Le Chercheur de Tares, Catulle Mendès, 1898
Catulle Mendès est une excellence littéraire que je n'en suis qu'à découvrir parce que la postérité, traître et bête encore, l'a oublié. Je ne recule pas à dire que ce que je viens d'en lire dépasse la verve de Victor Hugo, que c'est extraordinaire de composition, et que j'ai rarement lu, même parmi les courants que je préfère, des romans d'un telle admirabilité. On devine le style audacieux d'un homme solide en son art, arrivé à un sommet de ses capacités et de sa confiance, qui ne redoute pas les tournures évocatrices et hardies, pleinement apte à la puissance du trait, et dont les fulgurations d'éloquence sont fondées sur une pénétration profonde.
– Ah ! et voilà que je crains, à présent, de ne pas savoir rendre compte de la génialité de ce phénomène inouï ! –
Les plus suaves tendresses autant que les duretés les plus impitoyables convergent dans Le Chercheur de Tares, récit d'un être qui ne résiste pas, comme une psychopathologie, à quêter dans chaque vertu le vice. La manie dévorante, invaginée, nuisible, poursuit Arsène Gravache, onomastique de ce qui harcèle et détériore, et le pousse à gratter du jugement sous la surface apparente des plus belles et intouchées honorabilités, en démangeaison doublement morbide : c'est un homme qui se désespère ainsi de trouver partout des maux authentiques où il préfèrerait continuer de croire en des immaculations, et c'est aussi celui qui se désespère de se retenir de les trouver ; toute son existence est sise entre la douleur de la faille et celle de l'illusionnement. Le remède, ce serait qu'au moins une chose au monde fût inaltérée et pure, mais l'expérience de la contradiction lui tenaillerait l'esprit qui pourrait bien se dissoudre dans l'invraisemblance, à force de trituration ; du reste, la circonstance ne se présente pas, et, à quelque degré d'examen, toute candeur doit fondre et se mélange au noir.
Qu'on juge d'abord de la pureté – la mère – dans ce portrait liminaire plus maniéré que le reste mais d'une poésie aux euphonies presque inégalables :
« Le glacis de ses fins bandeaux longs, d'un roux pâlissant qui chatoie comme un reflet et sinue, la nappe fluide de son regard lilas, ou mauve, me semble-t-il, plaintif, son clair visage uni où les lèvres sont comme la cassure d'un pli à peine rose, et l'exténué fléchissement de ses bras le long de la flexible robe douce s'allonge en cette lasse ondulance, sur de la soie aussi, des convalescentes blessées encore, de son sourire une mansuétude, de toute elle une suavité, comme une fluence de soie infinie... » (page 293)
Qu'on juge ensuite de la souillure – un ami de famille – dans cette réplique cinglante qui abîme sans qu'on s'y attende toute la paternalité débonnaire de ce gentil tuteur :
« — Est-ce que vous croyez que je ne vous connais pas ? Est-ce que, depuis des années, des années, des années, vous ne vivez pas aux crochets de mon père ? Tout le monde sait bien que vous êtes un fort médiocre médecin, et que vous avez eu tous les honneurs à cause de la protection de papa et aussi parce que vous avez volé une invention à un de vos élèves, interne au Val-de-Grâce. Docteur ! vous prenez sur vos genoux les femmes de chambre de maman. Ça n'est pas propre. Et ne vous rebiffez pas surtout. C'est plus d'une fois que vous m'avez ôté les draps de dessus les jambes, quand j'étais un petit fou, dans la maison de santé. » (page 367)
Toute l'aspiration aux dévoilements, aux désenchantements, aux déniaisements les plus rudes, se devine entre ces deux extraits, entre la virginale béatitude des préventions de tendresse et l'acharnement vérace du trait létal, entre la fragrance et le remugle, où un enfant toqué remue dans la douceur le fragile, et dans le respect ému le rance et la glu. Ce roman est le récit de tout intérêt caché sous l'intention et contre quoi une névrose obsessionnelle enquête, le récit des dissimulations que le regard décillé cesse de vouloir nécessairement ignorer, le récit de la résolution ignoble, maladive et légitime de percer et de fixer sous les faux-jours les ombres ignobles mais authentiques : Le Chercheur de Tares, c'est la relation de celui, d'une affreuse et poursuivante lucidité, pour qui tout est l'indice d'un recel dont il faut méthodiquement mener la traque.
