Look Homeward, Angel, Thomas Wolfe, 1929
Il existe un vœu littéraire, ardent, urgent, profond, maladif parfois jusqu'à l'obsession : c'est celui qui consiste à faire de son existence passée, avec toutes ses images fascinantes et ses intenses connotations, avec tout son pittoresque enivrant et son émotion immanente, avec tout l'hommage qu'elle implique pour ce qui fut, pour ceux qui ont été et pour ce qu'on est devenu grâce à tout ce qui s'est insinué en soi et y a exercé son inimitable influence, une synthèse totale, une fresque gigantesque, un répertoire de vie-même, mêlant la résurrection et la métamorphose, traduisant la couleur idiosyncratique d'un rapport au monde depuis sa naissance, et expliquant, par les perceptions et représentations, par la peinture la plus réaliste et intime des faits vécus, et par le choix de la forme dont on modèlera une telle somme, l'émergence d'une identité. C'est un ultime exercice de style, parcimonieux, inextricable et titanesque, où, presque dans le devoir de ne pas choisir, sans sélection puisque tout ce qu'on garde dans la mémoire a nécessairement, parmi la majorité énorme de ce qu'on oublie comme inutile et scories, un rôle constitutif de soi, sous-jacent, innervant, l'écrivain se met au défi d'intégrer jusqu'au noyau de soi par l'effet de tout ce qui l'a traversé, et il devient, dans un souffle à la fois lyrique et objectif où il est en jeu, son contenu et sa substance conscients sur lesquels il s'expose au jugement des lecteurs – et ce lecteur peut fort bien en tout premier lieu consister en soi – le témoin de la vie et du monde. L'écriture vise alors à donner, grâce à la compréhension détaillée de ses causes, aux linéaments lâches de sa personne, imprécis, indéterminés, la fermeté dont il se soutiendra non seulement pour se justifier mais pour affirmer son authenticité, pour gagner en entièreté, pour se constituer comme héritage et comme direction, pour exister en sachant ce qu'il est et ce qu'il vaut, ce qui le distingue et pourquoi. Cet effort, comme chez Proust, présente toujours un aspect prodigieux et maniaque, et spectaculairement vain : c'est le cas où l'auteur, dont l'imagination se réduit au minimum pour ne pas extrapoler sur soi c'est-à-dire se fantasmer, s'exagérer ou se mentir, se destine à la relation méticuleuse dont il extraira chaque élément infime d'une rétrospection, s'efforçant de ne pas inventer bien sûr mais surtout de considérer des faits anciens avec le regard de qui il était au moment de les vivre quand il les interprétait directement, ce qui suppose une régression en des états de soi antérieurs, et un esprit apte à embrasser, fût-ce avec travail et méthode, des subjectivités si enfuies et dépassées qu'on tendrait plutôt à les reléguer avec honte ou mépris, ou qu'on serait tenté de les édulcorer à son regard mûr.
Cette collection des sensations et intellections d'une vie est une immersion obsédante et délicate, envoûtante, hypnotique, impudique, émouvante, infinissable peut-être et partiellement insensée : existe-t-il un homme qui se puisse ainsi démêler, et dans quel but ? Il suffirait sans doute de se connaître là, sans sonder en sa matière décomposée, sans tâcher de soutirer sa fleur d'un fumier merveilleusement pourri, mais l'effort est périlleux d'implications indiscernables jusqu'à la psychose et suppose la volonté d'un style exemplaire parfaitement conforme à un ou à plusieurs soi narrés. Quelle ambitieuse pesanteur d'aventure d'auteur ! Quelle inatteignable hantise ! Quelle folie !
