peut sembler contradictoire, des pages de saisissements élogieuses sur la beauté de la nature américaine et sur une certaine forme de générosité humaine, et montre avec un réalisme mesuré, soigneux, perspicace, certaines causes rationnelles de la permanence rassurante qui inonde les mentalités et y constitue un étal bienfait. Par exemple, Will Kennicott, attaché à sa ville, ne se présente pas comme un méchant de pacotille ou la caricature stupide et ridicule à laquelle on s'attend s'agissant de l'époux engoncé en des plaisirs étroits, il apparaît en être compréhensif et concret, capable de sentir et d'expliquer le contraste entre son épouse perpétuellement insatisfaite et la vie simple, quoiqu'assez immobile, du voisinage qui s'inquiète d'être humilié par les prétentions de la nouvelle arrivante, comme on le perçoit finement dans l'extrait suivant :
« Elle jeta les yeux sur les maisons, s'efforça de ne point voir ce qu'elle apercevait, se laissa aller à penser : « Pourquoi tous les romans mentent-ils autant ? Ils montrent toujours l'arrivée de la mariée dans son nouveau foyer comme un conte de fées. Sa foi ardente en son noble époux... Que de blagues sur le mariage ! Je ne suis pas changée. Et cette ville... Grand Dieu ! Je ne pourrai jamais m'y habituer... Tout ce tas de débris... »
Son mari se pencha vers elle.
— À quoi réfléchis-tu si sombrement ? Tu as peur ? Je ne m'attends pas à ce que Gopher Prairie te paraisse un paradis, après Saint Paul. Je ne m'attends pas à ce que tu en sois folle, au début. Mais tu finiras par l'aimer énormément... On vit si librement ici, et ces gens sont les meilleurs du monde.
Elle murmura, tandis que Mrs Clark, délicatement, se détournait :
— Je t'aime de me comprendre ainsi. Je ne suis que... Je suis terriblement sensible. Trop de littérature. Je manque d'épaules et de bon sens. Laisse-moi le temps, chéri...
— Et comment ! Tout le temps que tu voudras !
Elle lui prit la main, en appuya le dos contre sa joue, se blottit contre lui. Elle était prête à affronter son nouveau foyer. » (pages 57-58)
Une péripétie grave, pages 318 et 319, l'éprouvera brave et puissant, et une conversation dense, commencée page 622, montrera combien il est conscient des réalités que Carol traverse ainsi que de ses désillusions, au point presque de la convertir. Il est admirable autant que petit. Il bénéficie d'un caractère équilibré, j'entends qu'un auteur ne s'est pas contenté de lui donner un alignement moral orienté suivant un faible nombre de préceptes. En somme, il est américain, il n'est pas romanesque.
Je fais ici une digression dans une partie qu'on pourrait appeler « Yates from Lewis » et dont j'invite le lecteur à passer le paragraphe s'il ne tient qu'au commentaire du roman. Il y a plus de dix ans, j'eus la curiosité de lire Revolutionary Road (je ne me rappelle plus si c'était après avoir vu l'excellent film de Mendes, je crois qu'oui, c'était en tous cas avant l'époque où je me mis à rendre systématiquement des critiques écrites), et je jugeai le livre si pertinent que je m'empressai d'aller à un autre Yates. Le premier qui me vint fut Easter Parade, tiré au hasard dans une liste, comme je fais souvent. Or, ce livre me consterna d'insignifiance : je n'ai même plus une idée de ce dont il s'agit, mais je me souviens de mon embarras et de mon impression d'impossibilité paradoxale, après le précédent livre. Je songeais peu à peu, en lisant, puisqu'en tant que jeune écrivain je me préoccupais de théories sur l'écriture : « Mais comment l'auteur capable d'un roman aussi bon peut-il en avoir écrit un autre aussi inutile ? » Cette question, qui resta longtemps sans réponse et me laissa un trouble – je n'entendais pas si bien qu'aujourd'hui la brutale déchéance de volonté et de style qui peut survenir chez un auteur en moins de quinze ans, sauf alcoolisme ou démence –, trouve aujourd'hui sa réponse : Revolutionary Road est une reprise dissimulée de Main Street qu'il n'a fallu qu'adapter et réduire. Je ne doute plus guère de l'influence, je ne suis pas