C'est ainsi que Mendès, en dépeignant l'homme, l'analyse et le révèle, traverse son sujet jusqu'au cœur qu'il découvre, dissèque et autopsie ; il dépasse et actualise une part ignorée de l'âme humaine que sa vraisemblance concrétise ; il fabrique, par le verbe, une réalité ignorée à laquelle l'attention appuyée donne désormais une qualité nécessaire par la désignation d'un mal que nul psychologue, que je sache, n'avait encore diagnostiqué, à savoir l'irrépressible goût du « vice caché », l'attrait maladif et systématique pour les abîmes du revers de tout éclat, la monomanie du défaut véritable. Il donne naissance, et dans le monde même extérieur au livre, à un attribut qu'une focalisation de l'esprit réalise, au même titre que la lumière, après quelque étude approfondie sur sa vitesse, ne se représente plus jamais au regard de la même manière : c'est le parangon de la littérature de modifier radicalement un paradigme intellectuel. Ce roman introduit dans la perception une nouvelle et universelle donnée : non pas un stupide et général pessimisme naturaliste, mais le syndrome d'une anomalie du jugement, en l'espèce de la fascination, après l'aperçu flatteur et généreux de toute chose, de ce qui la flétrit et horribilise.
À la fois répugnance à se pencher sur le vide et impossible résistance de ne pas s'y jeter ; fourmillement fébrile de la tentation et certitude fatale du gâchis de la curiosité ; irrésistible de la succombance au savoir et appréhension non moins terrible de la perversité : avec des mains frénétiques de graphite ou d'encre, devoir s'abstenir de toucher. Dans toute mesure humaine, la condition du bonheur est d'ignorer bien des choses, mais malheur à celui qui aurait le bonheur instinctif de connaître, de connaître beaucoup, de tout connaître. La méticuleusement suprême conscience, l'homme le plus éclairé, qui provoque, déflore et viole l'insu, celui-ci ne trouverait jamais le repos, ou plutôt il n'aurait que les repos intermittents de ses appétits aussitôt assouvis et renouvelés, tel l'ogre qui se dévore lui-même, auquel sa douleur emplit et distend l'estomac, qui réclame une perpétuelle alimentation de soi. Le soupçon intime que la face exposée d'un versant contient moins de roc que la montagne au cœur ; l'indice omniprésent de la vanité superficielle, de la surestime par défaut, de tout ce qui se présente comme vénérable et dont il ne faudrait demeurer qu'à l'aperçu sans aller au profond contenu pour s'en épargner la cinglante et incorrigible déception ; et l'insatisfaction mentale d'aimer ce qu'on n'a pas sondé, doublée de l'insatisfaction coupable d'avoir jugé insuffisant l'objet que, pour l'aimer intact et avec engouement, on n'aurait pas dû sonder, jamais ! jamais ! jamais plus ! jusqu'à la prochaine fois.
La sensation souterraine, confortée par maintes vérifications impartiales et changée en règle de l'observation et du discernement, que la turpitude n'est rien d'autre, au sein de la bête prévention favorable qui revêt toute considération de dorures infondées, que ce qui n'a pas encore été exploré.