Seulement, malgré ce désir de conquête, si fastidieux que c'en est effroyable et grisant, que l'envie-même semble inciter aux récompenses, le lecteur est en droit de savoir, au sein de cette sorte de thérapie et d'épreuve et de quête personnelles, en quoi tout ceci, cette exhumation d'ordures et d'éclats, ce déterrement de cartes probablement jaunies et déformées, le concerne, lui, quelle leçon il peut en recevoir, où cela le mène, et en quoi la réalité développée d'un auteur, d'un étranger qui s'oppose et se distingue de lui, par suite d'un mécanisme engagé et résolu où il tend à démontrer qu'il ne lui ressemble pas, est susceptible de s'adjoindre à la sienne et de lui être utile. Or, je sais bien que cette question de l'utilité d'un livre semble triviale à ceux qui lisent n'importe quoi sans conséquence, mais je ne m'accorde pas à l'idée que la littérature est foncièrement ou accessoirement un passe-temps, une curiosité sans visée, un divertissement : je réclame un apport. Qu'un écrivain muscle son individualité et sa plume en se donnant pour objectif de retracer la plupart des motifs qui ont défini son être, cela ne veut pas encore dire que j'ai intérêt à en savoir quelque chose : on peut, après tout, exprimer avec beaucoup de verve et de mots les sensations d'une visite aux toilettes, en extraire de soi la quintessence originale, user pour cela d'une expression de pleine concorde avec le thème, pensée et émoi, et ainsi, pour chaque fait de l'existence, rapporter le sens intrinsèque qu'on accorde aux circonstances jusqu'à la narration des faits les plus insignifiants et cependant personnels : malgré les grandiloquences hugoliennes à la « Ah ! insensé, qui crois que je ne suis pas toi ! », l'autobiographie est en très large part une entreprise d'éloquence exclusive et autocentrée où, il faut se l'avouer, pendant la majeure partie de l'ouvrage le lecteur se demande en quoi tout ceci le concerne et quel profit il peut faire d'une telle « confession ». L'auteur s'est fait plaisir, soit ! mais il m'en faudra un peu plus pour que je termine l'ouvrage.
Wolfe, je crois, ne s'est pas ici posé la question d'une interaction ou d'un échange : il a, un peu comme Proust mais d'une manière qui ressortit moins à un autisme compulsif, lancé ce défi, à lui-même et à nul autre, de se reforger à travers le film de son existence, de s'opacifier et de se contourer, de se révéler sa puissance évocatrice en considérant que son individualité de perceptions était tel que ce serait une œuvre unique d'acuité, quoique colossale, s'il pouvait, avec l'élan qui l'agitait et les événements qui l'avaient bâti, retracer ce morceau profond d'être intime dont des parties peuvent s'inscrire dans le portrait d'un Américain caractéristique ou, du moins, relater des traits essentiels du milieu même de l'Amérique, de ce ferment, de ce terreau humide et fertile où cette graine, sa graine, avait poussé. Et en ses errances passionnées, en ses voyages et rencontres, en ses soifs de liberté où le hasard lui découvrait des correspondances, il observait les formes que l'Amérique, en sa toile protéiforme, mystérieuse et sensible, donnait à la mentalité de ses habitants, au cœur de sa solitude même, et cette variété curieuse lui inspirait des réflexions nouvelles sur ses propres origines, alors à mesure il les ajoutait à son texte, sans limite, sans fin, en abyme. C'est pourquoi Wolfe n'a pas foncièrement élu les péripéties de son récit, et pourquoi il fallut le recours d'un éditeur amical pour réduire l'ouvrage à une unité sans répétition, à un livre « lisible », à une structure narrative : une complaisance appelait l'auteur à tout retranscrire et à ne rien sacrifier des phénomènes qu'il avait traversés et qui pouvaient tenir un moindre rôle dans la vaste peinture de la magnifique Vitalité qu'il voulait tracer et dont il se jugeait, comme tout homme, le représentant. Mais il se résolut à d'abondantes coupes – ou peut-être : on l'y résolut et il préféra se féliciter de cet esprit « pratique » qu'on lui instillait –, car il conservait, en dépit de son talent immense pour percevoir et exprimer la « vie ensevelie », une mentalité d'inadapté qu'il n'ignorait pas, lui qui s'était toujours senti marginal, et il préférait se conformer aux attentes d'un lecteur bien plus « normal » que lui. D'où ce