allé chercher des déclarations pour la soutenir, mais la philologie seule permet de la déduire avec assez de fiabilité : Yates, non sans méthode, a extrait divers ingrédients de ce roman, les a compilés en une intrigue qui n'est que relativement différente mais essentiellement semblable, il a comme réutilisé tous les éléments secondaires seulement mentionnés dans Main Street – la pièce de théâtre manquée, les chambres séparées, la mention du voyage à Paris, le caractère conservateur de Mrs Bogart qui devient une agente immobilière chez Yates, les soirées embarrassés entre voisins, l'insatisfaction féminine lié à l'enfermement, la manière de faire suivre ou de précéder l'adultère du mari de la vision d'une famille aimante, l'accusation faite à Carol d'être « sans cœur », jusqu'à la place étrangement stéréotypée des enfants... – et il s'en est servi, à partir du succès de Main Street, pour bâtir une intrigue qui, à force de similitudes, se constitue comme alter ego systématique à celle de Lewis. Ceci explique l'inaptitude de Yates à réaliser une œuvre par lui-même, en dépit de l'invraisemblance d'un tel échec c'est-à-dire malgré l'incroyable inconstance après un succès solide comme Revolutionary Road. C'est démontrer qu'il y a un truc, une astuce, une tricherie, derrière toute œuvre de belle qualité qui ne se renouvelle pas. L'esprit humain relève toujours d'une certaine cohérence, le talent ne s'effondre pas d'un coup, et, à moins de quelque accident d'ordre psychiatrique (ce qui semble arrivé pour Lewis si l'on s'en tient à sa biographie), il n'est guère enclin à changer radicalement, fût-ce en une quinzaine d'années. Fin de la digression.
On trouve dans ce roman nombre de petites piques ponctuelles et pointues contre telle ou telle hypocrisie, comme :
« Les jeunes filles qui savaient qu'elles allaient se marier feignaient de considérer des offres de situation importante dans les affaires ; celles qui n'ignoraient pas qu'elles devraient travailler humblement ne cessaient de faire allusion à des prétendants fabuleux. » (page 17)
« Elle songeait qu'il n'était qu'un rustre, qu'elle le haïssait, qu'elle avait été idiote de l'épouser, qu'elle l'avait fait uniquement parce qu'elle en avait assez de travailler, qu'elle devait penser à faire nettoyer ses gants longs, qu'elle ne ferait plus jamais rien pour lui et qu'il ne fallait pas oublier de lui préparer sa bouillie de maïs pour le petit-déjeuner. » (pages 284-285)
« Comme ils allaient compenser leur manque de courage à faire le mal en l'imaginant chez d'autres ! » (page 602)
« Elle se répétait mille paroles émouvantes qu'il lui aurait dites s'il en avait eu l'occasion ; à cause d'elles, elle l'admirait, l'aimait. » (page 615)
« Il insista pour aller voir les Luke Dawson dans leur ravissant bungalow de Pasadena, où Luke passait son temps à ne rien faire qu'à bâiller en songeant au retour pour gagner encore un peu plus d'argent. » (page 638)
... et des diatribes relevées, aiguës et dures contre l'essentiel de la vie américaine, parmi lesquelles :
« Quel sera son avenir ? se demandait Carol. Un futur de villes et d'usines fumantes qui s'élèveront sur les vallons des champs déserts ? Des maisons à l'abri du mauvais sort ? Ou de placides châteaux entourés de tristes cabanes ? Une jeunesse libre de savoir et de rire ? La volonté de passer au crible les mensonges sacro-saints ? Ou des femmes replètes au visage enduit de crème, maquillées de graisse et de craie, superbement vêtues de dépouilles animales et des plumes ensanglantées d'oiseaux sacrifiés, jouant au bridge avec leurs doigts boudinés par les bagues, les ongles peints de rose, ces femmes qui après des soins titanesques et beaucoup de colères continuent à ressembler à leurs pékinois flatulents ? » (page 51)
