La tache, Philip Roth, 2000
Magistral roman que La tache de Philip Roth (auteur que je croyais français parce que j'entendis un jour Alain Finkielkraut déclarer qu'il avait assisté à son enterrement), excellent, d'une admirable tenue, d'un art consommé, « virtuose » s'il ne s'agissait que de traduire une capacité technique, tout y transpire l'expérience artiste ainsi que la pensée supérieure appliquée au domaine de la fiction, preuve contre toute attente qu'il a existé des écrivains contemporains de qualité – mais j'aimerais décidément savoir comment il a accédé à la publication, je veux dire qu'il faut bien qu'au moins un éditeur l'ait lu : comment donc puisqu'ils se font un principe justement de ne pas lire les manuscrits neufs, principe que j'ai vu une nouvelle fois confirmé chez Jacques Chardonne dans Le ciel dans la fenêtre où il rapportait que Pierre-Victor Stock trouvait très sage apparemment, il y a cent ans déjà, de répéter que la règle pour un éditeur était « de lire les journaux et de n'accepter aucun manuscrit » ? Serait-ce encore l'objet d'un piston, avec, disons-le comme ça, de « sérieux appuis » ? Probablement, ou bien le système éditorial américain fonctionne différemment, c'est possible aussi...
Ce n'est qu'après avoir acheté le livre que je me suis aperçu que j'avais vu par miracle l'adaptation cinématographique avec Anthony Hopkins – et j'écris « par miracle » car c'est à peine si je regarde deux films par an. Je ne l'ai reconnu qu'après avoir vérifié, comme je le fais toujours, le titre original du roman : The human stain ; je me suis alors rappelé m'être interrogé sur celui assez piètre du film en version française : La couleur du mensonge (c'est mièvre et ça ne veut rien dire), le soupçonnant justement de constituer une mauvaise traduction, mais je n'imaginais pas encore qu'il était tiré d'un roman, et j'ignorais Philip Roth.
Dans ce livre, Coleman Silk est un professeur d'élite, d'une dignité impeccable, d'une austérité assumée, d'une supériorité incontestable, spécialiste de littérature antique dans une université américaine qu'il a réformée de fond en comble vers l'Exigence, y prenant un moment la place de doyen élu pour opérer une révolution qui s'est progressivement étendue à une partie de la ville, aux commerces notamment où une discipline contagieuse de probité et de sélection a conduit à l'amélioration notable de la qualité de tout ce qui s'y propose. Or, peu avant sa retraite, on l'accuse dans sa propreté, « on » c'est-à-dire principalement son administration : comme l'année scolaire avait débuté depuis six semaines, il a déclaré devant une classe, au moment de l'appel, que deux étudiants qui s'obstinaient à ne pas venir et qu'il n'avait par conséquent jamais vus étaient ce qu'on pourrait appeler des « spooks » – des spectres, des fantômes (que le traducteur a rendu par « zombies », on comprendra bientôt pourquoi). Seulement, « spooks », apparemment, est un terme dont une vieille acception signifie : « bougnoules » ou « bamboulas », et il s'est malheureusement trouvé que les deux élèves dont il s'agissait étaient noirs, ce que Silk ignorait évidemment, d'où procès d'intention (j'aurais pris le parti, moi, après réflexion, de traduire par : « trous noirs » ; « zombie » ne fait décidément pas naturel dans notre langue pour supposer un racisme familier). L'université entière, qui semble avoir oublié que Silk fut le premier doyen à embaucher un professeur noir, lui réclame des comptes, se livre à une enquête par un jeu d'opportunisme et de culpabilisation que chacun croit plutôt anodin ou nécessaire à valorisation pathétique, s'acharne contre lui en raison surtout de ses distances froides et de la dure franchise dont il a usé par le passé lorsqu'il augmenta le prestige de l'université en obligeant ses confrères à plus de travail, et cette chasse revêt pour lui un tel caractère d'outrage et d'indignation qu'il démissionne plutôt que d'endurer ces allégations calamiteuses dont l'ignominie ne lui paraît pas comme aux autres une stratégie provisoire. Et c'est alors au cœur de la polémique, dans la fièvre d'une fureur sourde qui l'emporte et l'incite au mépris total pour cette odieuse calomnie, que son épouse meurt d'une crise cardiaque, ce qui constituera pour lui à jamais un sujet de haine et de rancune : ce sont ces imbéciles, ces irresponsables, ces idiots ordinaires et bardés de compromissions nulles, qui ont tué sa femme et abîmé à jamais sa réputation – lui qui, par ailleurs, a surmonté bien des combats d'une toute autre ampleur au cours de son existence.
