Le Silence, Nathalie Sarraute, 1967
Il n'est pas besoin d'être un grand philologue pour comprendre que Le Silence est un pur exercice de style, intellectualiste et universitarien, issu d'une époque qui finissait de confire en académisme d'iconoclastes où tout ce qui était estampillé « nouveau » s'inscrivait à plein au cœur de la vogue, et qui publiait quantité de livres faciles à écrire et à louer, et beaucoup plus d'essais anodins que de chefs-d'œuvre : on n'osait plus déclarer que c'était piètre et minéral, que ça ne tenait d'aucune envergure, que c'était de la littérature de poseur douceâtre après les justes insultes d'auteurs fin-de-siècle, on adulait encore Sartre pour ses lapalissades morales de lycéens. Or, je crois pouvoir expliquer la genèse de cette œuvre : c'est l'occasion où un auteur trouva ingénieux de définir le plus exhaustivement la notion de « silence en société » dans une pièce de théâtre, et judicieux de proposer un personnage dont le mutisme obstiné trouble autrui, ou choque, ou amuse, et pertinent de suggérer que cette « problématique » s'inscrit en un ordre forcément métaphysique et « politico-sociale », malgré beaucoup de surestime patente, ce qui constitue la marque des « grands écrivains » français entre 1945 et 1970 : ce sera par ailleurs l'occasion pour Sarraute de développer l'idée de « tropisme », son exclusivité savante « à elle » et sa fierté puérile, idée selon laquelle on admet un cheminement sentimental intérieur de crise pour la moindre variation d'humeur, que l'auteur explicite à l'excès comme si le personnage devait hurler en totale désespérance une banale envie d'uriner. Le Silence est un exercice de 45 pages écrites en gros caractères sur le maximum de significations psychologiques qu'on peut prêter à un silence qui intervient dans une conversation mondaine, pièce rédigée par un auteur qui, probablement incapable de distinguer ses bonnes de ses mauvaises inspirations, les livre toutes sans distinction à la faveur d'éditeurs complaisants.
Il est vrai que le problème du silence – entendre : le silence pris comme objet foncier de l'intrigue, comme sujet même et pas seulement comme accessoire dramaturgique – est, je crois, relativement inédit au théâtre ; ne tout de même pas considérer le paradoxe d'un acteur-qui-ne-dit-rien comme une innovation géniale : c'est une idée qui traverse l'esprit de tout dramaturge débutant quand il répartit des répliques et des rôles et en envisage des alternatives. Pour autant, beaucoup d'inédits artistiques se justifient aussi par leur absence d'intérêt : c'est selon moi où se situe cette pièce, qui demeure une sorte d'objet conceptuel – et à peu près tout ce que l'art a exposé de « conceptuel » repose sur une supercherie généralement sue –, s'agissant d'un silence auquel l'auteur ne prend même pas la peine, c'est-à-dire ne fait même pas l'effort, de constituer une valeur plausible, de l'introduire avec habileté dans un contexte, de le faire suggérer au lieu d'inciter les acteurs à crier et à trembler sur des présomptions immédiates et insensées – qu'on peut bien appeler « tropisme » si l'on veut, qui ne sont que façons d'hystérie qu'une convention théâtrale essaie de passer pour raisonnables et édifiantes. Ce n'est même pas un silence relevant d'une élaboration d'intrigue, par exemple d'un secret, d'une honte, d'un jugement, etc. mais ce sont toutes les hypothèses l'une après l'autre, avec un minimum de lien seulement pour que ça ne semble pas trop arbitraire et qu'on puisse en rédiger des notes. Si l'on doute de la facilité à fabriquer du théâtre-par-thèmes, c'est qu'on n'est pas écrivain, qu'on n'a pas seulement tenté de l'être ; qu'on s'y essaie une fois et l'on verra qu'en quelques minutes on peut concevoir l'originalité d'une œuvre littéraire... : sans dialogue, sans mouvement, sans sujet, sans esprit de conséquence, sans temporalité, ou, pourquoi pas, sans la lettre « i », etc. Ce fut largement le projet du Nouveau-roman de réaliser des textes que nul ne veut lire par tentatives exclusives de fabriquer des idées bizarres, ostensibles et « patrimoniales », et ce fut aussi largement son destin de connaître en tant qu'école une notoriété historique par défaut de concurrence et qui fut bien proportionnelle à son innocuité en tant que courant de pensée et qu'influence artistique.