« Ils étaient allés au « cinéma ». Le « cinéma » était aussi indispensable à Kennicott et aux autres braves citoyens de Gopher Prairie que la spéculation foncière, les fusils et les automobiles. Le grand film mettait en scène un courageux Yankee qui conquérait une république de l'Amérique du Sud. Il détournait les indigènes de leurs habitudes barbares de chanter et de rire pour leur inculquer la vigoureuse et saine raison du Nord ; il leur apprenait à travailler dans les usines, à porter des vêtements de confection et à hurler des chants idiots. Il changeait la nature elle-même. Une montagne qui n'avait jamais supporté que des lys, des cèdres et de lourds nuages fut tellement découragée devant cet envahissement qu'elle se laissa convertir en longs baraquements de bois et en tas de minerai de fer destiné à être converti en paquebots pour transporter le minerai de fer qui lui-même serait transformé en paquebots pour transporter le minerai de fer. » (pages 325-326)
« Un peuple sans goût, avalant des mets sans saveur pour s'asseoir ensuite dans des rocking-chairs, sans veston et sans pensée, hérissé de décoration, stupide, intérieurement satisfait, écoutant de la musique mécanique, prononçant des paroles mécaniques sur l'excellence des automobiles Ford et se considérant comme la race la plus puissante au monde. » (page 424)
« Elle avait cherché la précision dans son analyse de la laideur superficielle des Gopher Prairie. Elle affirmait que c'était une question de similitude universelle ; de pauvreté de la construction, de telle sorte que les villes ressemblent à des campements de pionniers ; de dédain des avantages naturels, de telle sorte que les collines restent envahies par les broussailles, les lacs isolés, les voies de chemin de fer et les rivières bordées de terrains marécageux ; d'une sobriété de couleur déprimante, de régularité des bâtiments, de rues trop larges et trop droites se coupant à angle droit, où l'on ne peut échapper ni aux ouragans ni au spectacle du maussade horizon où aucun tournant ne distrait le promeneur, où la largeur qui, pour une avenue bordée de palais, serait majestueuse, ne fait que montrer plus misérables encore les lépreuses boutiques rampant le long de la typique Grand-Rue.
La similitude universelle, c'est l'expression physique d'une philosophie de sécurité morose. Les neuf dixièmes des villes américaines sont si ressemblantes que l'on éprouve l'ennui le plus profond à aller de l'une à l'autre. Toujours, à l'ouest de Pittsburgh, et souvent à l'est, on trouve le même chantier de bois de construction, la même gare, le même garage pour les Ford, les mêmes laiteries, les mêmes maisons semblables à des boîtes et les mêmes boutiques à deux étages. Les nouvelles maisons, plus prétentieuses, sont semblables dans leur effort pour créer de la diversité : mêmes bungalows, mêmes cubes en stuc et en briques coloriées. Les magasins annoncent tous les mêmes marchandises standardisées et nationales, les journaux de contrées séparées par trois mille kilomètres présentent le même aspect « syndical » ; l'adolescent de l'Arkansas exhibe le même complet flamboyant dont se pare l'adolescent du Delaware, tous deux emploient les mêmes termes d'argot qu'ils ont tiré du même journal de sport, et si l'un des deux est un universitaire et l'autre un coiffeur, personne ne saurait les différencier.
Si Kennicott était enlevé subitement de Gopher Prairie et transporté dans une ville à plusieurs lieues de là, il ne s'en rendrait pas compte. Il lui semblerait descendre la même Grand-Rue (qui presque certainement se nommerait Grand-Rue). » (pages 428-429)
« — Je ne veux pas insister, mais vous le voyez par vous-même maintenant : tout ceci résulte de ce que vous êtes si peu satisfaite et que vous n'appréciez pas les chers amis d'ici ! Encore autre chose ! Les gens comme vous et moi qui désirons réformer certaines institutions, doivent faire particulièrement attention aux apparences. Pensez combien vous pourrez mieux critiquer les coutumes établies, si vous vivez selon ces mêmes coutumes, scrupuleusement. Alors les gens ne pourront pas dire que vous les attaquez pour excuser vos propres infractions.
Carol s'illumina d'une soudaine compréhension hautement philosophique, entrevit l'explication de toutes les demi-réformes de l'Histoire.