produit, légèrement bâtard mais déjà suffisant, Look Homeward, Angel, environ 600 grandes pages d'un texte qui devait en compter plus du triple, dont la gageure foncière, son dessein le plus acharné, consiste à représenter l'absolue conscience d'un être incessamment envahi de sensibilité active et touché par les innombrables saveurs d'une vie américaine. Ce livre est ainsi un mélange constant de sentimentalité et de réalité, de réalisme et de sentimentalisme, où une mémoire incroyable des faits rencontre une interprétation profuse des sensations : il en résulte une luxuriance aurifère où chaque notification impartiale et reconnaissable sur le temps, la nature, les villes ou sur les hommes, provoque des connotations souterraines et poignantes. Cette œuvre est une tentative de fusion du réel et de l'intériorité par l'exactitude du langage, et réalise, de façon proprement poétique, une volonté de représentation complète de l'expérience humaine. On lit par exemple cet emmêlement du banal sensitif et de l'extase spirituelle dans :
« Lorsque de belles flammes ronflantes jaillirent du bois trempé de pétrole et qu'il entendit vibrer le tuyau de la cheminée, alors seulement il fut heureux. Il voyait défiler devant ses yeux l'immensité du désert ; le long serpent jaune du fleuve bordé de terrains alluviaux, le somptueux spectacle de vaisseaux lourdement chargés dont les mâts pointaient au-dessus de la digue, les vaisseaux nostalgiques, saturés des effluves épurés et concentrés de l'univers, rhum négroïde et mélasse sensuels, goudron, goyaves mûrissantes, bananes, mandarines, ananas, nichés dans les cales chaudes des bateaux tropicaux, aussi bon marché, aussi abondants, aussi prolifères, que la paresseuse terre équatoriale et toutes ses femmes ; – il voyait passer devant ses yeux les grands noms Louisiane, Texas, Arizona, Californie, Colorado ; les grandes étendues, hostiles et désolées, et les gigantesques troncs d'arbres creusés pour laisser un passage au coche ; la cascade qui tombe de la montagne en un tourbillon muet et vaporeux, les lacs au bouillonnement interne lancés vers le ciel par le souffle de la terre, les formes innombrables et torturées d'océans granitiques, labourés de canyons insondables, irisés par le chatoiement quotidiennement versicolore, inhumain, monstrueux, que surplombe l'iridescence surnaturelle de la voûte céleste. » (page 93)
« C'était la nuit. Eugène sortit sur la véranda. L'air était vif, clair, pas très froid. Au-dessus de la masse noire des collines à l'est, et dans la grande mappemonde céleste, des étoiles scintillaient comme des joyaux. Dans les maisons voisines des lumières brillaient, aussi lumineuses et crues que des éclats de pierres précieuses. À travers cours et jardins traînait l'odeur chaude de hamburger, de steaks et d'oignons. Ben se tenait devant la balustrade de la véranda, un pied relevé et appuyé sur le rebord inférieur ; il inhalait profondément la fumée de sa cigarette. Eugène vint à côté de lui. Ils entendirent le vagissement en haut. Eugène eut un petit rire en dessous et leva les yeux sur le délicat masque d'ivoire. Ben leva vivement sa main blanche pour lui donner une gifle, mais il la laissa retomber, avec un grognement de mépris et un petit sourire. Des cheminées avoisinantes s'élevaient de légères vapeurs, c'était l'heure du souper. » (pages 225-226)
« La journée semblait être constellée d'ors et de saphirs : la contrée tout entière était pailletée d'étincelles fugitives, d'un scintillement immatériel et changeant, comme une eau houleuse sur laquelle miroite le soleil. Un vent tiède et lourd soufflait ; il imprimait à toutes les feuilles la même direction et chantait en effleurant le luth des fleurs, de l'herbe et des fruits, une douce mélodie. Le vent mugissait, mais ce n'était pas la voix folle, hostile, discordante de l'hiver dans les branches, mais plutôt celle d'une femme féconde, à forte poitrine, grande, pleine d'amour et de sagesse. » (page 419)
Travail considérable, formidable, guidé d'impulsion cordiale, particulièrement littéraire pour un récit américain, d'un art hardi, défini enfin par un objectif profond plutôt que par la contingence d'une intrigue, de l'argent ou de l'agrément, et nécessaire à l'écrivain-même. Voilà un livre enfin qui n'est pas premièrement destiné à rencontrer un public nombreux.
