Le Soleil des Morts, Camille Mauclair, 1898
J'ai tardé à écrire sur Le Soleil des morts que j'ai fini de lire il y a une quinzaine de jours à l'heure où je commence à écrire cet article, non seulement car j'ai manqué de temps pour entamer sa critique, mais surtout parce que j'y sens un roman climatérique, sorte de chaînon manquant à ma compréhension de l'histoire psychopathologique des époques sociales, et plus exactement un témoignage rare, subtil, paradoxal et foncièrement coloré, plus profondément utile que son auteur n'aurait songé peut-être, lui qui vivait en une charnière qu'il ne pouvait pas deviner sans doute, s'agissant de l'essence d'une transition de l'esprit humain vers notre ère contemporaine, ouvrage que je dois par conséquent traiter, selon mon intuition, avec la plus extrême précaution d'analyse. J'entrevois même la difficulté de cet examen, tous le souci et le soin, avec la rigueur pénible dont j'aurais besoin pour transcrire une impression que je ne sais pas encore définir et dont la teneur inappréciable m'a fait différer, par volonté de m'y appesantir avec concentration, le moment d'en disserter, à l'issue notamment d'un travail déjà épuisant que je viens d'achever sur la nature sensorielle de la réalité.
Ce roman traduit un seuil mental et moral, seuil dont le franchissement ne connut ensuite aucun retour en arrière, battant poussé, porte close, et regards rétrogrades aboutissant à l'illusion d'un mur uniforme ou d'une béance panoramique. C'était un passage étroit, comme après sexe. L'espèce d'euphorie imbécile née de cet achèvement est le sombreux oubli d'un état antérieur. Il y eut longtemps le moment d'excitation croissante et des égards de performance, la contention dure vers un aboutissement d'explosion, résolution de l'effort, et ça dura jusqu'à la date de ce livre à peu près, puis s'effondra dans la stupeur énervée l'envie de persévérer dans la besogne amoureuse, de compter pour l'admiration d'autrui et de soi-même, d'atermoyer la jouissance – philosophie active du désir. L'orgasme crétin vint enfin qui termina tout en vidage, non sans l'aperçu gênant du halètement bête et le goût amalgamé du dormir. Plus de sève, plus de force. La société obtint, elle prit et s'anéantit brutalement dans la satisfaction béate, sorte de chute de la volonté après le plaisir entretenu de l'insatisfaction. Toute conquête ultérieure parut à la fois pénible et superflue, et tout éreintement déjà fait. Ce fut ainsi le temps de la recharge, qui risque de durer le temps entier du couple satisfait et désœuvré.
Je me comprends, pour l'instant. J'ai besoin de métaphore pour appréhender l'histoire à peine sensible. Dans la sexualité et dans l'orgasme se situe une image approximative de ce qu'on prépare et atermoie et de ce qui s'annule sitôt réalisé. C'est comme s'il ne fallait jamais, dans la vie et pour vivre, cesser de travailler pour un coït à venir.
André de Neuze, écrivain protagoniste, artiste de dilemme, supérieurement préoccupé par le devoir, rencontre Calixte Armel, en qui le lecteur avisé reconnaît Stéphane Mallarmé que fréquenta Camille Mauclair lui-même, en disciple. De Neuze, édifié par cette profondeur auprès de laquelle penchent déjà ses meilleurs confrères, fasciné littérairement par ce gouffre d'acuité des correspondances poétiques, et atteint dans sa tendresse filiale par cette placidité magnifique au mysticisme superbe et accueillant, déborde d'admiration et d'affection ; et cependant, il vit ses plus antithétiques émois d'amours, incarnés en la dualité de deux femmes, d'une part une grisante sensualité de théâtre aux volontés actives et aux effets électriques, d'autre part la fille d'Armel qui, artiste en son détachement secret et aristocrate dans sa pâle langueur, et pleine de gratitude pour l'idole sainte qui l'a élevée, s'est vouée corps et âme à l'assistance de son père. Le trouble naît de cette dichotomie fondamentale, presque élémentale : adoration de la féminité comme puissance d'attraction et de vie ou bien son culte comme idéalité spirituelle et héritage intellectuel.