— Oui, j'ai déjà entendu cette supplique. C'est un bon prétexte. Il écarte les révoltes qui, peu à peu, s'éteignent. Il ramène les égarés dans le troupeau. En d'autres mots : il faut que vous viviez selon le code établi, si vous croyez en ce code ; mais si vous n'y croyez pas, il faut que vous viviez davantage encore selon ce code ! » (page 590)
...mais bien souvent, la psychologie, sensible, poétique, impitoyable, y est plus subtile et réaliste encore, froide et objective, sincère et tendre, en tous cas exacte, comme dans :
« Une brise, qui venait de parcourir des milliers de kilomètres de champs de blé, gonflait sa robe de taffetas en des lignes si gracieuses, si remplies de vivante et de mouvante beauté que le cœur d'un passant occasionnel sur la route en contrebas s'emplit d'un regret ardent à contempler cet appel palpitant à la liberté. » (page 13)
« Ils ont la bouche sèche, ils sont ankylosés, les lignes de leurs mains sont comblées de poussière grasse ; ils dorment repliés en des attitudes impossibles, la tête contre les vitres ou appuyée sur un pardessus enroulé et posé contre le bras de leur siège, jambes allongées sur les bas-côtés. Ils ne lisent pas ; selon toute apparence, ils ne pensent pas. Ils attendent. » (page 44)
« La réverbération de la neige l'éblouissait si fort qu'en arrivant à la maison, la poignée de la porte, le journal sur la table et chaque surface blanche lui apparurent d'un mauve éclatant. Elle se sentit prise de vertiges dans cet étincellement violemment coloré. Quand ses yeux se furent habitués à cette clarté, elle s'épanouit, enivrée de santé, maîtresse de la vie. » (page 146)
« Elle s'enfonça dans son fauteuil, effarée.
Dans leur actuelle habitation, on trouvait d'amusants détails : une marche entre l'antichambre et la salle à manger, un certain pittoresque dans le hangar et des buissons de lilas échevelé. Mais la nouvelle maison serait régulière, ordonnée et standardisée. Il était probable, maintenant que Kennicott avait dépassé la quarantaine et était installé que ce serait la dernière tentative qu'il ferait jamais pour bâtir. Tant qu'elle resterait dans l'abri actuel, elle aurait toujours la perspective de changer, mais une fois dans la nouvelle maison, elle y serait installée pour le reste de sa vie. C'est là qu'elle mourrait. Avec désespoir, elle désirait reculer ce moment le plus possible, ne comptant sur aucun miracle. Les rideaux de fer brevetés pour le garage lui faisaient l'effet d'une prison.
Jamais, de son plein gré, elle ne revint sur ce sujet. Kennicott s'arrêta de dessiner des plans et en dix jours la nouvelle maison fut oubliée. » (pages 472-473)
Ainsi, le livre relate, sans excès et avec un pittoresque touchant, les petitesses banales qui constituent le monde contemporain, cet état de proverbe continuel, de satisfaction jalouse, d'envies mesquines liées à une mentalité de grand confort, où les préoccupations des gens, loin d'atteindre à des considérations éthiques individuelles, s'orientent vers des valeurs unanimes et mondaines, s'influencent et s'incitent à la normalité bienséante, où une négligence de l'effort conséquent supplante le désir d'effets interdits. Et tout ceci est traduit en observations justes et inattendues, dans un esprit et une langue véraces où le lecteur quête toujours des vérités neuves ou nouvellement exprimées. L'intrigue fictive, enfin, compte autant que la soif de comprendre la réalité. Et la réalité sociale, c'est qu'une prohibition tacite règne par désir de demeurer bon, la stagnation morale naît de l'acceptation des règles, du souhait de s'intégrer, de la convention des lois tacites, et l'on comprend que le changement est condamné à ne se produire qu'avec infimité d'une génération à l'autre, par lente relégation vers la mort des anciens dont l'arbitraire impose, tandis que la jeunesse, située entre un certain respect et le goût de l'émancipation, à la fois conserve et transgresse, comme naturellement et sans audace marquée, l'étiquette sociale. Les révolutions n'adviennent jamais, seules des évolutions, provenant de frustrations subies et allant vers de prudents dégagements, non seulement peuvent mais doivent avoir lieu, les bonnes et les mauvaises évolutions, si bien que l'histoire de Carol, toute sa passion et ses déchirements de volonté, est un débattement relativement vain, faute de compréhension