Le dégoût de soi, quoi qu'il arrive, d'avoir été successivement un cœur idiot et un esprit qui souille. L'absence d'alternative confortable, agréable ou vivable à cette dualité de la naïveté ou de la corruption. Il faudrait être aveugle en pensée, mais cette cécité-là du cerveau, comme on ne peut vivre sans cet organe, est la mort : on doit exister avec soi-même et ses profanations, et que serait vivre sans découvrir ? En un mot de réclusion, de claustrophobie : sentir la douceur d'une main pâle et maternelle sur sa joue d'enfant, et ne pouvoir s'empêcher de songer aussitôt, dans un noir éclair : « C'est une main qui a dû savoir caresser bien des sales choses ! » Variété du supplice de Cassandre pour qui toute vision de l'avenir sombre dans incommunicable et la catastrophe : tout ce qui est pur et beau, dont on devine, suspecte et présume la tache, dont la hauteur inviolée devient le signe même d'un tabou curieux, doit s'effondrer dans la flétrissure et la vulgarité.
Pire : il n'est nul besoin de déformer la réalité, il suffit d'y voir en profondeur ce qui est recelé. Toute origine est nauséabonde, l'entraille par définition pue. Toute généalogie des êtres est l'autopsie d'un cadavre qui s'ignore ou qui se farde.
***
La grandiloquence orgueilleuse est l'insigne des géants lettrés, impressionnants et qu'on jalouse : un narrateur humble est un récit petit ; un auteur qui ne nous fait pas honte un créateur médiocre. Il est plus confortable de lire et de vanter Amélie Nothomb ou M. Mbougar Sarr, en ce que leur mesure, stylistiquement et intellectuellement, n'excède pas la communauté. On est moins rabougri quand on n'admire que des semblables : la marche est moins haute et l'on croit la grandeur atteignable. Tout ce qui est aisé conforte.
Le Contemporain trouvera Mendès emphatique et excessif, et jugera aussitôt que ça le discrédite. On exige aujourd'hui des génies à sa portée, qu'ils aient au moins la simplicité d'être gentils et la légèreté de tirer la langue pour la photographie : on n'adulerait plus Albert Einstein sans ce témoignage de complicité. Le Chercheur de Tares est certes écrasant de supériorité : sans chinoiseries, on y rencontre du vocabulaire subtil, et les tournures surprenantes, sans être savantes, signalent un esprit exact et expert de ses effets ; tout ceci interroge votre compétence si vous croyez savoir écrire et si vous avez une fois vanté un véritable écrivain, probablement en-dessous de celui-ci. Ce qu'on excuse de la superbe des Hugo parce qu'ils portent leur nom de postérité, on s'en défie chez les autres qu'on juge ampoulés parce qu'ils ne bénéficient pas d'une célébration de plusieurs décades ; rien qu'à cela tient la critique, portant accusation de vanité, des ouvrages qu'on abandonne par paresse. L'emphase glorieuse des Misérables devient ridicule quand Mendès évoque avec un pathétisme exacerbé et auguste la misère d'enfants : il n'est pas Hugo, rien de plus, tout jugement se cramponne à ce fait ; mais enfin, est-ce qu'un tel passage, suivant, n'est pas meilleur d'effets de scandale et d'indignation pittoresque :
« — Des ménages d'enfants. C'est la spécialité de cet hôtel. Des petits mendiants, fillette et garçon, elle, sept ou huit ans, lui, onze ou douze, forment des couples et s'en vont mendier par la ville. Assez souvent, ils travaillent ensemble. Pas toujours. Quelquefois, la petite va seule. Alors, elle ne mendie pas. Elle suit des messieurs qui lui font signe. Elle n'entre pas dans des maisons ; pas même sous des portes. Non, elle se tient droite, contre le mur, retrousse vite ses haillons, les rabaisse plus vite, clin de jupe en un clin d'œil. Rien de plus. Salaire : six pence. Puis elle rejoint son petit mari qui a mendié, et ils vont boire. Quand ils sont saouls, ils rentrent ensemble à l'hôtel, près du Marché-du-Petit-Chiffon. Ils louent du sommeil pour une heure. S'ils ne peuvent pas en louer pour deux personnes, le petit mari attend dans la rue que la petite femme ait fini, ou bien ils partagent ; quand celle-ci a sommeillé un instant, celui-là prend la place ; c'est une tolérance du patron de l'hôtel, qui est très riche, et qui est un brave homme. D'ailleurs, il y a cette règle que, tous les samedis, toutes les nuits des samedis aux dimanches, les petits clients habituels, les petits ménages réguliers, ont le droit de dormir ensemble, du soir jusqu'au point du jour, deux à deux !
