Le quatorzième dément, Andréa Duval, 2021

Considérer la littérature comme correction du regard ou recentrage du point de vue. L'admettre comme effacement méthodique de préjugés. La reconnaître comme dépassement d'un conditionnement figeant la perception humaine dans une confortable torpeur et faisant admettre réel ce qui n'existe pas ou ce qui n'est que dans l'imaginaire inquestionné des foules. La littérature comme porte d'accès au vrai, rétablissement ou affinement du discernement. Comme direction vers l'individu qui dort en nous, qu'il faut tirer de son reposant sommeil, au détriment de notre oublieuse pièce de troupeau. La littérature et les Livres : révélations successives vers un paradigme nouveau. Écrire ou lire : viser l'original et l'inédit. Tout le reste n'est que décoration et vantardise ; tout le reste n'est que mondanité et divertissement.

Alors, de toutes les littératures possibles, élire celles qui pourfendent les illusions dominantes, ces illusions qui, sises au sommet des représentations sociales et morales, en déterminent beaucoup d'autres. Si l'on a le choix, si l'on sait où chercher, hiérarchiser la littérature selon ce qui invalide ou vérifie la réalité d'une somme de conceptions, d'une grande somme de contenus d'autres livres. Faire ainsi l'économie de tout texte qui se subsume dans une autre œuvre, comme une question de priorité quand on manque de temps. Or, l'existence est une course à l'édification : s'aviser d'être le moins stupide en franchissant la ligne d'arrivée, de manière au moins à n'avoir pas seulement cru courir. C'est pourquoi je crois qu'il faut toujours commencer par installer ou réviser les infrastructures de la pensée.

Et justement, la médecine, en ce siècle, profite illégitimement du bénéfice-du-doute, et elle se constitue largement comme consensus irréfléchi et supérieur, déterminant et conditionnant maintes pensées et d'une façon morale, c'est-à-dire d'une manière largement transversale et conséquente. Le Contemporain la considère toujours le témoignage d'un summum d'accomplissement scientifique, il y trouve la confirmation du glorieux mythe de la valeur humaine, et il a foi en elle, il a besoin de lui accorder sa foi, parce qu'elle représente le point d'excellence du Progrès où il pense se situer, c'est-à-dire de toute l'évolution humaine où il se croit méritoirement compris. Puisqu'il n'accepte pas d'être rien, et puisque son œuvre est manifestement courte et dérisoire, il préfère qu'elle s'inscrive dans une dimension collective qui, elle, peut le valoriser d'un certain grandiose, même s'il n'y a pas contribué personnellement : il se trouve soudain du mérite, il se sent appartenir à un vaste destin, celui non d'un individu mais d'une société ou même d'une civilisation qui n'a pourtant que faire de sa prétendue participation, si minuscule et insignifiante en effets, mais à laquelle il se croit contributeur tandis qu'il n'en est que témoin passif. Et c'est notamment parce qu'il estime d'emblée la médecine comme un haut degré symbolique de perfectionnement qu'il s'empêche de reconsidérer la valeur de la modernité à laquelle il s'assimile en vertus : le développement des sciences, et en particulier de celles dont les effets concrets et visibles persuadent le mieux de leur efficacité en les établissant à une échelle quotidienne et « constatable », parmi lesquelles les sciences pathologiques, contribuent à installer le Contemporain dans la foi presque aveugle en l'ère miraculeuse et salutaire, ressentie comme providentielle et nécessaire, des savoirs et des technologies non seulement dans laquelle il vit mais pour laquelle il vit. Non qu'il sache au juste en quoi consiste par exemple la médecine ou tout ce qui dépasse sa capacité et dont par délégation républicaine il refuse de s'informer, non qu'il ait la moindre idée d'un principe scientifique en matière de physiologie ou d'étiologie, mais il ne s'abstient pas de trouver évidemment qu'ici et là des malades guérissent, et ce constat suffit pour lui communiquer une fierté indue et l'empêcher de révoquer la grandeur de la sorte de magie blanche en quoi consiste le passage d'un état désagréable à un état de joyeuse humeur qui caractérise stéréotypiquement la bonne santé.