de ce mouvement de concaténation immuable du passé vers l'avenir : Mrs Kennicott ne fait qu'introduire des germes dont elle ne verra pas la récolte, en instillant son originalité, quelques robes plus osées, quelques vivacités plus drôles, quelques suggestions sitôt censurées, qui, par imprégnation, ne porteront leurs réalisations que des décennies plus tard à force de contentions dont la jeunesse n'entendra plus les causes. On ne se révolte pas, exprime intelligemment Lewis, on ne brise rien, on ne fait qu'abandonner les usages devenus insensés, on oublie les contraintes pénibles qui dépérissent d'elles-mêmes faute de quelqu'un pour les entretenir. Une fatalité, mais logique, non une thèse, justifie le roman : l'Amérique deviendra, quoi qu'il arrive, et elle deviendra par l'inertie de ce qui doit advenir à mesure que les siècles annuleront les scories de ce dont les Américains ne se servent plus – rien de plus héroïque que cela. Voilà pourquoi œuvrer est presque inutile, il ne sert quasiment à rien d'être actif. Cela viendra, il suffit que les peuples pensent à autre chose, que le confort les mène vers une mutation lente de leur style de vie. Ils ne font que ce qui est facile ! ils tendent à la facilité ! leurs penchants ne sont pas moraux, ils sont faciles. Ils croiront que ce qui est a toujours été, c'est ce qui l'empêchait qui s'est effacé, car toutes les nouveautés se présenteront à eux non sous le trait d'âpres luttes passées mais simplement de la nécessité. Il fallait, voilà : un égrégore massif et inexorable l'a voulu, il ne servait à rien de combattre. C'est là toute la philosophie d'une société si contentée qu'elle ne réclame plus : Tout vient fatalement. Attendre que l'esprit-majorité inonde la nation. C'est une question d'implacable lassitude pour ceux qui voudraient convertir. Nous sommes les mœurs futures. Nul ne peut rien contre la faim des foules.
C'est peut-être quand même un roman un peu long – même s'il n'est pas systématique et prédestiné, chaque tentative de Carol l'approfondissant et chacun de ses nouveaux projets marquant un nouvel abord, un angle sensiblement différent, une conscience perfectionnée, en son approche des modifications qu'elle veut apporter. Seulement, 700 pages en arrivent à des altérations minuscules de sa pensée, et bien des épisodes, je trouve, eussent gagné à des fusions, sans rien enlever de détails, simplement en épargnant leur multiplication et leur répétition, de façon qu'en racontant moins d'entreprises on en fût resté à un même enseignement éloquent et plus dense. La partie finale est aussi curieusement elliptique : Carol voyage seul avec son fils au terme d'une séparation et constitue ainsi une existence provisoirement autonome, mais ces années sont narrées à une vitesse qui contredit la méticulosité du reste du livre : c'est sans doute pour induire une libération du personnage, une ouverture, une maturité, une relativisation, un recul, ainsi qu'une sorte de leçon adressée au lecteur, mais on scrute alors la vraisemblance et la cohérence, le roman perd non seulement de sa cohésion mais de la force qui émanait de sa précision circonstanciée, et l'on devine qu'un autre ouvrage eût été nécessaire à raconter cette transformation avec une même lenteur juste. Le quotidien de Carol, jusqu'alors détaillé à l'envi et presque à l'ennui – c'est une technique astucieuse et récurrente de Lewis de forcer le lecteur à endurer toutes les platitudes des faits américains – devient flou et général, et la femme, qu'on croyait faite pour la liberté, reste étrangement convenable, notamment parce qu'on sent que, du début à la fin, Lewis s'abstient de parler de sensualité et de sexualité au-delà d'évocations très vagues, à un point qui relève de l'obstacle, de l'incomplétude, comme un espace noir laissé en un tableau. C'en est comique à au moins un moment : quand, à la fin du chapitre 38, après deux années passées à Washington dans l'appartement qu'elle partage avec des femmes, après peu de visites de son mari qui loge toujours à l'hôtel, on lit avec une stupéfaction moqueuse : « Son second bébé remuait en elle » (page 701). On ignore par quel miracle la chose s'est faite, on ne voit pas le commencement d'un sexe mâle qui aurait pu s'introduire dans cette chambre et dans cette femme, et l'on en est réduit à se demander si Lewis... sait comment.