— Ça s'aime, ces mioches ?
— Quand une des petites meurt, son petit crève avant huit jours. On sait ça. Si on les enterrait, il n'y aurait pas besoin de refermer la fosse.
— On ne les enterre pas ?
— On les jette, mêlés aux ordures. La voirie, à cause des loques effilochées, comme des poils, croit que c'est des chiens.
— Pas de mères ?
— Si. Vendues.
— Pas de pères ?
— Si. Pendus.
— Et qu'est-ce qu'ils mangent, ces gamins et ces gamines ?
— Ils ne mangent pas, ils boivent de temps à autre. Lorsqu'ils crèvent, on ne sait pas si c'est d'être à jeun ou d'être saouls. » (pages 400-401)
C'est aussi beau que du Hugo, c'est même plus sincère et plus fort, moins pudique ni si faussement noble, ça ne ferait pas si avantageusement des discours de député peut-être, ça pare moins, et surtout ça n'en a pas la réputation, alors c'est ignoré, et l'on trouve enfin qu'il faut un recueil de chez « Bouquins », parmi plusieurs auteurs colligés, pour seulement l'éditer une fois tous les cent ans.
On trouve notamment, dans ce roman certainement anecdotique et négligeable – car en démocratie, la foule ayant raison d'office jusque dans ses plus illégitimes dénis, il est nécessaire ne serait-ce que socialement de se plier aux goût et jugement majoritaires –, un personnage d'un magnifique antipathisme, Fabien Liberge, qui incarne la crapule la plus élégamment ignoble qu'on puisse admirer. L'histoire de sa vie, racontée en forme de mise en garde par le docteur de tout à l'heure, est un chef d'œuvre de la malintention où toute grandeur est méthodiquement avilie par la parole d'un génial persifleur-né, ou tout génie est souffleté dès sa naissance par la vilénie grande d'une parole. On a rarement lu de récit plus terriblement truculent d'une bassesse morale si savante et si totale qu'elle confine à l'éminence : ce Liberge est un des plus principaux personnages secondaires de la littérature. Il constitue un parachèvement esthétique d'infirmité éthique, il figure le fleuron noble de la roture dépravée, il est l'art dans l'assassinat, la noirceur dans un ouvrage lumineux ; on a très peu vu un si superbe infâme, une âme aussi complètement pervertie, aussi psychologiquement nauséabonde et à rebours de toute sorte de solidarité, d'une assomption si triomphante, si réjouissante et presque enviable de réussite et d'orgueil. Cet être incarne aussi bien la reptation vipérine que le survol aquilin des vices humains dont il ne fait que tirer profit, dans une société incapable, même insoucieuse de distinguer les bienfaiteurs des usurpateurs : alors Liberge pousse la confusion au cœur même des journaux, utilisant l'insane curiosité des lecteurs pour distiller la fulgurante et spirituelle méchanceté destructrice, usant du goût de la gloire des apprentis-artistes trop humbles et hésitants pour se détacher de réputation : il ne s'insinue que dans des brèches, il est ce père de Gravache pour qui « la calomnie est inutile où la médisance suffit » (page 374). Il ne peut donc foncièrement porter atteinte aux éminences, car « les véritables génies, les énormes, les parfaits, les augustes, s'en fichaient un peu de ce Mot-roquet qui leur jappait aux chevilles ; ils pensaient, à peine, rarement : "Qui dont fait ce petit bruit, là-bas, dans le ruisseau ?" ; ce fut sans doute, c'est encore le châtiment, je l'espère, de cette âme-désastre, qu'elle n'ait pu ni retarder d'une heure, ni faire dévier d'une ligner la marche en avant de l'innombrable génie moderne ; et, – rage suppliciante sans doute – Fabien Liberge a tout de même à son front des reflets d'auréoles. Mais quelles revanches de ses défaites il prenait