Ce débat, stéréotypé, peut aisément agacer au-delà des figures préparées et des rôles : l'amour, quoique vraisemblable en cette disposition initiale, est dans les deux cas mensonger, irréel, excessivement corporel ou psychique. (On n'a jamais écrit sur l'amour ; jamais un récit n'a effleuré la consistance de l'amour généalogique et pur autrement qu'en alimentant une banque de clichés faciles et d'extrémités hypersensibles. C'est au point, tant ces mièvreries vaguéales racolent, complaisent et flattent, que j'aime encore mieux « l'amour » selon Sade.) Quand l'une des deux femmes crie logiquement à l'artiste qui ne sait être homme : « Vous en mourez d'être trop sensibles ! Que j'aimerais mieux un équilibre de sagesse et de volonté pure, une levée d'hommes aux yeux clairs, aux gestes mâles, violents, oseurs, capables de plier une femme comme moi, qui vous ai pliés tous ! [...] Au milieu de votre groupe j'ai cherché des hommes, et je n'ai trouvé que des amants. » (pages 957-958), l'autre s'exclame au sujet de l'homme qui doute d'être l'artiste, le disciple : « Laisse-moi, père... laisse-moi... Eh ! bien, oui, je l'aimais, malgré l'autre femme... tu veux savoir, tu me forces... oui, malgré l'autre femme je l'aimais – et je savais qu'il ne l'aimait plus, et qu'il revenait pour moi, et je l'attendais... et c'est parce qu'il ne croyait plus en tes idées que je lui ai tout refusé, quoique tu m'aies laissée libre. Oui, parce qu'il n'avait plus ta foi, qu'il te quittait, c'est pour cela seulement que je lui ai dit que je ne voulais pas... et je souffre, oui, follement ! » (page 994) On voudrait plutôt que le protagoniste fût actif et viril, fier, dur, nietzschéen et apte à jouir de la femelle ardente, décorative et pourtant pas si bête, autant qu'il fût propre à convaincre d'un mot ferme la si sérieuse et froide intellectuelle qui suppose stérilement son maître paternel si parfait qu'elle ne peut entendre que, tout mallarméen qu'il est, il a peut-être besoin d'un contradicteur pour le prolonger et le provoquer plutôt que d'un zélateur pour ne faire que l'accompagner avec soumission. Pragmatiquement, on sent la consolation accessible : de Neuze satisferait l'une en la contraignant du corps et l'autre en la subjuguant de l'esprit ; faute d'y parvenir, avec cette analyse du moins se consolerait-il de ne les pas obtenir ou conserver, s'il refusait d'en arriver là, puisque c'est ce dont elles ont besoin. Hélas ! en songeur adepte des solutions de frustration, il est l'éternel éconduit qui aime ce qu'il ne peut avoir et qui ne se déclare que lorsqu'il est bien sûr de ne pouvoir agréer !
Je propose que cette intrigue sentimentale, cependant, ne soit pas l'essentiel édifiant du récit : ces intrigues de tergiversation sont, depuis Stendhal, Balzac et auparavant, des astuces déjà lues. Mais Le Soleil des morts est ce qu'on nomme un « roman à clefs », où les personnages sont les miroirs plus ou moins reconnaissables de personnalités littéraires qui ont réellement existé (voir le portrait en actes du sculpteur Rodin sous le nom de Decize, cité en fin de cet article). Il est encore assez inutile, de mon point de vue, d'enquêter sur la correspondance des portraits pittoresques avec ces hommes truculents que la postérité a presque tous négligés (on y découvrirait surtout que le sens de la couleur, chez les êtres, s'est considérablement atténué depuis, au point qu'en comparaison on ne reconnaîtrait pas un individucontemporain), il suffit d'entendre que cette fiction est un peu moins réaliste que réelle, qu'elle propose presque sans intention la fidèle transcription d'un milieu au sein d'une période, milieu de l'élite artistique au moment de son ultime expiration (« Qu'est-ce que l'élite ? Un groupe libre de volontés s'unissant sans se fondre. » (page 910)). On visite ainsi, comme un vestige vivant, l'agonie de cette élite délaissée, l'étouffement élitiste dans un souci intempestif largement ignoré, l'époque d'une fièvre bizarre de foule jaune au seuil de son dernier mécontentement d'individu gros de lourde besogne, qui ne comprend pas encore quelle perspective lui offrent les progrès du loisir, qui ne parvient pas à assimiler le rien où la condamne le divertissement neuf, et qui, habituée de trop longtemps à se conduire par le travail se révolte sans conscience précise dans une sorte d'absurde délivrance inconstructive et suicidaire.
Oui, c'est cela, Le Soleil des morts, la fin des élites et les commencements de la masse ; c'est l'obscurité lente qui s'éteint et le feu agité qui explose.
J'ai peut-être tout dit, en ces quelques mots ; l'essentiel, tout du moins – tout ce qui suit ne sera qu'explicitation et qu'allongement. On voit la germination paradoxale d'un grain noir et déchu, solitaire, bourgeonnant en une multiple récolte luxuriante autant que stérile.