Peu importe ce défaut : c'est un roman qui ne propose pas seulement de raconter comme un personnage imaginaire vit des émois imaginaires dans un monde imaginaire, alternative qui a sans doute de quoi perturber nombre d'auteurs contemporains ; c'est un texte qui se rattache à la vie et non au récit, et qu'on peut enfin lire comme une application de l'existence humaine de nature à créer des pensées réelles, non comme une agitation de pantins arbitraires et absurdes chargés de transmettre des passions inapplicables pour se divertir tant d'heures dans tel endroit de repos conformé. J'ignore s'il existe encore beaucoup de romans comme cela que je n'ai pas encore lus, je l'espère. J'abandonne le Contemporain à ses histoires fadasses : Lewis d'ailleurs indique lui-même la distinction par tout ce que les habitants de Gopher Prairie ont lus et par tous les livres qui les inquiètent et qu'ils censurent. Il y a, en somme, des livres plaisants et des livres offensifs. Gageons alors que la majorité des lecteurs contemporains n'aura pas trouvé ma critique agréable.
À suivre : Look Homeward, Angel, Wolfe.
***
« La saison du printemps dans les plaines n'est pas une adolescente timide, mais une vierge ardente qui accourt et bientôt s'éloigne. Les rues boueuses d'il y a quelques jours sont maintenant poussiéreuses et les flaques d'eau se sont durcies en lisses losanges d'une terre noire semblable à du cuir verni et craquelé.
Carol haletait en se traînant à la réunion du Thanatopsis, censée discuter le programme pour l'automne et l'hiver prochains.
La présidente (miss Ella Stowbody, inaugurant un corsage couleur vert d'huître) demanda s'il n'y avait rien de nouveau à signaler.
Carole se leva. Elle suggéra que le Thanatopsis vienne en aide aux pauvres de la ville. Toujours si correcte, si moderne. Elle ne voulait pas, dit-elle, la charité pour eux, mais qu'on leur donnât la possibilité de pouvoir s'aider eux-mêmes : un bureau de placement, des conseils pour laver bébé, réussir des ragoûts appétissant, voire des fonds municipaux pour la construction de maisons...
— Que pensez-vous de mes projets, madame Warren ? conclut-elle.
Parlant à mots calculés, comme on le doit quand on s'est apparentée avec l'Église par le mariage, Mrs Warren donna son verdict :
— Je suis sûre que nous sommes toutes de cœur en accord avec Mrs Kennicott, sentant que n'importe où nous rencontrons la pauvreté, ce n'est pas seulement une question de « noblesse oblige », mais de joie à remplir notre devoir envers les moins fortunés. Cependant, je dois dire qu'à mon avis nous perdrions tout le bénéfice de la chose en ne la regardant pas comme une charité. Car c'est la principale parure du vrai chrétien et de l'Église ! la Bible l'a établie pour nous guider. « La Foi, l'Espérance et la Charité », nous dit-elle, et : « Ayez toujours les pauvres avec vous », ce qui indique que ces prétendus « projets scientifiques » ne pourront rien pour l'abolition de la charité. Jamais ! Et n'est-ce pas mieux ainsi ? Je détesterais un monde dans lequel nous serions privés du plaisir de donner. D'un autre côté, si ces gens sans ressources s'aperçoivent qu'on leur fait la charité (et que ce n'est pas une chose due), ils montreront bien plus de reconnaissance.
— Sans compter, ricana miss Ella Stowbody, qu'ils se sont moqués de vous, madame Kennicott ! Il n'existe pas de réelle pauvreté ici. Prenez cette Mrs Steinhof de qui vous parlez : je lui envoie notre linge à laver quand il y en a trop pour notre servante. Je dois lui avoir envoyé la valeur de dix dollars rien que pour l'année dernière ! Je suis sûre que papa n'approuverait jamais l'attribution de fonds municipaux à la construction de maisons. Papa dit que les gens sont des simulateurs. Spécialement ces métayers qui prétendent avoir tant de difficulté à obtenir des graines et des machines. Papa dit que c'est simplement parce qu'ils ne veulent pas payer leurs dettes. Il dit qu'il déteste forclore des hypothèques, mais que c'est le seul moyen de leur faire respecter la loi.
