Les Ombres de Canaan, Robert Howard
Je tiens les éditions Bragelonne-Milady pour une entreprise qui a réussi dès 2000, grâce à quelque opportunisme mêlé d'un certain goût littéraire, une percée relativement méritée dans le monde devenu peu à peu si médiocre et commercial de « l'Imaginaire ». Je n'ai pourtant pas suivi précisément leur avancée, et, n'ayant guère acquis de leurs livres, peut-être suis-je encore trop laudateur ; mais j'ai déjà constaté que nombre de références, des Howard et des Lovecraft notamment, ne sont longtemps restées rééditées en français que chez eux ; or, si c'est certes un moindre risque de se procurer gratuitement des ouvrages dont les droits ont expiré, ce n'est tout de même pas rien de savoir les choisir, et il y a fort à parier que les créateurs de cette maison ont, à une époque au moins, su quelque chose de la littérature du genre qui est leur spécialité initiale, je parle ici de la Fantasy, du fantastique et de la science-fiction.
On pourrait croire en effet qu'il est aisé de sélectionner, dans un répertoire de références nombreuses et parmi une liste énorme d'auteurs défunts, les livres gratuits les plus éloquents, ceux dont la qualité indéniable servirait, pour ainsi dire, de devanture et de support aux autres récents, de « vitrine » à des contemporanéités plus polémiques : il n'y suffirait que d'une solide expertise et d'assez d'érudition, et l'on obtiendrait la recette d'un travail consciencieux qui, s'il devait aller malgré tout à la ruine, serait quand même à vanter le temps de son existence pour sa justesse et son sérieux. Néanmoins, au-delà d'une telle compétence, déjà rare, à la sélection, on ignore les pressions diverses que doit continuellement supporter un éditeur prétendant au succès sinon à la survie, et la tentation lui est grande sans doute d'accompagner ses projets des traditionnelles concessions faites aux amis qui réclament la publication et aux foules stupides qui raffolent des imbécillités à la mode. Je n'ose pas encore prétendre que Bragelonne ne fait pas du tout dans la sauce mièvre et racoleuse – certaines de ses collections récentes, notamment, allant chercher du côté du public de la Fanfiction, amorcent déjà quelque dégénérescence plus ou moins inévitable –, mais je dois admettre que le triomphe de cette maison ne me paraît pas entièrement immérité, quoique en réalité je doute qu'elle parvienne longtemps à se maintenir à un niveau de qualité satisfaisant, attendu qu'il n'existe plus de « canal » par lequel un éditeur puisse (ou consente à) aller à la rencontre des jeunes auteurs soignés, talentueux et transgressifs comme il est si nécessaire d'en trouver pour soutenir de tels genres littéraires.
N'importe : si j'adjoins à ces premiers bons choix la bonne facture des livres en tant qu'objets, le soin apporté à ses illustrations (en l'occurrence par Miguel Coimbra), ainsi que le choix de Patrice Louinet comme traducteur fidèle et rédacteur d'un dossier solide sans conteste, informatif et nullement pédant, la recette est complète, il n'y a rien à redire. Reste, bien entendu, le contenu littéraire lui-même à critiquer, ce dont je me porte volontaire, étant toujours votre serviteur.
Howard, il faut l'annoncer d'emblée, n'est pas un grand écrivain fantastique. C'est, à mon sens, un auteur qui s'est longtemps cherché une voie, assoiffé d'un projet à la mesure de ce qu'il sentait poindre en lui de volonté et de grandeur potentielle, et qui, précipité par une certaine urgence financière, n'est pour l'essentiel parvenu à produire dans ce genre que des nouvelles aussi faciles à vendre aux magazines qu'à oublier peu de temps après les avoir lues, sous réserve de connaître déjà autre chose. Je sais bien que ce que je dis n'est guère aimable, et l'on n'ignore pas combien je suis exigeant s'agissant d'un genre où je n'ai pas contentement à des demi-frissons : il me faut de la terreur pure et vertigineuse, sans ingrédients attendus ; or, je ne crois pas exagérer beaucoup en affirmant que presque toutes les idées de Howard sont à chercher du côté d'un certain H. P. Lovecraft, quoique organisées avec moins de finesse et de développement.