Toute cette machination montée dans une société devenue superficielle et puritaine des groupes identitaires et des intérêts portés par une morale de prétexte, de convention ou de pur artifice – on est en plein dans l'affaire Monica Lewinsky – pourrait se fonder sur un soupçon de vérité, même sur quelque inquiétude légitime d'où enquête, si Coleman Silk, dont l'attitude a toujours été nette et immaculée, ne cachait pas aussi et surtout le secret de ses origines noires et d'une histoire particulièrement tourmentée par ses efforts pour dissimuler qui il est et par sa décision d'avoir préféré passer pour blanc au grand dam de sa famille qu'il s'est définitivement aliénée : c'est ce qui l'empêche absolument d'avoir pu rien que vouloir proférer un tel sous-entendu par ailleurs si vil, si trivial, si bassement vulgaire d'un point de vue rien que formel, si manifestement éloigné de ses langage et esprit habituels, lui qui cultive partout une distinction évidente et sans défaut – toute son existence étant en soi le récit cohérent d'une extraction ou, du moins, d'un évitement de ce que la société américaine continue, bien après la guerre de Sécession et avant le Mouvement des droits civiques, d'estimer une « tache » initiale. Coleman Silk est en cela un Noir intégré au plus haut degré d'absoluité jusqu'à l'opiniâtre disparition publique de sa couleur de peau – il a réussi jusqu'à devenir blanc, et peut-être justement parce qu'il a évité partout de mentionner ce qu'on ne lui demandait nulle part.
Ah ! comme ils trouveront, ceux qui me connaissent, à l'exposé de ce résumé, de points communs, d'échos, de « résonnance », avec qui je suis et quelquefois avec ce que j'ai vécu ! Ils prétendront que je suis ce Coleman Silk, et ils n'auront peut-être pas tout à fait tort : travaillant dans un milieu similaire, parmi des confrères dont j'ai depuis longtemps soutenu la nécessité d'un travail plus professionnel ; méticuleux en manières, apparemment snob et aristocratique, d'un vocabulaire le plus souvent d'une exactitude intempestive, « élitiste » à ce qu'il paraît et soucieux en effet d'honorabilité par le mérite, infatigable d'efforts ; conspué parfois par un environnement qui me craint et cherche des biais mesquins pour me diffamer ; aussi discret qu'il est possible de l'être sans mentir dans mes convictions et mes visées par certitude de ne pas être compris ; et, pire, accusé moi aussi de propos absurdes et immoraux par une cohorte salement anonyme ; dénoncé pour un texte dont le moindre mot tel qu'il est écrit est strictement vrai mais dont on a déformé l'intention avec un acharnement sordide ; embarrassé pour une connotation imaginaire que non seulement je n'avais pas écrite mais surtout que je n'aurais pas pu vouloir écrire étant ce que je suis, cette acception consistant en un inverse incompatible de ma personne aussi bien secrète que publique – il était aisé non seulement de vérifier que je suis l'un des rares polémistes à n'écrire jamais de connotations, mais aussi que, sur ce blog mis en cause, non seulement au moins une demi-douzaine de textes m'empêchent d'être traité avec cohérence d'antisémite (puisque c'est de cela qu'il s'agit), ayant ici produit un morceau d'éloge du peuple juif et là une plainte sincère contre toutes les horreurs historiques qu'il a dû subir, mais surtout que l'esprit même d'étude et de rigueur qui anime mes articles est entièrement, exactement, absolument contraire à ce type de défoulements ineptes et philosophiquement improductifs, et tout ceci, sans parler d'autre chose. Et c'est parce que moi, a contrario de Silk, j'ai consenti à mentionner cette autre chose dont je n'ai après tout nullement lieu d'avoir honte que, deux jours après ma convocation et le lendemain d'une brève explicitation par courriel, je recevais, par téléphone et dans un bureau officiel, les humbles excuses de mon administration empressée de faire oublier cet incident malheureux susceptible de la compromettre plus qu'elle ne l'aurait pu croire d'emblée.