Mais le docteur est resté bel et bien le prêtre d'autrefois, magicien mystérieux et sacré pour l'ensemble d'une population dénuée de volonté et donc d'esprit d'examen. On le consulte pour des motifs analogues au prêtre, comme le personnage de Jeanne dans Une Vie réclame à son curé de lui indiquer comment faire accepter sa grossesse à son mari. On a niaisement pris l'habitude d'aller voir le docteur pour des conseils intimes situés hors de son champ de compétence, et c'est parce qu'on l'admet un notable et un sage, une sorte de sorcier vénérable, un homme en-dehors de tout soupçon. Aujourd'hui, ne pas le consulter régulièrement est réprouvé, il est admis qu'il faut lui rendre visite à de certains intervalles même sans symptôme, au point qu'aller bien sans son médecin, comme naguère conserver sa vertu sans l'intervention de son prêtre, est considéré comme suspect, c'est en tous cas un comportement déviant ou, du moins, risqué. On respecte et on craint cet homme à peu près comme un devin, comme une entité et comme une allégorie : Knock est Savonarole au service de l'argent, il n'y a entre eux que la différence des moyens techniques. Toute Ordonnance vaut une Indulgence pour la mentalité d'aujourd'hui. En suivant la prescription, on se conforme au Bien, et ne pas la suivre, c'est comme risquer que ses péchés ne soient pas rachetés, c'est aventurer la colère d'une Providence, c'est mériter le Mal s'il vient – la faute –, et identifier l'origine du Mal – la maladie – quand il viendra. Il faut être bien déraisonnable pour s'opposer au représentant de la bienveillance et des miséricordes. On accuse facilement, comme ça s'est vu et se voit encore, les rétifs à telle cure notoire et dominante d'être des arriérés de l'avancée implacable et fatidique de la grandeur humaine, au même titre qu'on reprochait aux athées de faire porter par leur incrédulité le discrédit de Dieu sur l'espèce tout entière. Les mœurs unanimes font toujours, de la résistance au dogme majoritaire, un entêtement coupable, c'est-à-dire un péché, et même pire : une calamité, parce qu'elle les désapprouve tacitement et signifie tacitement leur résistance et leur opposition. Ne pas se soumettre humblement à la médecine et refuser par exemple une de ses recommandations, est un interdit et un blasphème de grand péril, c'est un crime de lèse-Progrès et d'insolidarité sociale, c'est un Égoïsme et un Orgueil, c'est devenir soudain aux yeux du monde un amish aberrant et absurde, et c'est surtout encourir par son incompréhensible obstination la réprobation publique non sans pressions et châtiments lourds, y compris de nature juridique et légale. Même le dernier vaccin controversé mis à part, on ne persisterait pas facilement à refuser un médicament. Dieu sait, le Siècle sait, le sacré au Ciel et le sacré sur Terre savent, donc le prêtre et le médecin savent aussi qui incarnent leurs préceptes – et même plus encore pour la médecine qui passe pour discipline du perpétuel futur, tandis que la religion passe : pour beaucoup Dieu est mort, mais la Science reste immortelle au regard des foules, on est aujourd'hui athée mais en gardant la Foi dans les prosaïques innovations de l'avenir. S'opposer à un jugement aussi éclairé, consommé et validé par le Siècle, ou c'est braver le monde et oser le sacrilège, ou c'est devenir ostensiblement Intempestif – Grincheux, Complotiste, Rétrograde, Radical, Terroriste, etc. Et, toujours, l'idée qu'y résister nuit au Siècle lui-même, que c'est une tache ou une plaie sur le superbe blason de l'humanité : il faut se résoudre à la Parole, à ces Évangiles-là toujours renouvelés, ou bien faire retomber sur la communauté une façon de malédiction qu'on appelait d'ailleurs, aussi, « Contagion ». Se désolidariser des usages moraux répandus, c'est juste cela, le Mal, il n'y a pas d'autre péché au monde. On applaudira encore longtemps les Personnels de santé parce qu'on se figure que leur abnégation et leur rôle est un syncrétisme des valeurs anciennes et des valeurs d'avenir : la médecine est une fusion de la croyance et de la modernité, c'est très exactement la religion du Progrès, et le docteur est son prophète ou, du moins, son prêtre fervent et obéi.