Lovecraft – j'ai parlé de lui ailleurs – était l'auteur des malaises vraisemblables et aux longs crescendos par lesquels le lecteur se sentait irrésistiblement angoissé, envoûté et comme pris au piège de monstruosités rendues plausibles, insidieusement, et prenant réalité dans notre passé comme dans notre avenir : chez cet auteur, la progression valait autant que l'idée, il y fallait le recours minutieux de tout ce qui était susceptible de produire l'immersion insinuante et affolante : le style d'abord en un mélange byzantin de précisions infimes et d'élégances intempestives, l'atmosphère ensuite en des contextes conciliant la modernité sans déni et des personnages et décors fascinatoires, et l'intrigue enfin en des compositions claires et anticipées propres à réaliser la chute effroyable. Mais Lovecraft n'avait jamais rien concédé à l'argent, et Howard, sans doute, vivait dans quelque autre besoin et avec des aspirations plus modernes : ce dernier n'avait pas de ces patiences qu'on reconnaît dans toutes les peintures littéraires de son maître, et comme il n'était pas exactement un homme d'idées lumineuses pour lesquelles il aurait eu besoin de temps, il se contentait souvent de copier des univers sans proposition de chutes, et Lovecraft lui en proposait qu'il admirait particulièrement et auxquels il ne se sentait aucune raison de renoncer. En cela, je trouve que M. Louinet surestime ici un peu la force de l'auteur qu'il commente – bien qu'il ne s'empêche pas d'affirmer à l'occasion la pauvreté de certains textes du recueil, mais c'est sans doute aussi une nécessité de ne pas dénigrer à l'excès le choix d'un éditeur au sein même du livre que celui-ci a sélectionné. Je lui remarquerai deux choses, en sus de ses remarques intéressantes et documentées : premièrement, que le récit intitulé « L'Horreur dans le Tertre » daté de 1931 et qu'il estime l'un des plus originaux du recueil est encore largement le pastiche d'un Lovecraft publié en 1929 sous le titre « The Mound » (« Le Tertre » en français), nouvelle excellente qui, souvent, échappe encore aux attentions des amateurs du natif de Providence parce que celui-ci eut la gentillesse d'en faire don à Zealia Bishop qui la publia sous son propre nom – le contexte y est similaire, et surtout le creusement du tertre s'opère dans des conditions d'angoisse très semblables, au point que je me suis demandé un long moment si Howard n'allait pas tout bonnement réécrire en entier la nouvelle de Lovecraft ; secondement, que la littérature de Howard est aussi fort imprégnée, à ce qu'il me semble, de références à Poe, notamment dans la constitution de personnages enquêteurs comme le Dupin du « Double assassinat dans la rue Morgue », quoique dans un jus infiniment moins fort et détaillé, prouvant ainsi sa difficulté à donner vite naissance à de véritables entités personnelles et uniques, sans parler de certains incipit dialogués où – mais c'est un soupçon – on retrouve la trace de structures et de thèmes assez proches, par exemple, au commencement de « La Barrique d'Amontillado ».
Pourtant, je dois reconnaître que ma synthèse arrêtée là serait par trop cruelle : c'est qu'à défaut de patience et d'un style très caractéristique, Howard n'est pas du tout dénué d'effets, et ses nouvelles ne sont jamais mauvaises, même si aucune n'est vraiment grande ; il accuse même parfois de belles réussites – c'est un bon élève, doté d'une excellente mémoire de lecteur –, et nombre de ses portraits sont parfaits d'évocations fines, à condition seulement qu'il ait pris le temps de les détailler. Pour le principal, il gagne presque toujours davantage sur le thème du divertissement que de la peur et aussi que de l'art où il s'aventure assez peu : la profondeur et l'innovation y manquent, je crois, et l'on en ressort avec le sentiment d'un commencement d'enivrement terminé trop vite ; on est saisi d'images d'effroi comme dans un miroir, mais le reflet s'estompe bientôt, la vitre est courte de surface, et ne reste qu'une impression à peine aperçue ; en fantastique, il ressortit à ces saveurs agréables et bien faites mais dont le souvenir disparaît, symptôme d'une cuisine saine, rigoureuse mais marquée de peu d'audace (j'arrête là mes métaphores synesthésiques dont j'abuse ici quelque peu). C'est de la littérature suffisante, en somme, pour bien mieux que des novices faciles à rassasier, pourtant ce n'est pas dans le fantastique qu'excelle un Howard intègre et puissant : il s'y exerce, y cherche une voie propre, varie ses procédés et ses milieux sans réussir tout à fait à renouveler le genre ou à le compléter de poursuites plus qu'habiles, tout y naissant, s'enchaînant et s'achevant sans les considérations nécessaires à une imprégnation viscérale ou métaphysique.
