Les Expirations, Léo Porfilio, 2018

Admirable de technicité, impeccable de rythme, supérieur de vigilance et virtuose de contention, ce recueil de poèmes issus d'un contemporain anachronique, d'un revenant dont la minutie m'évoque quelque génial autiste. Forme et lexique, ces deux intempestives exigences, ne souffrent aucune approximation, rappelant – il en est besoin en un siècle qui ne fait plus en ce genre à peu près que de l'écriture automatique ou du surréalisme puéril – que la poésie ne se fonde pas sur une banale intention d'exprimer un émoi mais sur une prééminence accordée à la beauté du langage. Il faut du travail et de la maîtrise pour cet art d'excellence à l'extrémité de la littérature, qui condense sens et suggestions. Porfilio est en cela un orfèvre : par recherches appuyées et ouvragées, il cisèle le factice, d'une superbe élégance, parnassienne et contournée, précieuse et difficultueuse quoique sans hermétisme, et solennellement contemplative, comme des tableaux fin-de-siècle. D'innombrables retouches confinent à la perfection du rendu, c'est d'une propreté inattaquable, hiératique presque, complaisamment sculptée, artificielle et... lisse. On admire le lustre rutilant ; on n'y discerne pas le fond du vrai. Porfilio est indéniablement un magistral décorateur de cadres dorés et d'un académisme appesanti, mais il se complaît trop à des figures, et le motif de la toile tend à disparaître à l'exposition des méticuleux pinceaux.

... Ah ! ma dureté ! Je sens que je regrette déjà l'intransigeante, l'inhumaine fermeté de ce que j'écris !

Porfilio n'est pas précisément pédant et je ne le soupçonne pas de vouloir en imposer à quiconque ; seulement, c'est sincèrement qu'il aime, adore et idolâtre la manière pure, mais il n'a pas grand-chose à dire, et tout se fige à ce façonnage coloré qui n'entretient qu'un rapport lointain et esthétique avec la réalité : on y rencontre des sentiments glacés tels qu'ils devraient être, tels qu'on se plaît à les trouver dans la littérature, les plus classiques élans, les statues les plus dignes, mais ce sont des statues moulées à l'imitation d'autres statues. Beaucoup de ciels rougeoyants en braise dans des firmaments en rimes très riches. Beaucoup d'animaux décrits : c'est qu'il faut s'ennuyer fort, je trouve, pour parfaire à la perfection une pièce sur la girafe ou l'éléphant. C'est magnifique mais ça ne touche pas, ça n'a pas d'audace, le fond est piètre, c'est moins pittoresque que Hérédia qui est à la fois plus juste et plus truculent, sans profondeur, que des aplats « brillants » sans vitalité. Plus maladroit : il n'est pas rare que l'obsession formelle trouble ou abîme la représentation du lecteur. Les images sont toujours un peu surcomposées, hypermétaphorisées dans un goût d'astuces savantes et de joliesse codifiée, mais ces effets de surenchère constituent des fautes d'idées, des travestissements et des confusions du réel, car il est de ces surabondances stylistiques qui se contrarient et s'obscurcissent. À la fin, tout en lisant, j'en arrivais à chercher systématiquement d'où procédait l'inefficience de la transmission, ce qu'il y avait d'insincère et de décoratif finissant par impatienter, par empêcher la fluidité de la représentation, sans parler de raretés lexicales qui ne m'importunent pas mais sont quelquefois faites exclusivement, il faut le reconnaître, pour être remarquées comme vocables ostentatoires à l'exclusion même de ce qu'elles désignent et sont censées traduire. L'unité, à force de détours innombrables, se perd, le ton affiché de tendresse ou de gravité se désavoue à la révélation trop sensible des outils de l'artisan, la composition d'une scène s'emberlificote de tropes, on ne lit plus l'émotion mais l'élégance du travail, la facture, les ajouts qui se superposent au lieu qu'ils forment une cohérence compacte. Ah ! il faut un exemple, bien sûr, et je ne veux pas choisir ; il suffit, je suppose, que j'ouvre au hasard et que j'explique ; ce sera page 23 donc, un sonnet, – je ne m'attarderai que sur les défauts que j'explore – et déjà le titre :

« IN EXCELSIS »

Et pourquoi pas, plus simplement, « En hauteur » ? Est-ce que déjà le poète veut induire une multiplicité de connotations ? Pourquoi pas ? Passons.