Critiquer la médecine est donc fondamental à notre époque, parce que de son jugement dépend toutes sortes de considérations morales extérieures fondées sur son appréciation : si le docteur n'est plus digne de vénération, alors c'est un large pan de nos conceptions morales qui s'effondre en même temps que son image vénérée. Encore doit-on, pour y toucher hautement et justement, pour atteindre à ces choses sacrées ou tabou, être « qualifié », au même titre qu'il fallut un Chrétien pour établir la Réforme : il n'y a que le docteur pour critiquer sa Confrérie, Molière à l'époque de ses satires n'était aux yeux des savants qu'un dangereux bouffon, autrement on suppose que c'est pure médisance de se livrer à de semblables assauts, voire le produit d'une vengeance personnelle. Pour parler de sainteté, il faut ou la rancune diabolique ou une parcelle incontestable de sainteté. Par exemple, si les justes diatribes qu'on tient actuellement contre le journalisme ne portent point à conséquence, c'est parce que généralement elles n'émanent pas des journalistes eux-mêmes : on croit donc que les blâmes qui lui sont adressées ne procèdent que d'une mauvaise foi destructrice et motivée par quelque rancune. Vraiment, le Contemporain ainsi fait n'est pas près de saisir la superbe philosophie de Nietzsche « au marteau », car il reste loin d'accepter l'idée exterminatrice de polémique avec ce que cela implique de renversements et d'annihilation du Faux : il tient surtout, en débattant, à ne rien abîmer, à moins d'avoir l'air de s'abîmer soi-même ; en somme, il faut être christique pour porter une cause contre une autre, et s'affliger dans la lutte, s'immoler au combat, se heurter en martyr. C'est où l'on donna tort au philosophe allemand : il n'était pas du tout assez chrétien pour s'assumer antéchrist, il n'avait rien à perdre, il n'avait aucune souffrance intérieure à faire valoir comme gage de sa « bonne foi », il semblait même, à vrai dire, prendre plaisir à faire triompher les vérités et à abattre les mensonges et les idoles – c'était « trop facile ». On ne tolère ainsi le racisme que lorsque c'est un Noir qui s'exprime. Et encore, on cherchera longuement à vérifier si ce Noir-là n'est pas d'un sang mélangé, car il paraît qu'il est des Noirs qui, pour avoir la peau foncée, ne sont pas assez nés dans l'état d'esprit d'un Noir ; il y a des Noirs critiques qui, si noirs soient-ils, sont impurs à la race, dit-on ; ce ne sont pas des Noirs véritables. C'est ainsi qu'un soupçon pèse sur tout briseur de faussetés, sur tout iconoclaste, parce qu'on suppose que, dans son audace révélatrice, il n'a encore pas assez perdu. Humble, il eût au moins dû abandonner sa satisfaction d'être fier ou heureux de gagner. Un héros hardi et triomphant posant le pied sur des ruines est, pour le Contemporain, une image de défaite, une preuve de vice. La gloire doit se présenter pour lui sous la forme symbolique d'un visage baissé, et toute personne de succès, pour être adulée, doit ressentir et exprimer la honte d'avoir réussi. Le Black Power, quand il lève le poing, regarde au sol ou met un genou à terre. Malgré la succession des âges et la prétendue fin des superstitions, on continue de penser qu'un vainqueur ne vaut vraiment que s'il se rencontre dans la posture de quelqu'un qui prie. Nous demeurons un atavisme, décidément, faute de réforme morale profonde, faute de réinstruire toutes nos piètres et veules imageries. Jeanne d'Arc gagnerait encore aujourd'hui à se présenter au suffrage du peuple : on l'acclamerait. Une voix lui parlait : elle ne faisait qu'obéir malgré elle, elle se serait presque excusée de pourfendre ses ennemis ; quand elle assassinait, elle était dominée : c'était, pour employer l'expression moderne exactement congruente, une « femme sous emprise » ! On continue d'adorer celles et ceux qui pleurent de douleur après l'avoir emporté. On tranche toute inimitié actuelle en estimant que le camp du Juste est le camp de celui qui manifeste le plus sa souffrance.

