Les plus qu'humains, Theodore Sturgeon, 1953
Bien des livres, il y a longtemps, m'ont fait cette impression. Est-ce bon ? je l'ignore. Est-ce crédible ? pas vraiment. Cela m'émeut-il ? peu. Est-ce bien écrit ? ça ne se voit pas, mais comme c'est étranger, ça peut être dissimulé par la traduction. À quelle nécessité cela répond-il probablement chez l'auteur ? eh bien ! il semble que ça réponde surtout au besoin de raconter une histoire. C'est en tous cas anodin. Je n'ai pas passé un mauvais moment à lire, mais je ne peux pas dire que j'en garderai quelque chose. Voilà, j'ai tourné de la page. C'est bien fait en quelque sorte, ça suscite la curiosité instinctive du lecteur normal ; ça n'a en revanche aucune chance de mêler sa matière avec moi, ça n'a ni teneur, ni consistance, ce n'est pas profond, ça ne communique que des images instantanées. C'est peut-être ça, ce qu'on appelle, au fond : du divertissement.
Les plus qu'humains raconte l'histoire d'une petite communauté d'enfants disposant chacun d'un don extraordinaire – télépathie, télékinésie, téléportation ou super intelligence –, réunis pour échapper à la brutalité du monde, parce que leur complémentarité et leur solidarité peut triompher d'à peu près tout. Là, Sturgeon élabore un récit, et, ce faisant, manifestement il n'improvise pas : sa composition en trois parties, dont les deux dernières, semblant commencer sur des situations nouvelles, rejoignent progressivement la précédente avec astuce, ne laisse nul doute sur la planification d'ensemble : c'est anticipé et élaboré, une intrigue donc, et pas juste un déroulement. Le problème, c'est qu'on se demande si l'idée initiale méritait d'être écrite et développée, parce que c'est plutôt invraisemblable et cliché, émotions comprises. On retrouve, chez des auteurs américains, notamment parmi ceux qui se sont distingués dans les genres du fantastique et de la science-fiction, une platitude de vue qui se cantonne presque exclusivement à la narration de faits imaginaires, et, sans pour autant que cette réalisation soit un échec – c'est même souvent fluide quoique sans surprise stylistique, et la fluidité, il faut le reconnaître, est le fruit d'un travail loin d'être évident, on a déjà là en somme une école de compétences –, on suit une aventure, certes avec précision et tout le nécessaire pour l'imaginer efficacement, mais sans parvenir à deviner si cette aventure recèle un intérêt : on attend patiemment, sans désagrément. La construction narrative est une réussite, cette façon de déstabilisation qui produit son effet en suscitant le souhait de comprendre la situation et d'envisager la suite ; c'est narratologiquement à peu près irréprochable, je veux dire qu'on rencontre les indices d'un professionnel qui connaît les aspects techniques de son métier, mais, passé la dernière page, on en reste à se demander ce que cette histoire déconnectée de la réalité, impossible et convenue, aux ressorts psychologiques banaux et imprégnée d'une morale facile, peut nous apporter : c'est une anecdote dans la longue quantité qu'on a lue, anecdote qui ne devrait laisser qu'un souvenir très faible, comme il y en eut tant dans la vaste traversée de la littérature où l'on a distingué d'impressionnants récifs au détriment de cailloux inoffensifs qui, quoique certes pas laids, sont incapables par la dimension ou l'aspect d'infléchir la course de notre navire. La faute, je crois, se situe en ce que l'auteur peut supposer que le canevas d'une idée a priori originale vaut toujours de la rédiger jusqu'au bout, par défi ou par excès de confiance, et comme un devoir. Mais il existe une pause salutaire à l'origine de la rédaction d'un ouvrage, et c'est cette pause qui doit profiter à la considération de la nécessité de l'écrire : seulement, beaucoup d'auteurs, je pense, ne s'estiment pas le temps pour prolonger assez cette pause, alors ils se lancent dans une intrigue qu'à défaut d'autre idée ils ne regretteront point mais qui ne rend nul sentiment de profondeur, un travail d'assemblage et de mise en scène mécanique : je suis à peu près sûr que Sturgeon fut prolifique et que, partant d'un soupçon, il se donnait pour principe d'en faire un livre, principe qui, pour opiniâtrement brave qu'il fût, devait logiquement donner lieu à des productions inégales que, j'imagine, il trouvait à justifier à sa manière. C'est en l'occurrence un roman un peu mièvre et veule, dont la première partie est la plus sensible parce qu'on y rencontre un personnage subtil d'idiot qui suscite une forme originale de pitié, et dont la fin, que je n'ai pas réussi à comprendre malgré plusieurs relectures, est, à ce que je crains, une échappatoire dans le domaine du mysticisme grandiloquent faute de savoir comment finir uniment une pensée. J'ai écrit des dénouements comme cela, il y a longtemps, avec ce même esprit d'enthousiasme artificiel – une recette – de qui veut élever son intrigue vers un apogée réflexif : l'écrivain n'y parvient qu'en exacerbant des intentions, et, au terme de cet état d'hallucination forcé où il s'est hypnotisé par intervalles (les intervalles vides représentant des moments de renoncement provisoire à la rédaction, des répits passés à respirer dans l'espoir de se tirer d'affaire, comme on quitte provisoirement un pensum), sortant de la violence fiévreuse qu'il s'est imposée et sitôt son premier degré recouvré, il éprouve en se relisant l'impression d'un succès très mitigé entretenu uniquement par un désir d'ouverture étouffant et patent, à la limite du délire. Il reprend alors son ouvrage qu'il modifie considérablement, et puis, après avoir corrigé autant qu'il a pu cette version pour laquelle il n'a décidément pas de meilleure idée, en cet après-coup pénible de la transe factice, il se dit, comme après une composition obligatoire de lycée : « Bon. Ça ira comme ça. Évidemment, on peut dire que c'est emphatique à l'explosion et que ça sonne creux, mais de toute façon, je n'ai plus l'envie d'y revenir et je voudrais passer à autre chose. Oublions tout ça, on verra bien ce qu'ils en pensent, eux. Ils sont surprenants, parfois. »
« Eux », ce sont, bien sûr, les lecteurs, et on peut admettre que cette année-là ils ont fait plus que conforter l'auteur dans son contentement, en lui décernant le « International fantasy Award ». J'espère que c'était globalement une mauvaise année, je veux dire que je souhaiterais, pour la justice et la concurrence, que rien de mieux n'ait été écrit en 1953. Mais j'en doute, à vrai dire. C'est que c'est vraiment, vraiment – à l'exception de la construction – un livre anodin.
À suivre : Le langage des cactus, O. Henry.
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