J'y ai trouvé une lumière sincère et supérieure, celle par laquelle, à force de circonscrire des personnes, de les traduire pleinement, on accède enfin, plutôt que par synthèses étroites et commanditées, à leur humeur, à leur aura, à ce qu'on pourrait appeler leur « âme » : c'est un de ces livres rares où l'on distingue et reconnaît les êtres par leurs expressions propres au lieu de mimiques exagérées, on finit par les anticiper par la sorte d'essence où chaque homme se fige en vivant, on les entend, on s'en imprègne, on les appréhende comme personnes, ainsi prennent-ils la consistance d'humains véritables au lieu de pantins artificiels et flous de romans : on ne s'en amuse pas, ils ne se contentent pas de passer en défilé parmi une multitude de marionnettes plus ou moins sympathiques, on ne les néglige ni ne les dédaigne, ils définissent un rapport particulier à l'existence, nuancé, juste et supérieurement cohérent, quel que soit l'attachement ou la répugnance qu'ils inspirent, d'où la réalité-même tient sa force et suscite l'impression de cohésion : ce sont des humains enfin, de vrais humains, et l'on aura rarement lu un récit même autobiographique avec une densité de vraisemblance aussi pure, on ne reviendra pas aisément après cela aux romans, pauvres et théoriques en comparaison. Wolfe se singularise par la quête de l'intimité des phénomènes, cette espèce de symbolisme enthousiaste, affolé parce que jeune, qui, je crois, traverse l'enfant placé dans la contrainte d'une immobilité qui l'oblige, au moment où il vit des faits, à concevoir la façon dont il s'en souviendra, et ainsi à tracer dans son être un mouvement de pinceau, et à y dessiner le plus fidèlement possible le point de vue, opposé à l'état neutre, qui se gravera dans sa mémoire. Cette enfance perpétuelle selon laquelle tout ce qui compte au monde doit trouver dans l'esprit sa marque individuelle, la marque inhérente de son empreinte, sa qualité, au risque de n'avoir jamais été et de disparaître, inonde cette œuvre avec la poignante fragilité de qui est ouvert, accessible, vulnérable, pour qui tout est parfum et couleur, qu'on peut blesser de poison ou d'éclair : Wolfe y est un observateur si tendre que les beautés et malheurs de la vie le pressent en magma d'une chaleur délicieuse ou brûlante – et c'est un homme qui indéniablement n'eut pas la vie facile. Rien n'est anodin à son regard anti-cynique : son langage intérieur, par lequel on retranscrit tout ce dont on est Témoin, recrée un univers où tout signifie et envahit – Wolfe déborde. C'est là, je pense, la réussite indéniable de l'œuvre. En ce sens, elle a atteint son but. Il y a du sublime dans une réalisation aussi accomplie.
Mais y fallait-il tant de pages ? Mais ce rapport si irisé et égotiste apporte-t-il un intérêt au-delà de l'art et de l'artiste ? Si l'on consent à se mélanger à cette multitude impressionnante, en tire-t-on malgré tout un enseignement ou un profit ?
J'avoue qu'au terme des trois cents premières pages, je faillis abandonner – pourtant, on sait ma patience et ma témérité. La période avant les douze ans de l'auteur est d'un embarras lourd : c'est le temps où il est difficile de se souvenir et où Wolfe prend des extraits – parfois pas même ses souvenirs – sans hiérarchie, transposables à personne, mêlant très peu de faits à beaucoup d'humeurs, seulement un peu plus concret qu'un Whitman ou Masters, où il compose, où l'on devine cet effort de style, et dont la multiplicité de détails – des visages, des paysages, des paroles – impatiente d'inutilité patente. On juge cela beau autant qu'on croit y perdre son temps, surtout, au fond, parce qu'on ne se sent pas le goût d'apprendre cela, que la progression est lente et floue, espacée d'intervalles vagues, et que Gant, le père de Wolfe sur qui se focalise alors le récit, ne suscite guère de sympathie, tant sa personne, pourtant soigneusement décrite, relève d'un esprit déficient et borné. On perçoit combien l'écrivain ne se soucie pas du lecteur, ne se soucie que de son exactitude, de son hommage et de sa langue, ne se soucie que de son souvenir. Longtemps, il n'est rien par quoi le lecteur puisse faire de ces descriptions une unité, une symbiose, une sympathie, un lien interpersonnel, ni une expérience commune ou possible, comme si quelqu'un avait tracé le dessin infinitésimal de son bureau ou de sa pelouse par lequel quelqu'un qui disposerait du même bureau ou de la même pelouse n'en serait guère touché ; les actions manquent, à la différence par exemple d'un Wright – et c'est logique selon le projet de Wolfe – c'est-à-dire tout ce à quoi on attache de l'importance et tout ce dont la vision peut se rapporter à notre vie même par métaphorisation : on ne lit rien pour soulever en soi une curiosité historique, culturelle ou émotionnelle, on est au mieux subjugué par des impressions vives, au pire on est éjecté de phénomènes entièrement extérieurs à soi. Il y a souvent de l'expérimental difficultueux dans l'écriture de Wolfe, on devine l'essai de style très voire trop attentif, l'étude de correspondances d'un fond et d'une forme, la recherche d'innovation mal lisible suivant les règles de la compréhension d'une psychologie universelle et humaine – et je crois sincèrement que Wolfe s'ennuierait sans doute de ce qu'il écrivit s'il n'en avait pas vécu les phénomènes et s'il ne revisionnait pas, en les reconstituant, ces images personnelles chéries. Ce livre, souvent, ne se destine pas à autrui, l'auteur ne s'est presque pas intéressé à la question d'un bénéfice du lecteur, il ne le propose qu'à son usage –, comme ces passages où l'on suit d'un bout à l'autre de la ville et sans transition des conversations de gens divers et nombreux dont on augure qu'ils ne tiendront nulle place dans la suite, nommés et décrits comme si l'on devait les reconnaître, et parlant sans importance, un peu vulgaires, un peu nuls, quoique représentatifs sans doute, sur des dizaines de pages où l'on perd de vue nos personnages et où ceux qu'on rencontre ne sont faits que pour inspirer la Normalité.