Or, on devine sans difficulté que Duval sait exactement ce dont elle parle, qu'elle ne traite pas à la légère la sorte d'objectif d'anathème qu'elle lance contre la médecine contemporaine dont la description est frappée du sceau indéniable de la vraisemblance. Elle est une infiltrée, de toute évidence : il lui fallait cette légitimité-là pour porter, elle garde cette odeur de sainteté nécessaire à blâmer les saints, il y a de la blouse blanche et de l'asepsie dans son vocabulaire et dans son style. Et depuis cette position intérieure et panoramique, elle décrit ce qu'elle voit, sans égards particuliers, ni censure, ni réserve, sans tout ce fatras de prismes et de tamis qui sert surtout à ne pas rapporter tel quel ce qu'on observe. Or, j'ai longtemps déploré que notre époque se caractérise par un amateurisme généralisé et dissimulé en homogénéité de compétence, en égalité de travail, c'est-à-dire, finalement, en égalité d'incompétence, et je m'étais logiquement demandé par quel miracle des domaines comme la politique ou la médecine y auraient échappé. S'imagine-t-on que les vocations ou que certaines carrières jugées nobles seraient particulièrement imperméables aux compromissions du siècle où elles existent ? Et par quel hermétisme, je vous prie ? Suivant quelle intégrité et sous quelle égide saurait-on résister aux vices prégnants et contagieux de son époque ? Est-ce qu'on ne voit pas toujours, après avoir longuement considéré la prêtrise comme exemple, des curés qui usent de cette image immaculée pour abuser d'enfants, et même en nombre ? Est-ce que Nietzsche ne disait pas déjà, au XIXe siècle, qu'un ecclésiastique en savait logiquement assez sur l'histoire de sa religion pour qu'on soit contraint d'admettre que c'est délibérément qu'il ment ? Ce sont ensuite les hommes politiques dont on s'est aperçu de la turpitude ; on est revenus peu à peu de la vision de leur impeccabilité, de leur puissance, de leur dignité intouchable. Pourquoi les médecins ne seraient-ils pas bientôt les suivants, je veux dire les faux parfaits, les pseudo-purs, les incorruptibles pourris, les tartuffes ? Pourquoi ne seraient-ils pas compris eux aussi dans la liste exhaustive des Contemporains ? Pourquoi constitueraient-ils, au sein de la société dont ils s'imprègnent et où ils ne paraissaient supérieurs ou différents qu'à ceux qui ne les connaissent point, une catégorie d'exception ? S'agit-il, dans la société, de « marginaux » ? Non pas, ce sont manifestement des gens très bien insérés partout où ils s'adressent, acceptés par le monde avec une franche cordialité, et qui ne passent pas pour vivre en ascètes insolubles, en sorte qu'on ne peut prétendre que, par leur exception ou leur exemple humiliant, ces professionnels dérangent moindrement les longues habitudes de paresse et d'évanescence du reste de la population. C'est bien le signe qu'on leur trouve quelque égalité de caractère et de valeurs, que leur vertu au moins ne transparaît pas comme l'indice d'une incitation au redressement, d'une injonction à la rigueur, d'une sommation à quelque changement qui oblige et qui importune. Or, celui qui, comme le médecin, conserve les gens piètres dans leurs usages fautifs, celui-ci appartient incontestablement à la société de ces gens, il ne saurait même se constituer comme une « contestation silencieuse » en ce que la discrétion ou le mutisme, chez nous, en ce que la suspension du jugement parmi un peuple si fanfaron et bavard comme le nôtre, est ce qui détonne le plus, ce qui frappe l'attention de la façon la plus ostensible possible : nous vivons l'époque où l'être le plus visible et dérangeant est celui qui se tait. Mais le médecin, lui, n'apporte aucun trouble, ne s'abstient même pas de parler, il accompagne bien plutôt qu'il ne corrige, il est par conséquent sans conteste un Contemporain comme les autres.