N'importe : bien en-dehors de ces similitudes personnelles, La tache est un roman de magnifique portée, d'un recul et d'une pertinence élevés, et qui parvient – ce que je ne croyais plus guère possible – à parler avec justesse et tout ensemble sans ambages ni excès de la société où nous vivons, de ses campagnes stupides de victimisation, de son épidermisme racoleur, de ses indignations de pacotille, en somme de tous les maniérismes ressassés et reproduits, rendus politiques de préférence c'est-à-dire sans intimité vécue, masquant l'absence de conviction rationnelle et se faisant toujours dans le vacarme le plus manifeste au détriment des profondeurs et des souffrances tues des individus c'est-à-dire des dernières personnes réelles. Cette œuvre n'est pas seulement le récit du combat d'un homme seul contre une criante injustice venue d'une conjuration indiscernable de ce que le protagoniste appelle parfois des « blanches-neiges », des bien-pensants qui ont plaisir à afficher leur bonne moralité de victimes ou de gens attentionnées au sort des victimes : ce combat même est bientôt abandonné dans le livre, relégué dès les premières pages au profit du récit de la vie passée de Silk ainsi que de la poursuite après cela de son existence notamment sentimentale et y compris sexuelle. Cette œuvre n'est pas une de ces ostensibles réhabilitations par hommage d'une cause à travers une figure symbolique ; on n'y rencontre pas l'exposition délibérée de faits historiques tendant à prouver que l'auteur veut avantageusement y établir, mais en « humble porte-parole » bien entendu, sa connaissance des mouvements successifs ayant contribué à la progressive et « fort heureuse quoique tardive et encore incomplète » déségrégation des Noirs américains ; ce livre ne consiste donc pas en une leçon mise en scène par l'intermédiaire d'un représentant ou d'un anti-héros à emblème – d'ailleurs Silk, qui a caché ses origines plutôt que de les arborer comme la contemporanéité l'y engagerait plutôt, est incontestablement une figure de hauteur, quoique, certes, complexe et sombre et qu'on tâche à comprendre par raisons plus que compassionnellement, mais il n'est jamais jugé comme lâche, comme fautif, comme inhumain, comme monstrueux ; il constitue une énigme mais dans un sens infiniment noble et classique, loin surtout de tout tempérament illogique et impulsif. J'ose le dire, Philip Roth ne s'intéresse guère ici, en dépit de sa judaïté, à la peinture des oppressions et des douleurs d'une communauté (ou d'une autre) : les passions faciles, les représentations de tendresses, les « violons » ne sont ni de son sujet ni de son style ; le thème fondateur, essentiel, supérieur de ce roman, c'est l'antinomie entre la souffrance réelle d'un individu – terme qu'il faut entendre comme personne inscrite dans l'Histoire et disposant d'expériences réelles de la pénibilité et du choix, d'où les nombreux développements au sujet des circonstances de jeunesse et des évolutions de Silk qui éclairent (et ce paradoxe est des plus intéressants) sa personnalité pourtant toujours à peu près impassible, comme si le mal véritable, à notre moderne insu, était principalement recelé et muet – face à la douleur feinte de groupes indistincts mus surtout par une volonté d'acquérir, mais sans expérience du mal et au moyen de grossières revendications ostensibles, un statut d'individu que rien d'autre pourtant ne les fonde vraiment à assumer – leurs gesticulations d'éloquences criardes et ampoulées, de procédures légales et d'émotions uniformes et prévisibles démontrent, moins qu'une identité, un simple jeu de posture et un désir de paraître « bons » qui les invalideraient plutôt en tant qu'individus, les déboutant de leur prétention à un être de bon aloi, à l'être de fine et dense substance, à l'être de singularité, authentique et sans excuse, réfléchi et d'une volonté propre.