Les vrais artistes d'un côté. Renfermés dans une chambre d'ascètes comme les derniers sympathisants d'un dictateur magnifique et déserté, perclus de questionnements subtils, ardus, abscons, argutieux peut-être, ils ont même, fatalistes et incrédules, jusques perdu le souhait de se faire comprendre et de plaire, même d'expliquer, à une multitude humaine sans principe qui s'est trop séparée de la race de l'élite pour en partager les préoccupations et les langages, les mystères éthiques et esthétiques et tout ce qui constitue l'apanage de chaque évolution humaine en une faculté de représenter durablement le monde avec perpétuelle altérité. « Avec l'espoir, les projets, les formules d'un renouveau, ils étaient la fin, les derniers annonciateurs d'un aspect inconnu de beauté, que la modernité au sang pauvre apercevait mais ne pouvait plus saisir. Et avec une obstination douloureuse, ils montraient les routes, s'y engageaient seuls, semblaient exilés par une époque piétinante qui fermait la porte derrière elle et qui ne voulait plus inventer. » (page 934) C'est la fraction supérieure et créatrice de la société, les démiurges en perpétuel travail, toujours à la recherche difficultueuse d'une innovation géniale, fraction des anciens guides et des antiques prophètes, qu'on se met à dédaigner comme des Juifs et exactement pour la même raison : leur hauteur humilie et fatigue, c'est cette même idée de peuple élu et intouchable qui induit l'impression d'un snobisme quand on tient surtout à s'ignorer attardé et qui s'oppose à la piètre compréhension contemporaine ayant commencé à s'alimenter, irrésistiblement et pour longtemps, de confort et de jeux dans une moralité avilie d'égalité à tout prix (« La démocratie a galvaudé jusqu'au livre. Il n'y a plus de livres, il n'y a plus que des bouquins. » (page 948) ; « L'enrégimentement des salons, avec leurs jurys, leurs diplômes, leurs intrigues, celle des journaux des coulisses, des librairies, réduisait les créateurs aux conditions de vente d'un produit manufacturé quelconque. » (page 950)). Une telle suprématie donne à voir par contraste toute l'affligeante stagnation des divertis qui préfèrent oublier l'admiration véritable et suprême plutôt que de considérer leur infériorité, sinon leur retard, sinon leur turpitude. « On ne veut pas de nous, c'est bien simple, parce que nous nous occupons de choses sérieuses, c'est-à-dire ennuyeuses. » (page 902) Cette foule décide alors logiquement de ne porter son engouement que pour des demi-grands, cultureux appointés, compétences de secrétaire, auxquels il n'est pas question d'accorder un mérite supplémentaire au labeur que leurs émoluments justifient déjà assez, par déni d'avoir tout bonnement cessé d'être capable de reconnaître la grandeur. « Une basse jouissance épanouissait la débandade démocratique sous l'œil de ses fonctionnaires, et s'il lui restait des besoins intellectuels, dont elle conservait l'apparence par vanité, elle s'en choisissait des pourvoyeurs dignes d'elle, vaudevillistes salariés, conteurs érotomanes ou scatologiques, cuistres pompeux ou ternes, chroniqueurs mignards ou prudhommesques. » (page 934) Cette illusion d'art entretient l'estime-de-soi par le sentiment de sa générosité : on est apte encore à distinguer, n'est-ce pas ? puisqu'il demeure des idoles, fût-ce des idoles à portée, des idoles de certaine vulgarité, des idoles populaires de carton ou de plâtre plaqué or ; pour mieux se défendre d'être devenu insensible et inintelligent, on feint encore de paresseux intérêts pour des formes d'art atténuées et populaires. « Par cette balance ingénieuse, les gens concilient à la fois leur désir de nouveauté et leur amour de la routine, et c'est là ce que la majorité appelle le progrès. » (page 903) Il s'agit d'une foule bovine, habituée, accoutumée, acclimatée à sa nonchalance, une foule torpide et stylée au rêve morne d'une réalité confortable que rien ne peut plus réveiller ; c'est la première foule de ce type dans l'histoire, je pense, foule qui ne peut plus réagir, pour qui la réaction c'est-à-dire l'acte, l'acte réel, l'acte réfléchi et constructif, est l'indice d'un effort donc d'un épuisement anticipé – c'est une foule qui renonce à essayer par crainte définitive de se faire mal. « Leurs œuvres [...] s'enfonçaient comme des boulets dans la terre molle ; et il n'y avait ni bélier à soulever, ni assaut à donner contre ce mur de boue où s'enfermait la vieille société sourde, inerte, que l'insulte même ne dérangeait plus et qui vivait dans un ordre social imposé par des morts, dans l'à-vau-l'eau des formules, des cadres, des truismes, au petit bonheur de la déchéance. » (page 938) La façon dont ce roman présente ceci comme une sorte de scandale, même s'il s'agit d'un scandale mou, d'un scandale collectif, morbide et inéluctable comme une tuberculose ou comme une syphilis, illustre assez bien, je pense, la nouveauté du phénomène : quelque chose s'est passé, irrésistible, inflexible, pareil à l'adoption fatale d'une valeur paradoxale et lié à un principe d'inertie de l'évolution des civilisations, d'absolument remarquable et inédit ; ce n'est pas seulement une continuité, c'est une déchéance, une chute, mais consentie parce que perçue comme nécessaire, comme une conséquence poursuivie ou plutôt comme une inconséquence qu'il faut mener au terme dernier ; c'est le hoquet d'un artiste qui constate la mort de toute transcendance associée à l'idée de religion ou, si l'on préfère, de sacerdoce, au prétexte que l'accès à toute quintessence réclame un travail dont le désir, le goût et la valeur se sont exténués et lassés, rendus disparates et fastidieux, intrus. Le travail mental, dès ce moment, a cessé d'être une valeur pour la société, il commence à se présenter à la morale commune comme une anti-valeur ; on lui trouve déjà des arguments contre, on a besoin de le représenter, au moins par certains côtés, un vice ; on le transforme et on en fait une conception politique pernicieuse ; on s'en méfie avant peut-être de s'en indigner. L'art au sens exigeant de tradition et d'excellence, d'excellente tradition menant à l'instauration de nouveautés géniales et rares ; l'élite talentueuse est en tous cas une flagrante opposition au progrès des siècles : c'est, à bien y regarder, la prolongation de l'opposition déjà lointaine des classiques et des modernes, la conservation et conséquence du triomphe du romantisme accessible et débile, et l'anticipation de toutes les libertés absurdes à venir et des « arts » d'épate et de publicité.