C'est ennuyeux, invraisemblable, ampoulé et objectivement vide, sans une idée décisive et mâle, quoique indéniablement masculin en un style de recherche crâne et concerné. Ce désir de « faire viril », qui caractérise le style de beaucoup de femmes écrivains jusqu'à nos jours, se perçoit particulièrement dans la désignation des personnages qui, faute de disposer de prénoms, seront (sauf un d'eux) des H. (pour « homme ») et des F. (pour « femme »), suivis d'un numéro ; on a donc : « H. 1 », « F. 3 », etc. (dans la liste des personnages, les hommes (les « H. ») sont annoncés avant les femmes). Or, combien de possibilités élégantes étaient permises, au lieu de ces désignations de cobayes ! On pouvait écrire, en tragédie antique : « Premier homme », « Troisième femme », ou, si l'on craignait de suggérer une hiérarchie : « Homme numéro un », « Femme numéro trois ». Mais l'aspect d'objectivité froide d'une stricte numérotation avec initiale confère une stature scientifique et mâle qui est propre à ces auteurs féminines soucieuses d'insertions et de succès dans une communauté d'hommes. Je ne fais pas ici dans le symbole : il est évident, si l'on y songe comme auteur, que l'écriture de ces noms permettait beaucoup de variétés et que le choix de Sarraute s'est porté sur ce qui fait crânement masculin. L'intention est nette : « Je vais (une fois de plus dans l'histoire de la littérature) me départir de personnalité et m'associer à une neutralité d'hommes qui consiste elle-même en une dépersonnalisation de distance et pour l'honneur. » C'est lâche et ce n'est pas artiste ; c'est superficiel en révélant le désir d'une mondanité jusque dans la création.
Pourtant, comme pour tout ce qui manque de profondeur ou qui sur bien des points n'est pas « fini », on peut en échafauder à l'envi une multitude de « pistes-d'interprétation » chargées de parachever l'ouvrage à la place de l'auteur, et c'est pourquoi on en fit comme d'ordinaire un symbole et même un ensemble de symboles peut-être contradictoires, et c'est aussi pourquoi la pièce constitue cette année une œuvre-pour-agrégatifs. Mais même l'étudiant, pourvu qu'il soit sincère, trouvera qu'en comparaison des drames qu'il a pu lire, celui-ci rend un son creux, une sécheresse emphatique, verbosité prétentieuse qui n'intéresse guère malgré la recommandation de ses professeurs : il faut certainement un abondant renfort didactique et biographique pour parvenir à donner sur l'œuvre, à force de déformations du jugement critique, une impression favorable, par rebonds de tout ce qu'il y a de connexe à l'œuvre même – ça se lit, ça s'oublie, il n'en reste que des fiches thématiques ordonnées, des cours à répéter sans passion comme un devoir de professionnel. À vrai dire, je plains beaucoup les Agrégatifs de devoir apprendre cela, de s'efforcer d'en extraire une matière qui soit mieux qu'anecdotique et artificielle, notamment de s'abîmer l'esprit jusqu'à se persuader peut-être qu'une dizaine de citations à retenir vaudront une synthèse intéressante. Et comme ce n'est pas une mais deux œuvres de Sarraute qui tombent cette année, j'estime probable que des jurés proposent une question de littérature comparée aux candidats, notamment à l'oral, sur ces pièces. Et certes elles ne sont pas longues, mais si l'on y songe, on trouvera que c'est peut-être pire, parce que cela signifie qu'il va falloir « délirer » longtemps pour en dresser l'académique éloge ; ce sera tout à fait une manière de dévoiement du sens artistique pour les futurs enseignants...
Il y a pourtant quelque chose de comique dans ce livre – c'est une drôlerie qu'il est bien entendu défendu de remarquer à l'Agrégation –, c'est la façon dont le préfacier Rykner défend la pièce de Sarraute coûte que coûte, sans la moindre distance, selon la méthode obligatoire des enseignants érudits, sans personnalité pour jamais suggérer un défaut puisque c'est l'Auteur. J'écris « comique » et le pense vraiment, sans sarcasme : c'est un homme qui sent que la pièce ne vaut que comme illustration d'un courant littéraire et qui, pour le cacher, use d'emblée de la prétérition c'est-à-dire qu'il évacue le fardeau du prohibé pour le soulagement de l'avoir déjà écrit : « Replacer Le Silence dans le contexte de sa rédaction – le début des années soixante et l'apogée du « Nouveau Théâtre » – risquerait fort de nous entraîner à n'en faire qu'une anti-pièce de plus parmi la multitude de celles qui fleurirent alors » (page 9) ; et voici un guide qui pense tellement fort ce qu'il n'est pas censé dire qu'il l'exprime d'emblée pour s'en débarrasser. Puis, quand il dresse un court répertoire de critiques négatives d'époque sur la pièce, et qui me paraissent plus que mesurées puisqu'aucune n'éreinte (ce qui me semblerait, à moi, mesuré), il faut absolument qu'il en signale « l'injustice », mais de façon si maladroite qu'on se demande si un esprit intelligent et conséquent a pu écrire de telles contradictions : « On ne saurait montrer la mécompréhension