Livre(s) de l'inquiétude, Fernando Pessoa (inachevé)

Abandonné à la page 96, cet ouvrage purement introspectif de l'indifférence, de l'ennui, de l'absurde, de la stérilité, du découragement, de l'absence, du refus de se rapporter à la réalité et du renoncement à toute action, de l'anti-vitalité, de la dépression par principe, de la volonté de dépression par principe, de la volonté de différenciation par la dépression par principe, sans application, ni progrès, ni nouveauté, ni édification, et qui, par cohérence, n'initie aucune leçon, toute leçon étant de nature à porter des résultats pratiques et donc induisant une mobilité. C'est l'élégie archétypale du Chrétien puéril, symboliste et pathologique, d'une « humilité » pleine d'orgueil de son unicité, qui se contemple sans cesse et écrit longuement son aboulie dont la plénitude se signale par la stagnation ; c'est l'incessante variation du paradoxe complu aspirant au néant sans avoir le courage de provoquer la mort, multipliant les images de l'inadvenu et des impossibles, se contraignant, s'empêchant et s'en supposant une raison supérieure et morale ; c'est la plainte sempiternelle du regret installé de ne pas être quelqu'un avec malgré tout la satisfaction duelle et hypocrite de se savoir un système autre et tout à fait idiosyncratique (on distingue les traces d'une fierté inavouable, l'immense honneur, honteux et tu, de celui qui, en se déplorant inadapté, ne chante en sourdine que la supériorité des intellectuels contemplatifs comme lui et censés comprendre hors des vulgarités séculaires) ; c'est la célébration empesée des impressions imagées du rêve où le narrateur solennellement ne peut cesser d'exister mais en croyant inventer les techniques exemplaires d'une disparition – ouvrage pas même tellement pathétique d'évocations lentes, assez difficultueuses, plutôt répétitives et paralysées, dont les imaginations byzantines ne valent tout de même pas les visions oniriques d'un Clark Smith, dont la verve méthodique n'a pas la vigueur désinhibée d'un Cioran, dont la philosophie étique n'a pas la créativité pittoresque d'un Bernanos.

Je crois avoir circonvenu rapidement, et sans qu'il me soit nécessaire de poursuivre, une mentalité extrême du « ça ne va pas » et du « je ne veux rien » névrosée et ostentatoire ne serait-ce qu'à l'auteur et qui n'a plus rien à m'apprendre, réfutant même d'enseigner quoi que ce soit ; le plaisir maladif et typiquement monacal d'un mécontentement qui s'espère affres mais qui se plaît à s'entretenir la douleur, ce qu'en d'autres termes on appelle, y compris en psychiatrie, le bonheur paradoxal du calvaire et de la flagellation ou syndrome de Münchhausen, frustrations vues aussitôt comme noblesses et vertus, toutes grandeurs étant considérées d'emblée comme résultats des souffrances les moins humaines possible. Qu'on regarde dans ce livre où il est question de valeurs : on lit les déformations, matinées de décadence, d'un christianisme insane et alambiqué insanes qui exige, pour sa béatitude, qu'on n'obtienne que des jouissances dans l'allégorie et la virtualité ; un échafaudage d'arguties et de pavanes sues plutôt que confessées, un portrait du soi qui s'inspecte jusqu'aux dérisoires minuties, l'aporie d'un égo qui prétend refuser son importance tout en ne faisant que se chercher des déceptions intérieures ; en somme, un éloge de l'impuissance – insincère et foncièrement inutile, si l'on me pardonne l'expression appliquée à la littérature qu'on targue si souvent de n'avoir pas d'usage et d'en tirer son mérite. L'inconvénient ici, en dépit d'une écriture soigneuse et artiste, c'est qu'on y trouve davantage la peinture d'un soporifisme que d'un rêve, ce qui ne provoque encore que le sommeil – il n'est pas aisé de garder l'œil ouvert quand l'esprit ne découvre rien, l'esprit ne conserve sa vigilance que par la stimulation issue de l'œil, et je ne crois pas que « lire des mots » soit en tout, sauf au chrétien quêteur de maux et de lassitudes, une discipline honnête à qui lit pour se compléter : ce Pessoa est presque toujours beau autant que vide, ce qui revient à mirer le vent ou le ciel uni – si le ciel était un ouvrage, je crois qu'on s'y arrêterait environ à la quatre-vingt-seizième page. Et l'on s'y arrêterait non sans avoir insisté pour tâcher de se mettre à la place des « méditatifs de l'infini » et de tous ceux qui s'imposent la consigne de se concentrer sur un point de vacuité en abandonnant tout profit d'eux-mêmes : à force, ces gens, oubliant qui ils sont, finissent par se fasciner de s'apercevoir qu'il existe un état exceptionnel, en-dehors de soi, loin du quotidien, un état hors du commun... demeurant cependant incapables de se rendre compte que cet état en quelque sorte inouï, surprenant, vertigineux, s'appelle seulement : le néant, dont environ seules la différence et l'inhabitude fascinent.