En toile de fond omniprésente, Le Soleil des morts, c'est donc l'histoire de l'artiste qui, faute d'admirateurs dans une époque que des révolutions sociales ont rendue immensément vulgaire, annonce la mort de son métier, du moins la mort de son labeur dans sa dimension de partage et de don : il n'existe plus personne pour recevoir et pour récompenser le talent, il faut donc que son art se change en un enfermement double, l'épreuve à soi-même et le cénacle des rares confrères. Or, qu'advient-il de la conscience de l'artiste alors éclairée de l'insuffisance de son siècle ? Tant qu'il reste des créateurs de l'ancienne école, ceux du labeur et de l'excellence que la société ignore et dont l'entraînement stylé ne peut s'éteindre qu'avec la mort, il faut logiquement, psychologiquement, que leurs œuvres prennent la dimension absolument experte d'une élite, puisqu'il ne s'agit plus désormais de faire preuve de pédagogie en s'abaissant à expliquer au Contemporain si évidemment grossier, abandonné irrémédiablement si loin derrière et refusé au moindre désir de se dignifier : plus d'excuse à des « assistances » de peuple, il s'agit d'aller, au sein de cette impression d'impuissance synchronique, directement au chef d'œuvre de la postérité, si elle devait exister – c'est une élite qui écrit pour une humanité à venir, à défaut d'une contemporanéité, et qui se sait destinée à l'insuccès, au mieux au succès posthume, c'est-à-dire pour l'heure à la pauvreté dure, injuste absolument, et au désespoir. « Et au-delà, l'immense incompréhension. Ses manifestations se limitaient ainsi dans un espace sans air ni lumière ; elle refusait la vie par orgueil, mais aussi comme le prisonnier cellulaire, par nécessité, et elle n'avait même pas à tenter de forcer les portes, car il n'y avait pas de portes ; rien, dans cette époque molle, ne menait à rien, le scandale faisait long feu, le cri restait sans écho, l'au-jour-le-jour cheminait pensivement vers le dernier jour. L'élite vivotait dans cette torpeur universelle ; ses poètes s'éditaient à leurs frais, ses romanciers casaient mal leurs romans, ses artistes, pour réaliser une toile ou une statue selon leur désir, modelaient ou peignaient des têtes de clients maussades et en essuyaient les observations impertinentes durant toute l'année. » (pages 938-939) De là vient que ce qu'on nomme littérature fin-de-siècle présente ce caractère délicat, parfois hermétique et d'une subtilité extrême, qui signale le refus de toute entreprise de condescendance au lecteur, de l'aider à interpréter, de venir à sa rencontre et de l'accompagner, puisque justement il n'y a plus ni lecteur ni volonté populaire de s'élever au difficile de l'art, et puisque rien ne servirait, face à cet entêtement ignare collectif, à forcer comme au marteau l'inexpugnable abrutissement des gens. C'est ce qui fait que manifestement l'élite penche vers d'inaccessibles sophistications, tandis qu'un étiolement désabusé s'ensuit chez ces sublimes esthètes qui est la logique même de l'atterrement quand une action ressentie en soi comme nécessaire ne s'accompagne d'aucun soutien et qu'il faut que la création continue sans l'espérance d'une bonne nouvelle. « L'élite ainsi demeurait comme les Byzantins occupés de controverse minutieuses et savantes, dans un empire illusoire et exténué, cerné par le grand submergement des barbares. Elle prolongeait un art admirable et maladif, fin comme les visages de ceux qui vont mourir de langueur, et dressait dans la jouissance égoïste et bousculée de l'époque sa noblesse inutile et ses œuvres hésitantes, ne persistant que pour l'honneur. Elle eût dû s'imposer comme une féodalité, elle devenait une congrégation, mal tolérée, et tournait le dos à la vie. » (page 937). Cet état est une contingence d'abord où le succès populaire est dû à des vices qui font peuple et qui le flattent (« Rien ne rend sympathique comme une mutuelle ignorance de la syntaxe. » (page 905)), après quoi il devient un contraste procédant de cause à effet (« De l'affaiblissement organique et moral de la race résultait une distillation de la pensée, un examen impartial de toutes les choses que l'âme dégoûtée contemplait sans les désirer, une sagesse spéciale. » (page 937)), et à la fin il s'outre en une rivalité délibérée et provocante, en une réaction vengeresse (« Plus la foule délaissait les artistes, plus ceux-ci raffinaient leurs formules, spécialisaient leurs procédés, restreignaient leur vision, acharnés à de petits