D'un point de vue formel, il faut être un philologue attentif, c'est-à-dire déjà un écrivain artiste, pour analyser et comprendre ce que cette œuvre cumule de difficultés structurelles dont elle triomphe superbement et avec une telle apparente facilité qu'elle parvient à dissimuler aux profanes les gageures qu'elle a surmontées : d'abord ses thèmes subtils du secret qu'impose toute identité effective et de la déliquescence des causes vraies, thèmes dont la finesse réaliste oblige à des actions assez rares induisant une abondance risquée de psychologie et de réflexions. En général, ces procédés-ci tendent à l'oiseux et à la complaisance de célébrité – l'auteur peut alors sans beaucoup de limites faire ainsi son « intéressant » avec quantité d'aphorismes creux ou secondaires, diluant l'intrigue en digressions disparates dont le lecteur a alors pour mission de ne pas s'agacer parce qu'il connaît bien, et avec complicité, « les petites manies » de celui qu'il adule. Il est compliqué de ne pas impatienter avec des flash-backs ou des considérations universelles, il y faut un sens aigu de la nécessité et du jugement sûr, une distance surtout pour s'apercevoir quand le retour n'est qu'un remplissage ou quand le trait spirituel n'est qu'une lapalissade qui n'apprendra rien à personne : Roth dispose d'un pareil recul, ce qui est assez unique après le succès qu'il a déjà connu à l'heure où il rédige La tache ; il ne s'est pas laissé engluer par le jeu des flatteries qu'il a sans doute abondamment reçues, dans les automatismes confortés de sa confiance et de sa sagesse, c'est un homme qui, malgré ce large plébiscite, semble avoir continué à écrire dans la méfiance et l'incertitude de ses effets, ce qui les a rendus justement plus sûrs. Ici, ce qui, dans sa prose, sert tantôt à révéler le traumatisme profond, tantôt à montrer au contraire l'affèterie de douleur, ne se situe jamais dans le pathos, par exemple du larmoyant tragique ou du comique dérisoire, système qui aurait rendu partisane et grossière l'évaluation fine des sensations et des maux : c'est que Roth a saisi d'emblée le paramètre psychologique essentiel que pour chacun dans l'existence tout est d'importance, même si la relativité objective des motifs peut être rétablie en prenant, au moyen du roman par exemple, de la distance. Mais pas davantage la façon dont Silk est lâché par ses collègues y compris noirs, ni la façon dont sa dernière amante, Faunia Farley, a laissé périr ses deux enfants dans un incendie tandis qu'elle couchait avec son amant, ni la façon dont Lester Farley et Delphine Roux ont été traumatisés, lui par la guerre du Vietnam dont il lui reste des réflexes confinant au ridicule, l'autre par l'envoi malencontreux d'un mail personnel à ses collègues lui laissant l'impérieux désir d'un suicide immédiat, ne décèle d'emblée un parti pris de l'auteur ; d'une certaine manière, les événements les plus terribles d'une vie, les plus conséquents, sont ceux qu'un second degré mieux assis permet de narrer avec le plus d'étrangeté c'est-à-dire avec le plus de décalage incongru, je veux dire que ce sont souvent les hommes qui ont le plus souffert qui reviennent sur leurs malheurs avec le plus de dégagement. C'est pour cela qu'il existe une très subtile différence, dans ce livre, entre la gravité effective des faits et le sérieux de leur récit : Silk disserte avec fureur de l'injustice absurde qui a conduit à sa démission, mais Faunia estime qu'il y a pire dans la vie que de se sentir contraint de quitter son emploi à la veille de sa retraite ; cependant ce même Silk révélera sans force émotion tous les sacrifices que lui ont coûté le masque de ses origines. Bien des relations sont à l'avenant dans ce roman où l'on comprend que la violence des émotions n'est pas ou n'est plus en rapport avec les incidences réelles de la douleur, et nombre de versions rapportées terriblement sont nuancées par d'autres versions plus dérisoires : Faunia dispose certes des cendres de ses deux enfants sous son lit et dont elle ne sait pas quoi faire, mais elle suçait le charpentier dans un pick-up quand la maison a brûlé, et c'est ce qui l'a empêché justement de sentir la fumée et de les secourir ; son mari a vécu l'atrocité insoutenable de la guerre, mais quel pitoyable cinéma pour lui d'être forcé de se rendre dans un restaurant chinois où il menace de tuer tout le monde ! Ces miroirs plus ou moins déformants, où les faits sont clairement établis mais où rien n'est décidé, jugé définitivement – l'attitude de Silk tout au long de son existence restera indéterminée du point de vue moral –, confère à ce roman une élévation presqu'inédite et proprement réaliste, parce que rien dans la réalité n'est aussi définitivement tranché que dans la plupart des fictions où l'on s'empresse sans trop d'hésitation d'apposer des étiquettes de valeur parce que l'auteur lui-même les a fort nettement déterminées à l'origine. C'est justement – je m'aperçois que j'avais ouvert ce paragraphe sur le sujet des éléments formels, partant du peu d'actions que comporte l'intrigue, et j'en analyse à présent le fond de façon imprévue ; n'importe ! c'est plus fluide ainsi, plus