sur les moins sublimes, sur les moins inattingibles, pauvres êtres que la certitude du génie ne défend pas contre la raillerie inique, qui, incertains, inquiets, ne croient plus du tout en eux-mêmes si on les nie, esprits si nobles pourtant, à cause du rêve, plus aimables, même, d'être moins grands. Il leur fut épouvantable. Il trouva pour chacun d'eux, poète, peintre, ou musicien, ou tribun, le mot joli, drôle, extraordinairement drôle, et qui a l'air si juste tant il est farce, le mot que tout Paris répète, le mot qu'on a toujours derrière soi en quelque rue que l'on passe : il semble que tout le monde lise à haute voix une pancarte épinglée à votre dos. » (pages 364-365)
C'est peut-être parce que Le Chercheur de Tares constitue justement l'épingle au dos de tout Paris et de tout homme qui se réclame de l'inattaquable et transcendantal Bien, l'épine au pied universel de tout idéal avancé trop vite et sans réfléchir, un réalisme embarrassant et pesant parce qu'ancré dans la vie autant que dans la littérature, le déni irréfragable à l'absoluité de la valeur humaine appliqué à l'existence et capable de troubler le Contemporain par le point le plus nécessairement faible de sa crédulité, en somme c'est peut-être parce qu'il figure l'anti-religion et la contre-naïveté en piédestal et triomphales, qu'on s'est empressé de l'oublier avec opportunisme, comme un fardeau entravant la marche, gênant les enthousiasmes, altérant les amours et les haines en gris, en emmêlement, en dilution de noir et de blanc, abîmant la pureté du Progrès et jusqu'à la pureté du mal. Une inquiétude immense et insidieuse, métaphysique, une de ces peurs cosmiques que Lovecraft évoque et diffuse, vous saisit à l'idée fugitive qu'une manie de la vision puisse se transmettre comme une maladie, qu'une obsession contamine et enfièvre irrémédiablement, qu'une contagion de rationnelle tourmente se communique, prenne et s'enracine en une âme ouverte, engagée et propre aux suggestions convaincantes d'un livre, de sorte qu'à la fin aussi : « toi, ce point sombre, ce point noir, par un abominable instinct, tu l'as trouvé. Et tu l'as marqué de l'ongle de ton index, et tu as enfoncé ton doigt, et tu as fait du point un trou, et tu as élargi le trou » (page 466) : touché, imprégné, suggéré, atteint. Cependant l'innocence, la formidable innocence ne cesse pas non plus de poindre, et c'est terrible, et c'est affreux que la candeur soit pour partie prenante dans la défloration du noir, puisqu'en la laideur invisible, c'est d'abord la beauté qui trompe : « Mais je disais aux autres : "Pourquoi suis-le criminel, puisque c'est vous qui êtes les crimes ? Les innocents n'avaient rien à redouter de moi. L'ombre, ce n'est pas de la faute de la lampe !" » (page 466) La tromperie met l'ange en fureur, pas autre chose ; le scandale né de la pacotille, c'est le recel du revers de ce qui brille. Angoissante universalité, nietzschéenne, une solitude en ce monde d'illusions entretenues où l'on se détourne du fracas au-delà de la couleur, de ce fracas que constitue l'éclat, et profondeur désespérée de la candeur entachée que distingue une supérieure candeur, plus blanche encore et primale que la normalité, sans prévention, examinatrice, intrusive – non la peinture blanche : la page, le papier même, sous la gouache d'artifice du préjugé. Iconoclaste, il brise Dieu, ose sa réfutation inaltérable, et il ne sera pas démenti avec les armes d'une analogue sagesse : il est pourtant sans reproche, il ne salit rien par lui-même, mais il révèle la flétrissure, alors on le juge malpropre ?! combien il s'en veut par instants de