perfectionnements, enclins à l'hermétisme, transformant leur patriciat en cénobitisme, refusant la masse qui les refusait. » (page 940)). Si le temps seul, avec la vieillesse arbitraire des écrivains persistants, peut entériner au regard des foules un mérite d'assidus courtisans, c'est encore au détriment de l'art, puisqu'il avalise des idées passées sans audace, énervées, effacées, ternies, et devenues malheureusement compréhensibles du peuple idiot. « Lorsque à quarante ans nous arriverons à être maîtres de la situation, les idées que nous aurons soutenues nous paraîtront des rabâchages au moment où le public commencera à les comprendre. » (page 904) Décidément, la fin du XIXe siècle est pour l'art une promesse d'oubli, et les artistes ont enfin compris, après toutes les difficultés que rencontrèrent des Châteaubriand et des Balzac et qu'on s'imaginait naïvement des malchances ou des infortunes, ce que leurs successeurs, faute d'être nés à une époque de valeurs et trop imprégnés de ce bain marchand et racoleur qu'ils estiment un axiome et un paradigme, ne percevront plus, à savoir l'annihilation de l'art, ou, si l'on préfère relativement, d'un « certain art », de l'art du travail et du mérite plutôt que de la réclame, de la cooptation et de la popularité. Et je crois qu'il a fallu attendre notamment l'événement de la mort de Victor Hugo pour s'en apercevoir à plein et que le temps des divinités nouvelles était échu depuis longtemps : cet exemple durable de gloire, découvrit-on, était à peu près le seul, et nul n'avait véritablement l'intention de le remplacer, ce qui parut si soudain et si flagrant qu'un effroi courut l'artiste ; tout s'effondra alors dans la révélation de la paresse d'aimer, de celle de comprendre et de celle de couronner ; on n'avait suivi et perpétué cette célébration de Hugo que par routine, mais on n'avait plus du tout l'intention d'en réitérer la pratique ; tout au plus quelque ponctuel effet patriotique, un peu trop appuyé, hystérique ou forcé, comme nécessaire au bonheur de tous, d'engouement collectif, afin de se sentir toujours un peuple apte à produire le talent, indiqua, comme avec Cyrano de Bergerac, qu'on voulait encore croire à une capacité à distinguer, mais on ne le renouvela que par intervalles de plus en plus espacés sans apposer, sauf par opportunisme après-guerres, de persistantes amours à des prétentieux d'art ou à de chanceux innocents. Le peuple jouisseur substitua au temps du séide, qui engageait à poursuivre l'œuvre de son idole, celui du fan, qui contemple passivement le succès éphémère : c'est que même l'admiration, en un sens classique, consiste en volonté et en travail acharnés, car c'est une défense en actes, comme suppôt et comme émule, comme disciple en somme. Si l'artiste est seul et devient solitaire, c'est qu'il ne se sent plus porté par personne dans sa nature active, dans sa besogne perpétuelle, physique et intellectuelle ; il sait à présent, de manière sûre, qu'il n'existe plus de société qui puisse accueillir les artistes, c'est-à-dire qui puisse avoir avec lui le moindre soupçon de ressemblance : c'est fini ! terminé ! C'est échu ; le lien est rompu et ne se retrouvera pas de son vivant, la communication étant coupée : on ne peut plus s'adresser au peuple, le peuple estimant désormais que toute discussion qui le dévalorise est négligeable et requiert l'oubli.
Mais après cette situation que j'avais déjà un peu dépeinte dans mon article « Littérature fin-de-siècle et fin de littérature », il est encore autre chose qui m'intéresse, une chose que je n'ai pas encore écrite et que je n'avais lue chez personne. Certes, l'élite se rend compte, après une société de l'effort où elle a vécu, qu'elle est entrée dans une société du loisir, et désespère parce que sa place y est dérisoire et proprement négligeable. Mais la société ? Mais le peuple ? Comment, lui qui ne peut encore avoir tout à fait acquis cette faculté d'oubli propre aux ères démocratiques, lui qui s'est grandi dans une éducation de l'effort et n'est pas encore habitué, conformé à l'usage de l'évanescence du divertissement, ne s'en aperçoit-il pas ? Une mentalité de démocratie a supplanté une morale d'excellence en moins d'une génération : comment cette génération intermédiaire ne sentirait-elle pas cette différence ?
Mais le peuple s'en aperçoit, le pauvre ! il le sait tant qu'il se méprise ! qu'il se méprise lui-même ! et qu'il se méprise jusqu'à l'envie de s'anéantir et le siècle avec lui !