— Pensez aussi à tous les vêtements que nous donnons à ces gens-là ! fit Mrs Jack Elder.
Carol s'imposa de nouveau.
— Ah, oui, les vêtements ! J'allais en parler. Ne pensez-vous pas que, lorsque nous donnons des vêtements aux pauvres, si nous en donnons de vieux, que nous devrions d'abord les raccommoder et les rendre aussi présentables que possible ? À Noël prochain, quand le Thanatopsis fera sa distribution, ne serait-ce pas charmant de nous réunir pour coudre le linge, et fabriquer des garnitures de chapeaux pour les rendre...
— Grands dieux ! Ils ont plus de temps que nous ! Ils devraient être on ne peut plus reconnaissants de recevoir n'importe quoi sous n'importe quelle forme. Avec tout ce que j'ai à faire, je ne vais pas m'asseoir et coudre pour cette paresseuse de Mrs Vopni, lança Ella Stowbody d'un ton aigre.
Elles regardaient Carol farouchement. La jeune femme songeait à Mrs Vopni, que son mari, tué par un train, avait laissée avec dix enfants...
Mais Mrs Mary Ellen Wilks souriait. Mrs Wilks était propriétaire du Ye Art Shoppe, du magasin de livres et journaux et lectrice de la petite église de la Christian Science. Elle mit les choses au point :
— Si cette classe de gens possédait la juste compréhension de la science, savait que nous sommes les enfants de Dieu et que rien ne peut nous nuire, elle ne serait pas dans l'erreur et la pauvreté.
Mrs Jack Elder confirma :
— D'un autre côté, il me semble que le club fait déjà assez avec les plantations d'arbres, la campagne contre les mouches et la direction de la salle de repos... sans compter que nous nous efforçons d'obtenir du chemin de fer un parc près de la gare !
— Je suis du même avis ! proclama la présidente.
Elle jeta un regard embarrassé vers miss Sherwin.
— Et vous, Vida, que pensez-vous ?
Vida sourit avec tact à chaque membre du comité et annonça :
— Ma foi, je ne crois pas que nous devrions nous lancer trop tôt dans les progrès. Mais quel privilège, n'est-ce pas, d'avoir entendu les idées si généreuses de Carol. Oh ! il y a une chose que nous devons décider sur-le-champ. C'est de faire front pour nous opposer à toute tentative du club de Minneapolis pour l'élection d'une autre présidente de la fédération des Villes jumelles. Cette Mrs Edgar Potbury qu'ils essaient de pousser... je sais que certains pensent qu'elle est une oratrice brillante et intéressante, mais je la crois très superficielle. Qu'avez-vous pensé de ma lettre au club de Lake Ojibawasha, les informant que s'ils soutenaient la candidature de Mrs Warren comme seconde vice-présidente, nous soutiendrons celle de leur Mrs Hagelton – une femme vraiment délicieuse, et si cultivée – pour la présidence ?
— Oui ! Montrons-leur à ces gens de Minneapolis ! fit Ella Stowbody d'une voix acide. Et d'ailleurs, à ce sujet, nous devons nous opposer au projet de cette Mrs Ptobury que les clubs de notre État se prononcent en faveur du droit de vote pour les femmes. Les femmes n'ont rien à faire en politique. Elles perdraient toute délicatesse et tout charme en s'impliquant dans ces intrigues épouvantables, ces trafics, toutes ces dégoûtantes histoires de scandales, de personnalités et que sais-je encore...
Toutes, excepté une, approuvèrent de la tête. Elles suspendirent l'ordre du jour pour discuter du mari de Mrs Edgar Potbury, des revenus de Mrs Potbury, de la berline de Mrs Potbury, de la résidence de Mrs Potbury, du style oratoire de Mrs Potbury, des tenues de Mrs Potbury, de la coiffure de Mrs Potbury, et de l'influence néfaste de Mrs Potbury sur la fédération des clubs de femmes de l'État.
Avant de se séparer, ces dames du comité prirent trois minutes pour décider lequel choisir des sujets suggérés par le magazine Culture Hints pour la saison suivante, « Ameublement et porcelaine » ou « La Bible considérée du point de vue littéraire ». » (pages 234-238)
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