Alors, dans ce roman, la description de la médecine vue de l'intérieur est une réjouissance et une révolution de paradigme pour beaucoup. Le respect d'office est d'emblée battu en brèche, et l'on peut enfin tâcher d'y examiner un peu quelque chose, sans préjugé, sans moraline, sans cette solidarité poisseuse et sociale qui atténue les constats en excuses ou en fatalisme. Ce qu'on fait et qu'on apprend en faculté de médecine, qui semble absolument normal au natif de notre siècle de décadence habitué à son esprit général de négligence et d'irréflexion, à cette absurdité anéantissante de l'acquisition de toutes sortes de vide diplômants, est découvert, bien sûr, à l'imitation de tout ce qui est banalement inefficace dans la formation de n'importe quel domaine... et comment en serait-il autrement ? Toutes ces années d'apprentissage sont un bachotage vite oublié, sans nulle élévation ni orgueil, inapproprié à poser les fondements de la moindre estime de soi basée sur l'usage d'une intelligence complète, reposant sur des doctrines parfois étonnamment contradictoires, et où il s'agit essentiellement pour l'étudiant de s'adapter à des professeurs et à des modes d'évaluation plutôt imbéciles. Comme partout ailleurs, la médecine dissout dès l'initiation le sens critique et la pensée individuelle : bien suivie et adhérée, sa formation incite tôt à ne rien considérer, à s'abstenir de tout jugement et à tout accepter des doctrines et des dogmes quoique d'une façon profondément provisoire, j'entends par ce mot : de manière systématiquement superficielle. C'est une machine de bétail au sein parfaitement assimilé d'une société réduite, faute de pertinences pour étudier et pour enseigner, à juger discriminatoire le seul fait de noter de véritables intelligences et qui s'empresse alors de sanctionner plutôt des quantités de cours appris que des qualités de réflexion subtilement inférée. Le quatorzième dément est en cela parfaitement inactuel, anachronique, intempestif : c'est un ouvrage qui propose l'audace de regarder avec discernement ce que le discernement ne peut qu'insulter, un livre qui s'attache à montrer un milieu spécifique d'aujourd'hui avec l'esprit sensé et distancié d'une autre époque et d'une raison détachée de tout contexte. Quand tout va toujours très bien au Contemporain qui observe le système où il vit avec la compréhension innée des nécessités administratives et statistiques de son temps – il ne voit ainsi le mal nulle part autour de lui, car jamais il ne prend le temps du recul pour effectuer des comparaisons, il a toujours vécu et il ne lui semble pas qu'il puisse exister d'autres répondant à des normes plus nécessaires ou plus sages –, ce récit de la formation médicale propose d'objectiver un univers de transmission sous l'angle du succès (ou non) de l'apprentissage, théorique ou pratique, d'un état esprit scientifique. Or, c'est de toute évidence un échec cuisant, un lamentable parcours où les moyens ne correspondent qu'à des objectifs chiffrés et déshumanisés, comme en toute grande École de notre cher Hexagone ; dès le concours, subir le par-cœur imbécile le plus « à la française » ; pour le docteur, au terme de ses diplômes vides, chuter tristement, depuis le piédestal automatique où une sorte de rumeur le maintient, vers l'opportunisme serein et prétentieux, dissimulé, et, pour tout dire, vers la routine la plus négligente où sombre toujours le citoyen d'ici – déchéance flagrante de sa réputation à sa réalité. Je m'interrogeais l'autre jour en quoi un généraliste serait par exemple apte à parler d'un vaccin dont il ne connaît ni les composants subtils, ni le mode de fonctionnement au-delà de l'élémentaire, ni la multitude des effets secondaires, et, ce faisant, ne me targuant pas, de mon côté, de connaître nombre d'enseignants aptes à discuter avec précision de la méthode Montessori, des jugements psycho-cognitifs de Céline Alvarez ou du test Wisc-5 destiné à repérer des signes de précocité chez l'enfant, je m'indignais qu'on pût encore conseiller à des patients, comme ne cesse de le faire une propagande d'État, de demander à leur médecin quoi que ce fût d'un peu perspicace et délicat. Il me semblait assez inutile de confirmer méthodiquement ce que chacun sait, tout ce qu'une expérience décillée vérifie facilement et ce que même un dentiste admet en privé sans honte, à savoir