La vraie foule de l'autre côté. Dorénavant, elle a conscience de son inutilité : elle est au cœur de la transition des ères, de sorte qu'elle perçoit, pressent, devine, que sa métamorphose et que celle de ses fils, en comparaison de tout le noble et persistant élan vers une amélioration qu'on estimait jusqu'alors toute vertu supérieure, quoique inéluctable comme « progrès », est une honte et une aberration, que c'est une laideur, que c'est immonde et insensé, insensé relativement à l'effort individuel antécédent, que c'est une nuisance directe à toute la morale antérieure du difficile et du travail. On l'entrevoit alors : l'avenir est un laisser-aller, la société n'a plus qu'à se mépriser. On aura beau lutter âprement contre toute forme anti-démocratique de l'excellence,...
– il faut, et c'est terrible que personne n'ait envisagé cette hypothèse, admettre que le Juif, après avoir longtemps été persécuté pour sa religion « païenne », est alors menacé pour la persistance atavique de son effort et de son génie dénotant et humiliant les sociétés modernes où il se trouve : l'antisémitisme qui se développe à partir de là n'a à voir avec l'idée de race que comme l'artiste obsolète constituait lui-même une race à part –
... on ne peut s'empêcher de ressentir qu'il y avait de la beauté et de la justice dans l'ancienne formule de la morale sociale fondée sur l'élite et le mérite, on sait que tout ce qui advient, que tout le lot incommensurable des siècles à venir, sauf à s'illusionner dans de grandes déclarations politiques persuasives, est immonde, une déliquescence des valeurs, une décadence et un dévoiement de tout ce en quoi l'on croyait de plus absolu et de plus pur, et cette prise de conscience, diffuse mais nette en la plupart des gens qui constatent ce qu'on appelle alors, terme clé, l'effémination des mœurs (il faut l'entendre en ce que le travail parachevé à l'excellence, c'est-à-dire le génie, est avant cela et de toutes époque le parangon et l'apanage de la virilité), produit un bouleversement mental, un affreux sentiment coupable d'à-quoi-bon, variété inédite de déréliction où le fondement de la foi précédente est effondré. Or, c'est encore malgré tout une société active, il ne faut pas oublier ce point essentiel, puisque c'est précisément la société de la transition morale entre la vertu du faire et la satisfaction éthique d'en faire moins : il faut donc que ces gens, par l'action, expriment la critique de la turpitude de ce « progrès » en lequel ils ont cru et qui se découvre enfin à eux, à la façon d'un aboutissement inattendu et sidérant, comme un immense abandon de vigueur et de force. Ils n'ont entretenu ce rêve, à la puissance de leur travail pour les générations futures, qu'à dessein de réaliser une société où la puissance a disparu ou ne sert à rien ? La désillusion qu'ils n'avaient pas anticipée, où leurs moyens tenaces ont finalement servi à des fins contraires – c'était pourtant, ils le comprennent tout à coup, le but de leur long travail : qu'aucun de ceux qui viendraient après eux ne soit plus jamais tenu de travailler autant qu'eux –, s'est changée en amertume qui tient de la réalisation de leurs souhaits découverts ridicules ou contre-productifs : mais ils ne peuvent tout de même avouer qu'ils se sont mépris au point, à présent, de prôner de nouveau l'aliénation au travail qui fut toute leur vie, tout leur combat-prétexte et toute l'excuse de leur misère ! C'est ainsi que naît un étrange complexe en cette génération précise, un dégoût, le dégoût même de leur « vertu », inavouable pourtant et qui doit se résoudre en acte par l'inertie de leur coutume, qui ne peut se revendiquer comme révolution, qui ne peut aspirer ouvertement à une revendication de nature politique, qui, notamment, ne peut réclamer pour le peuple futur davantage de faveurs dont ils sentent déjà la nature méprisable et vaine, un combat pour rien, une lutte pour la déchéance. Quelle est cette « révolution » qui ne veut rien, n'a pas besoin d'organisation mais uniquement d'un libre cours, et qui consiste en l'expression active, brutale, d'une immense répugnance à la finalité manifeste des ères, sans plus aucune foi, avec même une telle honte de soi qu'elle se réalise suicidaire, qu'elle consent à la violence contre soi, qu'elle veut tout particulièrement s'oublier et s'annihilerdans ce combat perdu d'avance et où, au fond, il ne s'agit que de tout détruire, sans grand espoir même d'une refondation ?
« L'âme viciée de l'organisme social se consumait par intoxication lente, dans une agonie languide qui paraissait spontanée, impossible à surveiller, symptôme par symptôme, effrayant pourtant. Derrière les faits on n'apercevait presque jamais les causes, et cette société mourant de l'anonymat de ses responsabilités, était disloquée par une force également anonyme. » (page 1002)
Cette révolution, c'est l'anarchisme.