D'ailleurs, en feuilletant les commentaires positifs sur Pessoa – je les ai lus dans le doute au cas où une chose m'aurait échappé, comme une « clé de lecture » –, on constate le registre de béatitude et d'enthousiasme du critique d'art abstrus et vain, conceptuel, toujours injustifié, discours de métaphore indésireux de dresser un argumentaire concret, insoucieux d'une vraie critique, d'une critique critériée, de sorte que je continue de ne savoir même en théorie ce que j'aurais manqué : on ne me propose que quelque sorte d'hermétique poème comme prétention à expliquer un poème hermétique, semblable aux plaquettes dites « descriptives » de peintures contemporaines dans les galeries chères, négligeant de résumer le sujet et l'intérêt, ne réalisent que des extrapolations plus ou moins ésotériques et toujours très vagues d'une « essence » dont on ne montre jamais les indices. Je mets au défi, lisant ces commentaires, de savoir seulement ce dont parle Pessoa, à part d'un être immobile et qui tient à se fixer encore. Il est vrai que peut-être cette tentative – à savoir figer l'immobilité – revêt un caractère d'inédit, et que ce n'est en cela pas entièrement un travail dénué de génie, c'est néanmoins, sur plus de 500 pages, un essai certainement lassant et dont quelque condensation eût mieux servi le propos (il me faudrait citer au hasard des passages pour en faire comprendre l'évanescence cependant délicate et instruite, mais je ne veux pas perdre le temps à les recopier). J'ai pourtant souvent senti un esprit apte à pénétration : quand le narrateur ne parle pas de lui, il réalise parfois des acuités surprenantes, à condition toutefois qu'il ne se mêle pas de spéciosités chrétiennes (ce qu'il fait souvent), comme son ouverture sur le romantisme – à la façon de Pascal, il tire de rares et courtes illuminations hors de ses monomanies redondantes, pléthoriques, surnuméraires –, c'est malheureusement un esprit qui, sans conteste perspicace, ne sait pas élire, le propre des êtres qui tiennent trop à écrire avant de savoir quel sujet en vaut l'importance, et qui ne réalise que variations d'observations infinitésimales centrées sur soi c'est-à-dire sur le thème le plus prochain, encore qu'un soi qui, n'ayant rien de flagrant à décrire, ne trouve rien à faire qu'à examiner, sempiternellement et en style, à la première occasion d'un stylo, les minusculités de son intériorité, comme on dresserait sans fin la description de plus en plus vétilleuse de son salon-séjour. C'est un vice intrinsèque, quand on ne sait pas quoi faire, de s'appesantir à écrire avec beaucoup de pointilleuse subtilité sur ce qu'on ne remarque en soi qu'à force d'y quêter des singularités, comme une infinissable psychanalyse autopersuadée – c'est même probablement, au juste, un comble du désœuvrement.

À suivre : Fournaise, Llewellyn.

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