qu'un médecin est déjà fort occupé de son métier et qu'il n'a pas davantage qu'un autre l'occasion de se renseigner sur les innovations complexes des gestes qu'il exécute ou des produits qu'il prescrit – bizarre même qu'on ait pu juger qu'un généraliste faisait exception au régime universel d'errance intellectuelle et de divertissement, lui qui travaille plus longtemps en moyenne que ses compatriotes et qui dispose par conséquent de moins de temps pour chercher des informations à la fois pointues et contradictoires dans sa littérature spécialisée. En somme, Le quatorzième dément me fut, à moi, une confirmation au lieu d'une révélation, car je n'avais pas de ces illusions poisseuses que les Français entretiennent à l'égard de la médecine, et je crois que le Covid a signalé suffisamment d'éléments à charge contre sa pratique contemporaine pour qu'un être encore capable de synthèses en déduise ses charlatanismes et innocuités, ses odieux mensonges intéressés, ses trafics d'influence et ses vénalités corruptrices, son catéchisme inauthentique et partial. C'est néanmoins un travail nécessaire de n'en pas rester à ce qu'on suppose et de plonger la plume dans cette sale bouillie où l'on trempe, dans l'inconsistance de cette stricte humeur, et même d'extrapoler sur ce qu'un être d'idéal pourrait vouloir modifier à la sanie conformiste de cette orthodoxie turpide. Ce roman révèle et libère, il crépuscule lui aussi une idole d'une façon dont notre société a grand besoin, il renverse les ultimes faussetés, brise les statues plaquées d'or et, par la somme de ses condamnations, sous-entend quand même des alternatives. Ce n'est d'ailleurs pas, à y bien regarder, un pamphlet précisément contre la médecine mais contre les travers de l'homme contemporain en général, parmi lequel on trouve, entre autres et un peu par hasard, le Docteur que Duval sait bien : ce n'est donc pas du tout une affaire personnelle, il ne s'agit point de blesser ni d'exagérer les déficiences d'un groupe mais seulement de réévaluer un système en y instruisant posément un jugement assaini. Toute cette longue fable du médecin-prêtre sentait mauvais et succombe, voilà tout, et c'est certainement de l'ordre de la médecine de poser sur elle-même un diagnostic impartial pour déterminer son état et s'aviser de l'améliorer : un excellent médecin, comme tout professionnel vigilant, devrait d'abord se constituer curateur de sa profession, porter remède au cycle perpétuel de l'amateurisme qui nuit à sa profondeur et à son efficacité, c'est-à-dire se guérir soi-même, et, en l'occurrence, agir avant tout en méta-médecin, soit en médecin de la médecine.

Cet idéal praticable ne se rencontre pourtant guère, car aujourd'hui, plus personne ne juge : on sent bien autrement qu'il faudrait s'inclure dans le verdict final, et nul n'en sortirait rehaussé, ce jugement ne serait pas favorable à soi. Une œuvre qui porte intrinsèquement une vérité utile, comme je suppose le devoir de la littérature, nécessite l'absence de pitié comme vertu ainsi que la volonté principielle d'une auto-critique, de façon à ne rien celer des réalités péjoratives qu'une pudeur pleine d'opportunisme incite à masquer pour se défendre : on préfère généralement l'oubli et la routine. Mais il faut que le Livre corrige, ce qui s'appelle Édifier, et que cet enseignement ne s'applique pas uniquement à une dimension virtuelle, au domaine de la fiction ou du style, de sorte que la littérature ne se contente pas de juger la littérature et de se retourner dans un rond. C'est ce que parvient à faire ce roman, louable d'intention et de bravoure, en risquant sans excès la critique d'un ultime tabou en l'espèce des « gens de bien », des « soldats de la santé », du « sacerdoce des soins » – mais c'est bien plutôt la critique générale de toute apparence du Bien et de tout bénéfice-du-doute. Voici le genre de livres, instruits et documentés, qui ont une chance de modifier nos perceptions de la société depuis quelque point de vue distancié, et notamment de réveiller notre sens de la justice avec un peu d'idéal bienfaisant. Le lecteur mordeur et « moral », mondain, ignore le courage qu'il faut pour exprimer ce qu'il ne considèrera que comme un défoulement parce que c'est tout ce dont il est lui-même capable, ce défoulement et cette hargne-là quand il se contente de conspuer ceux qui abîment sa