Et certes c'est, à ce que je prétends, avec le personnage et l'univers de Conan que Howard trouvera enfin son véritable motif de création, son chef d'œuvre original et exemplaire : la puissance virile, incarnée dans un contexte primal. Et, si j'ai un jour l'occasion de lire de nouveau des récits du Cimmérien, je saurai longuement exprimer pourquoi cette œuvre n'est pas du tout d'inspiration bête et puérile comme se le figurent nombre de lecteurs à préjugés, mais, au contraire, quelque fantasmagorie soigneusement ciselée de style, et dont la brutalité est une délivrance et une ode à une certaine forme de l'idéal nietzschéen.
À suivre : La Servante écarlate, Atwood.
***
« De quelque part au-dessus d'eux leur parvenait un sifflement, étrange et mélodieux...
Griswell perdit tout contrôle, son cerveau plongeant dans des ténèbres encore plus épaisses que les ténèbres physiques qui l'enveloppaient. Il y eut un moment de vide absolu. La sensation de mouvement fut le premier signe lui indiquant qu'il revenait peu à peu à un état de conscience. Il courait, éperdument, trébuchant sur une route indescriptiblement chaotique. Autour de lui, tout n'était que ténèbres, et il courait en aveugle. Il se rendit vaguement compte qu'il avait dû s'enfuir de la maison et courir sur des miles avant que son cerveau poussé à bout se remette à fonctionner. Il s'en moquait. Mourir au bout d'une corde pour un meurtre qu'il n'avait pas commis ne le terrifiait ne serait-ce qu'à moitié autant que l'idée de retourner dans cette maison de l'horreur. Il était dominé par le besoin impérieux de courir, encore et encore, comme il le faisait en ce moment même, aveuglément, jusqu'à ce qu'il arrive au bout de son endurance. Les brumes ne s'étaient pas encore totalement dissipées de son cerveau, mais il parvint tout de même à s'étonner de ne pas voir les étoiles à travers les branches noires. Il se dit vaguement qu'il devait être en train de gravir une colline, ce qui était étrange, car il savait qu'il n'y avait pas de collines à des miles à la ronde autour du manoir. C'est alors qu'au-dessus et devant lui apparut une faible lueur.
Il se dirigea tant bien que mal vers celle-ci, escaladant des sortes de corniches qui peu à peu commencèrent à manifester une inquiétante symétrie. C'est alors qu'il fut frappé de terreur en se rendant compte qu'un bruit résonnait à ses oreilles... Un étrange sifflement moqueur. Ce bruit chassa les brumes de son esprit. Qu'était-ce donc ? Où était-il ? Son réveil et sa prise de conscience furent stupéfiants, s'abattant sur lui tel un merlin de boucher. Il ne courait pas sur une route, et ce qu'il gravissait n'était pas une colline mais des marches. Il était toujours dans le manoir des Blasseville ! Et c'était vers le haut de l'escaler qu'il montait !
Un cri inhumain jaillit d'entre ses lèvres. Couvrant celui-ci, le sifflement démentiel s'éleva et se transforma en un macabre couinement suraigu, exprimant un triomphe démoniaque. Il tenta de s'immobiliser, de rebrousser chemin, même de se jeter par-dessus la balustrade. Son hurlement résonna d'une intolérable façon à ses propres oreilles. Mais son contrôle de lui-même avait volé en éclats. Il n'existait pas. Il n'avait aucune volonté. Il avait laissé tomber sa lampe torche et avait oublié l'arme dans sa poche. Il ne pouvait pas commander à son propre corps. Ses jambes fonctionnaient avec des mouvements raides, tels les rouages d'une machine, indépendamment de son cerveau, obéissant à une volonté extérieure. Maladroitement mais méthodiquement, elles portaient Griswell, qui ne cessait de hurler, vers le haut des marches, vers la lueur surnaturelle qui scintillait au-dessus de lui.
— Buckner ! hurla-t-il. Buckner ! À l'aide, pour l'amour de Dieu ! » (pages 418-419)
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