On oublie aujourd'hui que l'anarchisme de cette période n'était pas un courant politique, qu'il ne s'appuyait pas sur l'opposition au capitalisme qui n'existait pas encore ou n'était pas identifié sous sa forme contemporaine, on oublie que cet anarchisme prenait la forme étrange de révoltes populaires et massives où des foules, on ne savait pourquoi mais mues par un essor profond, se réunissaient dans la rue sous de moindres appels, s'amassaient dans un grondement de bétail en chantant l'abrutie et atroce Ravachole, allaient casser, brûler, ou même dynamiter des choses un peu au hasard mais représentant plutôt la modernité que l'argent, et lyncher tout ce qui représentait l'ordre hiérarchique c'est-à-dire la société moderne dont des policiers qui, en réponse et par défense, tuaient des manifestants forcenés sans pourtant qu'aucun d'eux ne s'en offusque, manifestations d'inertie pesante, spontanées, sans camaraderie, ni mot d'ordre, ni organisation, ni représentant, révoltes poussées par quelque indistincte nostalgie des combats de barricade, pour le plaisir de l'action inarrêtable, pour se croire sortir d'un état de permanence et d'aliénation, pour fuir la résignation d'un certain choc moral et d'une sorte d'hébétude du confort effarant et ignoble, pour perpétuer un moment le goût antique, révolu, obsolète, de l'acte qui servait à fonder, et, comme un simulacre de conflit où cependant il n'y a plus rien à obtenir de cohérent, non cette fois dans l'objectif de renverser un tyran ou un régime, mais de renverser le progrès lui-même, de renverser par l'anéantissement la réalité qui a tant démenti l'effort paradoxal en un avenir idéal cristallisé en un présent déjugé lamentable et traître, de renverser la civilisation même après la promesse qu'elle n'a pas tenue et qui rend cette contemporanéité fainéante et malsaine pour une génération transitoire déçue d'un progrès si pénible éthiquement et en fin de compte si bêtement désespérant. On oublie que ce mouvement, l'anarchisme, était à la fois si bizarre, si vaste et si incontrôlable aux gouvernements, que ces derniers ne savaient ni en prévoir les expressions ni par quels moyens y résister, fébriles et inquiets de devoir se changer en oppresseurs du peuple tant le nombre et l'incompréhensible variété des émeutiers imposait à l'imagination, qu'ils en étaient venus à admettre même la mort d'un certain nombre de fonctionnaires de police comme acceptable pour gagner provisoirement de n'être pas dissouts par l'insaisissable volonté majoritaire, qu'ils patientaient impuissants contre cette brutale aberration des siècles, incapables même de promettre des améliorations ou des législations contre de lourds roulements d'êtres qui ne leur faisaient parvenir aucune demande de réforme, aucune réclamation, aucun désir particulier et identifiable. Je crois avoir enfin compris que l'anarchisme était, chez le peuple, le revers absurde et maladif de la neurasthénie des artistes « décadents » : d'un côté l'âme de l'élite qui sait ne devoir trouver plus aucun soulagement dans la réception de leurs œuvres laborieuses et qu'elle n'engendrera plus jamais de reconnaissance, de l'autre côté l'âme de la société qui sait avoir accompli le progrès si longtemps espéré par le labeur et qui ne se remet pas de l'horreur de petitesse morale dont ses efforts séculaires ont finalement accouché. Ces deux partis fin-de-siècle, loin de devoir leur mentalité, comme de mauvais commentateurs l'ont suggéré, à des fantasmes nés du hasard stupide et symbolique d'une fin de centenaire, se rejoignent dans le constat, après maintes et maintes visions de transcendance éloignée, d'un état déplorable de la réalité où leur action ultime, l'action ultime d'une génération, confine à un suicide qu'il s'agit souvent de précipiter. Qui sait même si la première guerre mondiale, avec ses motifs si nuls qu'on prétend issus tout entiers d'un patriotisme belliqueux, ne résulte pas seulement et bien plus vraisemblablement de cette volonté unanime d'en finir du corps social ? Est-ce que ce conflit ne consista pas plus simplement en un suicide, motivé par l'apprentissage du confort et de sa répugnance morale, entretenu par l'irrépressible et obsolescent désir d'action ? Cette guerre ne figura-t-elle pas, au point de vue individuel, la figuration la plus rigoureuse de l'anarchisme, ce penchant au mépris de soi-même et à la destruction de toute société, sans même arborer une valeur ? On trouve bientôt que nul ne tient plus à persévérer dans quelque volonté constructive, que nul n'entretient la force, démontrée illusoire, d'un changement positif pour une postérité proche, que tout est advenu en une situation immobile, ancrée, dont les « valeurs », pétrifiées en un système établi, la constituent en quelque sorte en antipode effectif du souhait d'origine, depuis qu'on s'est aperçu que l'utopie était en fait une dystopie, que tout reposait sur un incommensurable malentendu qu'il est douloureux de reconnaître et dont on n'a imaginé aucune alternative ni aucun processus rétrograde. Autrement dit, voilà la société devenue une impasse sordide quand on a conservé l'habitude de marcher – on croyait pourtant deviner un horizon radieux... « Ils croient que le bonheur est au-dehors. Ils apercevront qu'il n'y a pas de bonheur. Le bonheur n'est rien ; un état neutre, inconscient, une disposition engourdie, pendant laquelle le temps passe sans que l'âme observe... Rien ne naît du bonheur, c'est la passivité par excellence. » (page 979)
Considérer cette fin-de-siècle donc comme l'aperçu écrasant, par l'élite et par le peuple, de la terminaison et de la vanité des efforts d'excellence de toute l'histoire.