tranquillité et son rêve, et parce qu'il ne se représente rien de plus généralement humain que son propre exemple de vindicte acharnée. Mais ce sont, quand on y vit, des vérités qui déchirent l'auteur lui-même, que ce dernier ne relève qu'à force de douleurs, de honte et de frustrations, et non pour son plaisir mais pour son préjudice, parce qu'il préfèrerait comme chacun les ignorer pour se sentir mieux vivre, pour se trouver une carrière honorable, pour se savoir sur la « bonne » ligne : fermer les yeux est souvent l'imparable remède à la migraine. Mais garder les paupières ouvertes en pleine révélation du mal brûlant, ne pas s'adoucir la vérité aux lénifiantes torpeurs du sommeil, et enfin livrer le compte rendu avisé et éveillé d'un environnement où l'on désespère de ce que les autres bassement endurent sans penser, sans croire ni voir, voilà le mérite suprême des artistes dont la sensibilité impudiquement livrée épanouit la perspective sur le monde et permet de vastes remises en cause. Duval rend donc un travail d'une rare conscience, et son honnêteté se traduit par le principal défaut de son roman, à savoir que ce n'est pas vraiment un roman, qu'elle travestit quelque peu le genre pour y inclure la délivrance de son éclaircissement, que si elle concède quelques péripéties et dialogues pour rythmer un examen d'ampleur sur l'état cynique de la médecine contemporaine, on y pressent plutôt un discours qu'une intrigue, un document qu'un récit, une somme d'observations empiriques que de scènes efficacement enchaînées, même s'il serait également faux de dire absolument que le récit est exempt d'une histoire. Même, au subtil philologue, cet autre défaut de la grande sincérité : une hésitation du style, le désir patent de l'exactitude maniaque qui, hypotaxiquement, allonge les phrases, ce refus de raccourcir ou de limiter, ce soin minutieux, méticuleux même, excessif presque, de ne rien abandonner ou trahir, qui caractérise la haute conscience et altère ce qui dans le style relève de la puissance de l'effet, ce que traduit toujours plus aisément la simplification brutale. Vouloir l'effet, c'est malgré tout souvent nier la nuance : Duval offre en ses atermoiements les traits d'une intrigue sans presque de moments ni de lieux, et donc rarement pathétique ou pittoresque, mais en usant du très fin pinceau nécessaire à dresser le portrait incontestable d'un milieu – ce qui est peut-être infiniment plus difficile que de seulement l'illustrer ou le symboliser. Notons quand même que la fin s'extrait progressivement de la stricte peinture de la médecine et propose – je n'ose écrire « à la Bloy » – une vision subliminale, à la fois symbolique et terriblement prosaïque, de deux humanités opposées, l'idéale et la réelle que Duval comprime à son expression la plus antithétique. C'est, dans cette construction maladroite, un texte ainsi moins hypocrite, moins factice que la plupart, un roman moins romancé, en somme, que beaucoup de récits à imageries, au point qu'on a en peu lu de si curieusement homogènes et distanciés. Mais c'est peut-être aussi, ce qui n'est pas ici proprement du roman, tout justement le commencement d'un style alternatif ou inédit, et dont l'habitude manque pour le juger avec certitude.


À suivre : Albert, Dumur.


***


« Pourquoi ce carcan rigide qui, pour occuper artificiellement plusieurs années de formation, imposait une variété infinie de détails spécieux, dont l'utilité ne se vérifierait jamais par la suite ? À quoi servait-il de ressasser les mêmes questions à choix multiple, sachant que leur correction ne faisait jamais consensus parmi les spécialistes ? ces derniers mesuraient-ils la relativité monstrueuse de tout ce qu'ils croyaient avoir acquis et qui enflait leur vanité, eux qu'une simple décennie de la pitoyable échelle humaine suffisait à priver définitivement de la pertinence – et parfois même de l'exactitude – de leurs savoirs ? Non, ils n'avaient rien compris au cycle délétère qu'ils entretenaient à leur tour, ils ignoraient ce qu'étaient des fondations simples d'une connaissance et ne voulaient pas l'envisager, car ce serait alors admettre toute l'ampleur de leur inconséquence. Les études, de l'avis de Romain, constituaient une frustration, alors qu'elles devraient lui être une plénitude d'apprentissage. »

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