Or, il faut parler des hommes et des femmes réels du récit, car c'est là sans doute que Wolfe connut sa véritable destinée de classique : il ne critique jamais de manière explicite ni dans une intention éloquente, dans une visée didactique ni distanciée, hormis quelques passages de « bonne figure » ordinaire, d'attentions communes, excusables, pour la décence publique, de soins logiquement hypocrites envers le regard d'autrui et la tradition. Par défaut d'insolence offensive, il ne paraît guère américain, ou plutôt il ne fait pas « classique », son ouvrage n'étant jamais une satire de mœurs, ne réalisant pas le perspective d'un au-delà du réel, n'osant jamais se moquer pleinement d'un homme – il y a toujours infiniment d'affection dans ses personnages même défectueux – ; mais comme son réalisme est incontestablement plus avancé que celui de n'importe quel classique américain que j'ai pu lire, c'est de manière involontaire qu'à la fois il exalte et abîme, parce qu'il ne cache aucun des défauts de ceux qu'il a connus, qu'il n'améliore ni ne salit, qu'il respecte la vie humaine au point de la restituer entièrement avec la perfection de sa mémoire et la finesse de son jugement, qu'en ses perspicacité et profondeur il croit en son devoir de ne pas altérer le réel, il en fait un principe amoureux, il y voit résolument un objectif à tenir, toute cette société faisant fatalement partie de lui – il y est profondément attaché parce qu'elle est foncièrement attachée en lui. Alors ce qui arriva après que son livre parut, c'est que les habitants de sa ville natale s'étant tour à tour nettement reconnus et ayant bien reconnu leurs voisins, l'autobiographie prit l'allure d'un récit-à-clé, et ce monde, qui se constata et se moqua gouailleusement, se contraria de l'indiscrétion et cria au scandale, osant prétendre que ses vices, surtout gênants parce qu'ils étaient manifestes, avaient été traîtreusement dénoncées, exagérés et publiés, comme la confidence qu'on rapporte, comme l'ami d'enfance dont on dénonce sans pudeur le caractère. Wolfe, apparemment, tira de cette rancune publique un effroi et une douleur incommensurables, et c'est logique, car il estimait avoir rendu le plus bel hommage à ces êtres qu'il immortalisait dans l'œuvre sentimentale de son existence et qui portait son nom et le sens de son être. Ainsi, voici sa mesure parmi les grands auteurs de sa nation : il a rendu un portrait si crédible et profond de l'Amérique, si foncièrement riche et généreux, qu'il a fallu qu'on le prenne, quoique à tort, pour un réformateur et un impertinent, parce qu'il n'en avait su dire le côté uniquement mélioratif et patriotique par lequel sans doute l'Américain ordinaire se perçoit – quel extraordinaire malentendu ! Wolfe devint classique, c'est-à-dire un critique, parce qu'il avait été si objectif, malgré sa bonté, qu'on s'en énervait comme d'un reproche !