logiquement enchaîné, bien spontané en tous cas – c'est justement cette relativité des actions humaines, du moins cette indétermination de leurs valeurs, qui permet à Roth d'exprimer son scepticisme des jugements catégoriques, à commencer par ce puritanisme ambiant d'une société devenue superficielle (j'avais écrit : « d'une Amérique », mais il est faux de circonscrire ainsi), complue à la fois dans la contrition et la dénonciation de ce qu'il y a de plus figé et ostentatoire, incapable de fixer une mesure rationnelle et équilibrée aux phénomènes qui l'environnent et dont elle n'a pas pris part et ne sait pas ce dont il s'agit : cette part de l'Amérique qui a critiqué le Vietnam sans y avoir participé, critiqué les infidélités de Clinton sans s'être abstenu de les commettre, critiqué le racisme sans en avoir été directement victime, critiqué tout, en somme, et à gorges déployées, mais d'un point de vue purement abstrait et « humain » (et l'on trouve là un excellent passage où un vétéran du Vietnam critique les combattants de la guerre du Golfe : « Leur problème majeur c'est qu'ils peuvent plus aller à la plage ? Ils flippent dès qu'ils sont à la plage parce qu'ils voient du sable ? Merde ! Tu parles de soldats du dimanche, les mecs ! Un beau jour, ils ont un tout petit peu vu le feu. C'est ça qui les fait chier. Ils étaient réservistes, ils auraient jamais cru qu'on allait les appeler, et puis voilà qu'on les a appelés. Et encore, ils ont fait que dalle. Ils savent pas ce que c'est, la guerre. Une guerre terrestre qui dure quatre jours ? » (page 293) Tous, bien campés qu'ils sont dans leur fausse position de pseudo-surplomb (et pour la plupart « de confort » : c'est la position qu'on occupe quand on s'en fiche, c'est-à-dire quand on n'a aucune implication réelle dans une controverse et qu'on en ignore le principal y compris d'un point de vue théorique), estiment qu'ils peuvent lancer des avis à l'emporte-pièce, n'ayant pas même l'intelligence ou les références qu'il faut, tous occupés au fond à se justifier et à se faire une « aura », une impression de popularité et une certaine bonne conscience, sur des faits vaguement connus mais vécus par d'autres. La réputation de Silk est détruite par amusement, par délassement, par ce jeu ordinaire des rumeurs qui font plaisir et valorisent sauf ceux qui en sont victimes, et Silk lui-même, en dépit de son excellence classique, n'a pas le recul de s'en apercevoir, ne mesurant pas par quel autre moyen que la démission il pourrait dignement s'en sortir, succombant, d'une certaine façon, lui aussi à de la posture d'indignation, parce que cette indignation résulte d'une évaluation erronée de la gravité de la querelle qu'on lui fait et du piège qu'on lui tend, où il tombe sans prudence : c'est qu'il conserve, pour déterminer le scandale des insinuations qu'on lui oppose, une grille de lecture qui compare à la fois les sacrifices de sa vie et les critères de dignité de son temps à cette époque nouvelle où il vit comme si elle n'avait pas changé.
Une autre difficulté formelle encore, et qui accompagne très judicieusement ce thème central de la vérité, se situe dans la grande variété des temporalités au sein du récit, parce qu'il est préalablement indispensable, à dessein de scrupuleuse véracité, de faire entendre les causes des phénomènes au lieu de les noyer sous une nappe de mystère qui, en tant que rétention d'informations, est une duperie pour l'évaluation du lecteur : Roth ne souhaite pas, par exemple par une espèce de révélation finale en forme de chute artificielle, tromper les jugements, et il a besoin d'opérer régulièrement des allers-retours du passé au présent, non d'ailleurs en façon d'opportunité pour « colorer » un fait présent et lui donner, à ce moment précis du récit, une profondeur de motif insoupçonnée – effet qui impressionne toujours le néophyte qui ignore que ces coïncidences de la fiction sont très faciles à produire – mais plutôt en manière de parallèles davantage que de tangentes, cultivant une espèce de hasard au lieu d'une heureuse conformité des temps. Ces enchâssements, entre moment de l'accusation, enfance de Silk, et sa retraite avec accomplissement de sa seconde vie, présentent toujours pour péril de nuire disertement à l'impression d'une unité, d'une élaboration et d'une progression comme cela arrive si souvent dans les séries modernes où le flash-back notamment est toujours une impatience en attendant un événement que le scénariste (« les scénaristes » devrais-je écrire) n'est pas sûr d'avoir encore trouvé, et il faut au concepteur de tels emboîtements un sens aguerri, une maturité de la mesure pour discerner si telle rupture sera ici ressentie par le lecteur comme un contre-temps à l'action plutôt que comme le fruit d'une attente : l'interruption de chronologie, particulièrement quand elle n'est facilitée d'aucun rapprochement évident ni d'une partition arbitraire par chapitres, est un risque capital dans la narration, mais elle peut également lui donner sa virtuosité structurelle, sa construction artiste, c'est elle qui en fait alors une intrigue plutôt qu'une simple relation plate d'événements les uns après les autres.