« Les ruines du soir allument les vitraux »

Non littéralement, les ruines n'allument rien, les ruines sont sombres, concevoir une ruine, c'est admettre plutôt d'emblée un état inerte. Bien sûr, il s'agit du ciel d'un couchant, mais l'idée même que la tombée du soleil soit une ruine est d'un classicisme quelque peu éculé.

« Le soleil agonise. Animal, il implore

Le monde ensanglanté que son déclin colore,

Et ses rayons de jaspe inondent les carreaux. »

Très joli, sans doute. Mais pourquoi, « animal » ? Est-ce qu'un animal implore ? Un peu maniéré, aussi, ce « monde ensanglanté » parce qu'on croirait, ainsi exprimé, plutôt le sang du monde que le fruit du soleil-même. Et pourquoi ce qu'on incarne en animal devient-il minéral, en « jaspe », très peu après ? Quant aux rayons qui « inondent », le feu et l'eau, c'est aussi d'un classicisme un peu éprouvé.

« Son globe, flamboyant comme l'œil des taureaux »

Croit-on vraiment qu'il y ait quoi que ce soit de flamboyant, en réalité, dans l'œil d'une vache, même s'il est vrai que ça s'accorde assez opportunément avec « globe » ?

« Verse un pleur violet sur une passiflore »

Il était rouge sang, ce ciel, puis rouge jade, ce qui était similaire, et d'une vivacité même de feu... mais le voilà « violet » ? Quant à la passiflore, je comprends un peu tard qu'il ne fallait pas imaginer une église, contrairement à la suggestion du premier vers : est-ce qu'on entretient des bouquets, dans une chapelle ?

« Dont la gemme écarlate enfle et tente d'éclore »

Le végétal se mêle au minéral : c'est artiste, oui mais il faut se représenter une pierre précieuse qui veut éclore ; c'est un peu faux, excessivement subtil ; il ne faudrait pas en tous cas multiplier ces figures qui altèrent la vision exacte au profit de l'admiration du style.

« Dans la jungle d'amour des chagrins vespéraux. »

Exemple typique de surcomposition : je me demande ce que le lecteur est censé « voir ». Ce qu'il veut, si ça se trouve. Mais cette « jungle » arrive bien disparate, je trouve. Et d'où naît donc cet amour subit ? Quant au « chagrin » qui reprend « pleur », il est astucieux, mais il ne faudrait plus l'associer à l'œil flamboyant des taureaux, qui donne plutôt une idée de brutalité ou de terreur sourde.

« De sa forge profonde, il darde un dernier glaive »

D'un style supérieur. Sauf que c'est toujours notre « animal » soleil qui brandit à présent un glaive. Et aussi, ce soleil semblait passivement expirer une tristesse, d'une façon passive, et le voilà devenu hardi forgeron.

« Qui rutile dans l'ombre et dont la moire élève »

Dans l'ombre ? Mais tout était écarlate ! ou bien, est-ce qu'on dirait que le soleil éclaire l'ombre ? Mais ce n'est plus l'ombre alors puisque le soleil s'y met ! Faut-il anticiper la vitesse de la lumière pour voir l'ombre avant le rayon ? Ou bien le temps a-t-il donc passé si vite que le soleil soit à présent presque disparu ? Et puis, j'entends que le glaive « rutile », mais est-il si aisé de concevoir, la « moire » du « glaive » ?