Mais étaient-elles nécessaires, cette quantité prolixe et phénoménale, cette indiscrétion aussi unilatéralement cathartique et, en même temps, cette dimension d'univers ? La question demeure pour le lecteur avide de gain et d'évolution, et qui exige toujours du livre un condensé pour délivrer efficacement son message, et qui estime cette savante quintessence la mesure de la grandeur littéraire (car un livre, même mauvais édifie toujours un peu, ne serait-ce, s'il nous déplaît, sur nos goûts et leur motivation, mais combien rare est le livre qui édifie beaucoup !). Il me semble... Oh ! il me semble que la plupart pouvait confiner à ces extraits mis à la suite, à ma manière désobligeante, relative, hardie, d'une négligence affectée, semblant se débarrasser d'un problème avec une hauteur dédaigneuse, épuisant le meilleur d'un air qui a « trouvé » et qui se sait irréfragable, et en un seul paragraphe d'or – mais il paraît que j'exagère toujours, et d'ailleurs j'admets volontiers qu'ainsi c'est tout de même un peu dense :
« Et après cela, il voulait être aimé. Victoire et amour. Dans toutes ses rêveries, Eugène se voyait ainsi – invaincu et adoré. Mais aux moments où lui revenait une claire vision des choses, la misère et la stérilité de la vie lui crevaient les yeux. (page 199) Une à une, les années impitoyables fauchèrent ses dieux et ses capitaines. Est-il une chose qui ait répondu à notre attente ? Est-il une chose qui ait résisté à la hache des ans et de la réflexion ? Pourquoi l'or était-il devenu si terne ? Toute sa vie durant, semblait-il, ses adorations effrénées commencèrent par se porter sur des êtres humains et finirent avec des images. (page 211) Il bondissait dans les airs, poussait des hurlements d'une extase folle, lançait de la gorge, comme un idiot, des cris perçants d'animaux et flanquait avec une violence frénétique ses journaux sur le fragile plancher des cabanes. Il était libre. Il était seul. (page 280) Il se sentit vieux de toute sa solitude et de sa profonde sensibilité. (page 403) (Tu es seul maintenant, reprit la Voix. Tu dois t'évader, ou tu mourras.) Tout est Mort : elle m'a nourri à son sein, j'ai dormi dans son lit, elle m'a emmené dans ses voyages, et chaque fois c'était comme une mort. (Et comme une vie, murmura la voix. Chaque fois que tu meurs, tu nais à une nouvelle vie. Et tu mourras cent fois avant que tu ne deviennes un homme.) Je ne peux pas ! Je ne peux pas ! Pas maintenant... plus tard, laisse-moi le temps. (Non, immédiatement.) J'ai peur. Où irais-je ? (Tu dois trouver le lieu.) Je suis perdu. (Tu dois partir à la recherche de ton âme.) Je suis seul. Où es-tu, toi, Génie ? (À toi de me trouver, répondit le Génie.) (page 543) Eugène tourna pour toujours le dos au beau et au joli et pénétra dans une terre aride qui est interdite aux hommes stérilisés. (page 553) Oh, faune impalpable et singulier, perdu dans les halliers de moi-même, je te traquerai jusqu'à ce que tu cesses de hanter mes yeux et d'attiser ma soif. J'ai entendu tes pas dans le désert, j'ai vu ton ombre dans des cités que la terre recouvre depuis des siècles, j'ai entendu ton rire déferler le long d'un million de rues, mais je ne t'ai pas trouvé. Et il n'est pas de feuille qui pende pour moi dans la forêt ; je ne soulèverai pas de pierres sur les collines ; je ne trouverai pas de porte dans aucune cité. Mais dans la cité de moi-même, sur le continent de mon âme, je découvrirai le langage oublié, le monde perdu, une porte qui s'ouvre devant moi, et la musique la plus étrange qu'on ait jamais entendue. (page 585) »
Est-ce incompréhensible, là ? Peut-être. Probablement. Sans doute. N'importe : cela me parle davantage que la démarche de saisissement au monde, non, je veux dire davantage que ce que Wolfe tire du monde quand il est saisi – car je sais sa démarche, je l'ai longtemps vécue, et encore même ! et si on me la dénie, c'est que je la cache, parce que je ne veux pas, autant que Wolfe, montrer comme je suis poreux, perméable aux misères, sensible à l'insensibilité de tous, et, comme Wolfe, je suis double et, au fond de ma prudence constante et froide, j'essaie en feu de m'appartenir, et c'est le signe que ce livre n'avait qu'à rappeler une démarche humaine, une portion d'humanité, moins longuement... Et c'est cependant ce que certainement ne retiendra personne qui préfère lire des péripéties, cette suite de faits conventionnels que, moi, je ne me sens guère d'intérêt à ressusciter. Look Homeward, Angel est un livre que notre époque – et les suivantes aussi, à moins qu'une époque successive marque le refus de la mentalité de la nôtre – est condamnée à ne pas comprendre : c'est le cas d'un récit dont l'essentiel, son enseignement important et profond, ne consiste pas à raconter une histoire mais à indiquer une méthode, celle établissant le lien intime, individuel, insubstituable, entre le témoin et l'histoire. Autour de tout homme, il se passe des faits, mais ces faits n'ont en eux-mêmes aucun sens, aucune beauté et aucune grandeur, ils n'accèdent à quelque dimension artistique et personnelle, en somme ils ne deviennent des faits humains, qu'à condition qu'un individu s'en empare de toute sa différence, qu'il les investisse et interprète avec la rigoureuse puissance de sa résonnance, de son écho. Or, cette leçon, en un siècle où l'homme ne cherche qu'à se préserver d'influences, est un message inaudible : il n'existe même plus une intimité pour recevoir ces stimulations et pour vibrer des appels, devenus insensibles et muets, des sourdes vicissitudes de l'univers : le Contemporain est presque par essence celui qui les nivèle, qui les efface et qui, dès l'abord, s'en résilie.