avec laquelle la pièce fut reçue par certains... Laboratoire intellectuel, expérience littéraire sans réalité scénique, Le Silence serait tout sauf du théâtre. Et c'est vrai en un sens ! » (pages 79-80) Valait-il bien la peine pour Rykner de s'indigner de ce qu'il reconnaît immédiatement une vérité ? Il atteint le comble de la naïveté et de la mauvaise foi peu après : « Tous les journalistes cependant, tant s'en faut, n'ont pas affiché la même myopie – qu'il est, reconnaissons-le, toujours facile de dénoncer avec le recul. » (page 80) : c'est à ces citations qu'on décèle précisément le processus de sélection des œuvres par le critique opportuniste. Il faut bien la relire, c'est un cas élémentaire de psychologie et qui doit servir pour confondre un universitarien passablement maladroit : des journalistes ont donc été « myopes » faute d'avoir eu le « recul » de connaître le succès de Sarraute avant qu'il se produise, autrement dit comme ils ignoraient alors que ce théâtre aurait une certaine gloire, ils pouvaient se tromper en en disant du mal. On doit donc comprendre que, selon Rykner, c'est la notoriété qui permet d'orienter la critique vers le juste ou l'injuste : il ne s'agit que d'anticiper cette notoriété, et d'y correspondre. C'est, à bien y réfléchir, la méthode habituelle des professeurs : relever ce qui a plu et s'accorder avec ce triomphe en tâchant de trouver après coup les qualités du textes susceptibles d'y avoir contribué. Je ne crois sincèrement pas exagérer l'implicite du préfacier : ces journalistes ont eu tort de la dénigrer parce que Sarraute est devenue célèbre ; inversement : Sarraute fut connue et appréciée ergoc'est un auteur de talent ; nul doute que Rykner procède de la belle façon : quelle pauvre espèce d'esprit et de critique ! Il n'est pas difficile d'avoir bonne vue quand on dispose des lunettes correctrices – des loupes grossières ! – de ce que le siècle présente comme respectable ! Mais on reconnaît la vanité d'un tel homme à un attribut qu'il faut lui admettre, qui est plus rare qu'on ne pense et que je ne remarque si caractérisée que dans peu de dossiers, c'est, quand il disserte d'une œuvre, de pouvoir en faire des commentaires qui s'appliqueraient aussi bien à n'importe quelle œuvre du même genre général. Un exemple ? la conclusion même de ces notes ; mais procédons par test. Concevez, je vous prie, une œuvre théâtrale, n'importe quel titre, de n'importe quelle époque. Est-ce fait ? l'avez-vous bien en tête ? Parfait. Or, ne trouvez pas de cette pièce la vérité suivante, que : « ce langage dramatique, il nous appartient encore aujourd'hui de le découvrir dans toute sa richesse, en faisant abstraction de toute idée reçue et en prêtant l'oreille à ce monde intérieur en ébullition qui nous est donné à voir dans la violence et l'humour mêlés qui sont les siens. » ? (page 81) Je suppose que ça s'adapte à peu près.
Pour revenir à cette conclusion si « œcuménique », j'ignore – sauf à présumer comme ils font tous avec excès et perpétuellement en faveur des livres-du-patrimoine-français, c'est-à-dire de manière partiale, c'est-à-dire en adhésion avec les valeurs et les dogmes, et c'est-à-dire presque sans philologie scientifique – comme on peut avoir trouvé à Le Silence de l'humour : je mets au défi quiconque d'en citer un passage qui prête à sourire, à moins que ce ne soit par contraste avec la morne solennité incrédible de l'ensemble, évoquant l'inutilité bavarde d'un Huis-clos de Sartre. Je sais bien que, quand on va au théâtre à Paris, on voit parfois des salles entières qui rient avant que ce soit drôle, et non seulement cela mais avec une démesure très singulière et quelque peu inquiétante : il faut entendre qu'on rit parce qu'on a d'abord su que la pièce était comique et qu'on veut recevoir la détente pour l'argent qu'on a dépensé ; en somme, le contenu de l'œuvre dramatique n'a plus guère de rapport avec la réaction du spectateur, du lecteur ou du critique. Je veux bien, c'est tout à fait ce qu'il faut à des Agrégatifs : les émotions édifiantes qu'on leur dicte et qu'ils sont censés inclure en quantité stœchiométrique (et toujours un peu mystérieuse) dans leurs copies, feignant de les avoir remarquées eux-mêmes ou en s'en étant persuadés. Mais pour moi, il m'est venu une image personnelle et éloquente de presque tout ce que j'ai lu de Sarraute jusqu'à présent, et si une telle vision ne parlera pas à tous et ne doit point entrer dans la composition d'une dissertation-avec-introduction-en-tant-de-parties, elle me suffit à moi, et probablement à ceux qui convertissent les réalités qu'ils fréquentent en auras poétiques transposables en couleurs et en signes ; et voilà comme je visualise Sarraute, ce qui inclut son œuvre :
Une femme condamnée à être un peu trop sérieuse et qui, avec une fausse audace, sort en ville le soir, le mollet nu, dans un imperméable beige pour homme.
À suivre : La patience du papier, Gombrowicz
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top