Ainsi, Le Soleil des morts – ce titre sert un peu artificiellement en maintes circonstances du roman pour servir à des interprétations diverses et alambiquées – est surtout pour exprimer la façon dont la lumière, la seule et unique et pure et éclatante lumière du monde, est et sera faite par une élite aujourd'hui occultée et moribonde. Le souvenir des artistes sacrifiés à l'autel du vaste progrès humain un jour illuminera en triomphe une Terre dévastée par l'intérêt et le confort – ou bien non, ou bien jamais et c'est définitivement perdu, et ce ne sera qu'un soleil souterrain, un noyau du globe, enseveli sous des âges, et donné à n'éclairer la conscience fine et discrète que d'une poignée d'élus intempestifs, de chercheurs. J'en suis, moi, de cette rare postérité qui ne se satisfait pas des mornes sombreurs de l'aujourd'hui ; cette lueur de Mauclair m'a indéniablement touché et ébloui puisque j'en ai déduit ce fragment d'histoire des siècles et que je la livre moi-même comme un héritage que, digéré et transfiguré, je lègue à mon tour à une race future, meilleure, et qui n'existe pour l'heure qu'à l'état de diaspora.
À suivre : L'insigne rouge du courage, Crane
***
« « Le vieux » persistait dans son art farouche, imposait au public des ébauches voluptueuses ou abruptes, qui scandalisaient. À présent il ne quittait plus son atelier, y avait logé une couchette sur laquelle il se jetait à peine dévêtu. Il travaillait de l'aube à minuit, ne finissant même plus ses groupes, terminant le morceau qui le préoccupait, puis le laissant là, dans la glaise chaotique, fermant la porte au nez des amateurs, refusant de vendre, empilant tous ces fragments avec une rage muette. Il créait, créait, s'enfermait dans un monde de plus en plus sublime et bizarre, ou parfois se jetait à sa table de lithographie, ébauchait des rêves monstrueux, des cohortes de fantômes, avec des noirs magnifiques, des lumières vaporeuses ou livides. On le croyait fou. Un monument dont il avait depuis des années accepté la commande lui fut refusé, dans la clameur stupéfaite des commissions officielles. C'était une figure à peine humaine, disproportionnée, convulsive, un rocher plutôt qu'un être, un amoncellement de formes belles comme les granits usés par la mer, avec les rugosités d'une matière superbe, une sorte d'autel druidique, une architecture barbare et somptueuse, plutôt une prière de pierre qu'une œuvre sculptée. Et c'était en effet vers une architecture expressive et synthétique, une simplification de la face humaine, qu'allait ce grand inventeur de rythmes, ce tailleur de bloc ressuscité du Moyen Âge, recréant le mouvement dans la matière figée. Un jour, de Neuze, entrant dans l'atelier de Neuilly, encombré à ne plus pouvoir y mettre les pieds, vit Decize occupé à modeler une énorme femme nue, pâmée, délirante, dans une pose lubrique qui lui tordait les reins, une amoureuse terrible, aux proportions anormales, aux crispations monstrueuses. Courbé sur elle, plaquant des poignées de glaise, le vieux maître l'empoignait à plein corps, comme un lutteur, la suscitait du chaos de terre grise à coup d'ébauchoir et de pouce, sans modèle, car il n'en trouvait plus, depuis longtemps, d'assez puissants pour son génie. Le jeune homme interdit s'était arrêté au seuil, resta là longtemps, regardant l'homme se mouvoir. Soudain, Decize le devina derrière lui, se retourna l'œil hagard, et dit en riant, en montrant tout l'atelier d'un geste :
— Oui... je crée tout ça... Il n'y a plus d'hommes ni de femmes, ça s'en va. Alors, je me fais mon peuple. Et je ne le vends pas : ils n'en auront pas, tous les benêts rentés, ces beaux fils à succès. Je garde mes enfants, et je les fais hors nature, avec un sang à moi, avec des allures telles que plus tard, quand on trouvera cet atelier plein, après ma mort, on restera ahuri ; il n'y aura pas un employé des Beaux-Arts, pas un snob, par un bourgeois qui sache qu'en faire, qui ose les mettre chez lui, entre deux chromos, ou dans les musées, à côté de leurs femmes nues en savon, en savon, car ça serait trop fade pour en faire des sorbets ! » (page 954)
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