À suivre : Récoltes et semailles, Grothendieck.
Post-scriptum : Arthur Miller, dont l'œuvre me paraît aussi (ce « aussi » fait référence à Yates dont j'ai parlé dans ma dernière critique) d'une pénible et bizarre inconstance, me semble avoir beaucoup pillé ce Wolfe pour Mort d'un commis-voyageur ; c'est au point qu'une analyse systématique, je pense, révélerait que sa pièce tire sa principale teneur des thèmes – inspiration ou plagiat ? – présents dans Look Homeward, Angel.
***
« La vie familiale connaissait son plein épanouissement. Gant prodiguait aux siens ses imprécations, son affection et ses folles dépenses. Ils en vinrent à attendre avec impatience son arrivée, car il traînait dans son sillage les saveurs épicées, le rythme qui donne du goût à la vie. Ils le guettaient le soir lorsque, à grandes enjambées, il tournait le coin, suivaient religieusement chacun de ses mouvements, depuis le moment où il lançait ses provisions sur la table de la cuisine jusqu'à celui où il attisait son feu avec lequel il était toujours en bisbille quand il rentrait, et sur lequel il déversait à pleines mains du bois, du charbon et du pétrole. Ceci fait, il enlevait sa veste et se lavait au lavabo vigoureusement, frottant de ses grandes mains sa figure hérissée de poils, avec un bruit sain et mâle de papier de verre. Après quoi, il se collait contre le montant de la porte et se grattait énergiquement le dos en lui imprimant un violent mouvement de va-et-vient. Ensuite, il vidait un autre demi-bidon de pétrole dans le feu ronflant, soufflait furieusement sur les flammes, tout en marmonnant.
Alors il détachait un gros morceau de tabac à chiquer qui se trouvait toujours à sa disposition sur la cheminée et arpentait férocement sa chambre, sans se préoccuper de sa famille qui suivait ces cérémonies avec de larges sourires et une folle allégresse ; il composait sa tirade. Finalement, il bondissait sur Eliza dans la cuisine et plongeait dans le vif de ses sarcasmes, en hurlant comme un fou.
Ses artifices de langage, turbulents et indisciplinés, avaient acquis à l'usage un mouvement et un dogmatisme en quelque sorte classiques : ses comparaisons étaient grotesques, réellement inventées dans l'intention triviale de provoquer l'hilarité, et le grand sens comique qui était l'apanage de la famille – du plus grand jusqu'au plus jeune – en était quotidiennement heurté. De plus en plus, les enfants attendaient son retour, le soir, avec une sorte de joie émoustillée. » (page 77)
« Et soudain il sut qu'aux yeux de cette femme toute vie paraissait éternellement étrange, qu'elle décelait infailliblement la beauté, la tragédie et le mystère renfermés dans le cœur des hommes, et qu'elle percevait tout ce qu'il y avait de beau en lui.
Le visage de Margaret s'assombrit sous l'afflux de l'étonnante vitalité, passionnée, aussi immatérielle que le principe même de la vie ; ses yeux marron s'assombrirent, comme si un oiseau les eût survolés et eût posé sur les pupilles les ombres de ses ailes. Elle vit le visage menu, renfermé, qui brûlait d'un feu intérieur, au-dessus d'un corps long, émacié ; elle vit les jambes droites et maigres, les grands pieds disgracieusement rentrés en dedans, les taches sur ses bas aux genoux, et ses bras minces qui pendaient gauchement hors des manches de son veston bon marché et mal coupé ; elle vit la frêle ossature de ses épaules voûtée, la masse désordonnée de ses cheveux – et elle ne sourit pas.
Il leva la tête vers elle comme un prisonnier qui revoit la lumière du jour, comme un homme qui, longtemps renfermé dans une pièce obscure, expose tout son corps aux rayons du soleil levant, comme un aveugle dont les yeux sentent, sans la voir, la blanche, l'immuable clarté du jour. Tout son être se pénétrait de la lumière éclatante qui émanait d'elle, avec le ravissement du naufragé qui, mourant de soif, voit enfin tomber la pluie ; il ferma les yeux, se laissa baigner par l'éclatante lumière, et, lorsqu'il les rouvrit, il vit que les siens étaient humides et lumineux. » (pages 209-210)
« Au cours de la nuit, la vieille Mrs. Barton fut prise d'une violente crise intestinale, avec vomissements. Pour une fois, son mécanisme digestif de premier ordre ne se montra pas à la hauteur des efforts considérables qu'elle lui avait imposés durant les festins prénuptiaux. Elle fut à deux doigts de la mort.