ce jugement qu'il se porte, à cause de la morale des autres ! Il y a ce vertige insoluble, dans ce roman qui démontre et martèle combien il faut croire aveuglément pour accorder lâchement son crédit à quelqu'un comme les hommes font tous : au moindre test, au plus petit grattement, la peinture se délave et coule, il ne reste que le support apprêté, d'une matérialité morne, et qui est le satané « truc » de tout infini, le stuc de tout amour qui regarde ailleurs, qui se regarde soi, quoique pas tout le soi, seulement le soi avantageux et qui valorise. C'est qu'on a mis, depuis des temps immémoriaux, trop de vaines paillettes à toute chose, au point que tout rutile en-dehors de la réalité effective, et que l'œil humain fabrique partout des étoiles comme dans l'obscurité son oreille simule des stridences de grelot. Le Chercheur de Tares rétablit en quelque sorte, en exposant un inverse fasciné de l'étincelle au même titre qu'on parle d'antimatière, une justesse des perceptions critiques, à la façon d'un culbuto qu'on a fait trop longtemps graviter, et à toute force, sur la même face. Pour user d'autre métaphore, ce roman marque l'avènement – mais un avènement presque subliminal tant il dérange l'antécédent paradigme qu'il pourrait remplacer – de l'inversion de la polarité de la boussole, au point que le Nord devient bas, et que le Sud paraît s'élever, fulgurant comme l'escarbille, bien au-dessus de l'horizon tout soudain écroulé, comme invaginé, de l'autre côté indevinable de l'orbe ténébreux, métamorphosé en négatif, et dont le prisme effare.
À suivre : le dernier Ulysse, Bonnet
***
« — Trouver l'or, l'or noir !
— L'or infâme !
— Oui !
— Allons !
— Nyx ! Nyx ! pourquoi t'es-tu levé ? pourquoi es-tu descendu du lit ? pourquoi me fais-tu signe de te suivre ?
— Je ne me suis pas levé, je ne suis pas descendu du lit, je ne t'ai pas fait signe de me suivre, puisque je n'existe point.
— Qui dont est là, devant moi ?
— Toi.
— Qui me prend la main, pour faire tourner le bouton de la porte ?
— Toi. Et la bougie, qui n'était pas sur ma tête, que tu avais remise toi-même sur la table, c'est toi qui l'as prise, pour y voir clair dans l'escalier.
— Je monte derrière toi.
— Tu te suis.
— Attends !
— La volonté de devance.
— Redescendons ! redescendons !
— Ta volonté ne veut pas.
— Oh ! que dira ma mère, lorsque...
— Ne t'inquiète pas de cela. Elle parlera. Tu sauras. Ce sera horrible.
— Vite ! vite ! vite !
Je montai encore. Le chandelier avait glissé de ma main, la bougie s'éteignit. Les ténèbres, les ténèbres seules et noires. Je cherchai pour m'en soutenir, pour m'en guider, l'épaule ou la tête de Nyx dans les toutes noires ténèbres. Je ne trouvai rien, Nyx n'était plus là, n'y avait jamais été. Le pied me manqua, je dégringolai, je heurtai du front, rudement, bruyamment, la porte de la chambre où dormait ma mère.
Quoi ! elle ne dormait pas ? Pourquoi ne dormait-elle pas ?
Elle ouvrit tout de suite, sous une lampe qui baignait de douce clarté son pâle et long vêtement.
— Tu es là ? dit-elle. Je t'entendais parler. On aurait dit que tu parlais avec quelqu'un ; j'allais descendre pour te demander si tu étais malade, pour te soigner, mon bien-aimé chéri !
Elle me serrait contre elle, elle m'embrassait. J'avais dans les cheveux et sur le cou de sa chère âme tendre. Je bondis en arrière, je criai :
— Il faut que je sache. Parle. Dis-moi. Cet homme qui venait, quelquefois, quand j'étais tout petit, cet homme qui te prenait les mains, quand j'étais malade, quand j'étais fou, qui était-ce ?
Maman avait reculé. » (page 328)
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