« Sur les murs de l'église, un théâtre de feu. »

C'était donc bien une église. Mais y a-t-il un sens classique au mot « théâtre » ? Si c'est l'édifice grec, c'est impensable, évidemment. Si c'est pour le jeu de lumières, c'est évidemment suggestif et incomplet à la fois, car on ignore le spectacle de ces teintes qui, de toute façon, ne peuvent être très actives. J'ai pensé, un temps, aux effets de lumières issus des vitraux, mais il n'y a pas tant lieu de supposer qu'on voit l'intérieur de l'église, à cause du passiflore qui pousse sans doute à l'extérieur. D'accord, mais le soleil rendait un « pleur » naguère, et voilà qu'avec ce théâtre il joue !

« L'éperon de la nuit bascule, tombe et crève

L'immense bulle d'or qui n'est plus, dans ce rêve,

Qu'une chape de sang sur les deux toits de Dieu. »

Aïe ! j'ai mal choisi, par pur hasard, l'un des rares poèmes dont je n'entends pas la fin avec certitude. Je suppose que « l'éperon » est la lune, mais pour basculer, tomber et crever quelque chose, c'est tout de même excessif et inconcevable, d'une brutalité qui dément assez le reste, de sorte que le « rêve » paraît même un prétexte pour justifier cette invraisemblance ; et comment rencontrerait-elle ainsi le soleil ? Quant aux deux toits, il y a bien sûr l'église, cela fait un, mais pour le second, est-ce le firmament lui-même, comment savoir ? Du reste, la fleur est déjà oubliée, et c'est dommage qu'elle n'ait servi qu'à orner un poème.

... Et puis, je me rends compte, après voir commenté, que j'ignore si le poème propose un instant d'entrer dans l'église, ou si la vision n'est qu'extérieure, et cela m'embarrasse assez de n'être pas seulement assuré que l'auteur le sache non plus.

Quant à son intention en l'occurrence, quel est donc le motif intérieur qui a pu le pousser à la vétilleuse coloration de ce monument ? Une église au couchant, un couchant et une église de plus : on rencontre pareillement une multitude de photographies de ces lieux communs qui, même représentés avec art, signalent un incommensurable désœuvrement, une sorte de paresse de sélection, une incapacité ou un insouci de distinction, et presque – pardon ! – un préjugé. « N'importe ! L'art pour l'art ! » rétorquera-t-on, et : « la beauté suffit ! » Quant à moi je ne sais... Je suis trop économe de mon temps, j'ai l'effort trop aiguisé. Il me semble que, quitte à passer des heures à peaufiner une pièce, j'aime autant qu'elle signifie plus qu'une idéale beauté plastique sous distante vitrine et que sa composition ne consiste pas seulement en une perfection de forme certes considérable dans l'appréciation d'un poème et de tout fragment littéraire, mais aussi en la préparation d'un message essentiel qui raconte davantage qu'un artisanat, de quelque émanation plus unique de ma personne qu'un lissage opiniâtre, et ce n'est pas aisément que je me figure sans autre sujet de choix que la peinture à peu près hasardeuse, pour le défi esthétique, d'un animal ou d'un paysage dont la typicité n'évoquerait rien d'autre, à la vaste collection des représentations systématiques du monde, qu'une jolie image de plus.


À suivre : La Comédie de Charleroi, Drieu La Rochelle.


***


« LES VAUTOURS


Quand les chats de la plaine ont mené leurs besognes,

Lorsqu'ils ont égorgé l'antilope et les bœufs

Et que fume la chair sur le théâtre herbeux,

Du ciel tombe un vol brun de cruelles cigognes.


Dans les ventres ouverts, mille vautours ivrognes

Plongent leur cou pelé qu'allonge un bec gibbeux

Et, fourrés au buffet des intestins bourbeux,

Ils se saoulent du sang qui baigne les charognes.


Sur les cornes parfois, en venant s'y percher,

Ils ouvrent dans le vent, pour les faire sécher,

Leurs ailes de harpie aux purpurines franges,


Et n'ayant rien laissé des vivres corrompus,

Le lugubre escadron des convives repus

S'enlève, triomphant comme un bataillon d'anges. » (page 29)

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