Hugh et Helen revinrent en toute hâte à Dixieland, où régnait encore le désordre des lendemains de fête, décor lugubre et lis fanés. Helen, de toute sa vitalité, se précipita au service de la malade ; dominatrice, furieuse, régissant tout, elle insuffla sa propre vie à la vieille dame. En moins de trois jours, Mrs Barton était hors de danger ; mais son rétablissement fut long, pénible pour tout le monde. À mesure que les jours se prolongeaient, la jeune femme était de plus en plus ulcérée de se voir frustrée de sa lune de miel. Elle s'élançait hors de la chambre de la malade et faisait irruption dans la cuisine d'Eliza, la face crispée, incapable de maîtriser sa colère :
— Cette maudite vieille femme ! Je commence à croire qu'elle l'a fait exprès ! Mon Dieu, est-ce que je n'aurai aucun bonheur dans la vie ? Est-ce qu'on ne me laissera jamais en paix ? Urr-p ! Urr-p ! Son rude sourire bachique errait sur sa grande figure misérable. Mama, au nom du ciel, d'où sort-elle tout ça ? dit-elle, souriant et geignant tout à la fois. Je n'arrête pas de nettoyer. Veux-tu, s'il te plaît, me dire combien de temps ça va durer ?
Eliza rit sous cape et passa son doigt sous son grand nez.
— Bon Dieu, ma petite ! Je n'ai jamais rien vu de pareil ! Elle a dû mettre ça de côté depuis six mois !
— Pour sûr ! dit Helen, détournant les yeux, un sourire graveleux ébauché sur les lèvres. Je voudrais simplement savoir d'où diable elle sort tout ça. J'ai eu tout, ajouta-t-elle avec un gros rire acerbe ; il ne reste plus que les reins, j'attends un de ses reins d'une minute à l'autre.
— Whew-w ! cria Eliza, se tenant les côtes de rire.
— Hel-en ! Oh Hel-en ! La voix de Mrs Barton parvenait faiblement jusqu'à elles.
— Oh, va au diable ! dit la jeune femme sotto voce. Urr-p ! Urr-p ! Elle éclata brusquement en sanglots : Ça va-t-il continuer comme ça toujours ? Je commence à croire que c'est le doigt de Dieu. Papa avait raison.
— Allons donc ! s'écria Eliza, tout en s'humectant les doigts pour enfiler une aiguille. À ta place, je laisserais tout tomber et ne ferais plus attention à elle. Elle n'a rien du tout. C'est de l'imagination ! Eliza avait la conviction profonde que la plupart des maux, sauf les siens, étaient de « l'imagination ».
— Bon, bon ! Je viens ! cria la jeune femme avec entrain, non sans avoir lancé à Eliza un regard furieux avant de partir. C'était comique. C'était laid. C'était terrible. » (pages 353-354)
« — Il n'y a que trois mois que je suis ici, dit Ben de son lit, appuyé sur un coude et fumant une cigarette. Mais je connais déjà toutes les personnalités du monde des affaires. J'ai une bonne presse dans le patelin. Il lança un coup d'œil à son frère et lui sourit, avec la timidité pleine de charme de ceux qui s'extériorisent rarement. Cependant il y avait dans ses yeux durs quelque chose de désespéré et de solitaire. Hanté par les montagnes ? Par... le foyer familial ? Il alluma une autre cigarette.
— Vois-tu, on t'apprécie, une fois que tu t'es éloigné de ta famille. Tu n'auras jamais de chances de succès à la maison, Gene. Ils te gâcheront tout. Pour l'amour de Dieu, sors-toi de là quand tu pourras. Qu'est-ce qui se passe ? Pourquoi me regardes-tu comme ça ? demanda-t-il brusquement, alarmé par le visage figé, le regard fixe de son frère. Au bout d'un moment, il dit : Les femmes te gâteront la vie. Tu ne peux pas arriver à l'oublier ?
— Non, répondit Eugène. Puis il ajouta : Sa pensée n'a pas cessé de m'obséder, depuis le début du printemps.
Un cri d'animal blessé lui contracta la gorge. » (page 475)
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