Cette difficulté est rendue plus critique encore dans cette œuvre par la multiplicité des points de vue, nécessaire à portraiturer une mentalité générale d'un monde à travers la diversité de maintes représentations particulières, sans les confondre ni les caricaturer, tout en transitions extrêmement délicates, en séquences évidemment perceptibles, sans obscurité avantageuse, et où l'auteur réussit à disparaître sans travestir la pensée en simplifications grotesques : c'est ce qui constitue sans doute la plus grande réussite de cette œuvre qui ne cesse magnifiquement de distinguer une diversité surprenante de voix sans jamais les mélanger ni les réduire. C'est d'un foisonnement extrêmement clair – expression a priori curieuse mais faite pour évoquer avec justesse la maîtrise technique qui défriche méthodiquement, tout en l'exposant, la confusion du multiple. Et, naturellement, cette multiplicité est un moyen d'accès à la réalité des subjectivités : Roth, pour cela, use de toutes les réalités, de toutes les trivialités ; il a l'audace de l'en-dehors, de l'à-côté, de l'à-part, exprimant autant la sexualité sous viagra, la brutale horreur de la guerre, la haine et la pauvreté, tout ce qui constitue la normalité-pour-certains et sert à établir une particulière convention de la réalité, mais assez loin tout de même de succomber à la facilité de lier cet ensemble en une vision uniforme et stéréotypée de la distinction du bien et du mal – au contraire. Par la mise à disposition de regards crédibles, on comprend bien mieux la toile d'une réalité contemporaine que révèle encore davantage la description d'une époque plus reculée : Silk est un Impeccable issu d'une histoire de l'engagement et de la respectabilité des apparences en tant que témoignages de ce qui est conforme à soi, mais le siècle a pris un tournant bête, et, sans plus d'individu et de choix, Silk est entouré d'écervelés blessés dans leur amour-propre et qui ne pensent qu'à reprocher à ses leçons leur élitisme et à la littérature grecque son insouci de la place des femmes dans la société : comment Silk pourrait-il s'adapter à cette convention de vacuité ? Alors, il vivra avec Fiauna Farley, qui a la moitié de son âge et procède d'un univers ravagé, non une passion dont tous deux – elle surtout – se défendent comme d'une naïveté et d'un préjugé que l'expérience ne leur permet plus d'entretenir, mais une relation adulte et de profit mutuel, où la sexualité tient sa juste place, où le mépris du monde s'accorde pourtant mal avec les prétendues valeurs de « propreté » portées par ce monde, où la transparence notamment est une nuisance à tous ceux qui ne demandent plus rien d'autre que de jouir en toute innocence de leur bon plaisir dans leur coin. Il faut pour le siècle que ces reclus soient coupables de leur isolement, car cet isolement signifie un rejet du siècle et suggère ses défauts.
Alors, si la fin, abandonnant plusieurs personnages dont Delphine Roux et ne résolvant pas l'événement final, semble en quelque sorte un « assèchement » plutôt qu'une délimitation stricte de l'action – mais Roth se moque, et explicitement dans ce livre même, de la « clôture narrative » –, c'est un inconvénient mineur en regard de la profusion de vivacité intelligente qu'il propose en une composition périlleuse, fond et forme, pour apporter sur notre société une sagace critique, non passéiste ou conservatrice car la structure sociale importe peu, mais dont l'apparence n'est soutenue d'aucune profondeur substantielle, d'aucune essence qu'un vague état momentané aussi transitoire qu'un prétexte. Et le personnage de l'écrivain retiré que vient trouver Silk dans l'espoir qu'il racontera à sa place l'histoire de son injustice – puisque Silk, s'il la révélait lui-même en toute véracité tenace, serait contraint d'en dissimuler quelque chose – devient le témoin affectionné d'un homme de l'hier, d'un homme mystérieux et d'une opacité saisissante, en but à toutes les curiosités méprisables et superficielles des hommes d'aujourd'hui dont il ne fait lui-même, lui l'auteur, plus vraiment partie ; c'est le récit, en somme, de la fuite des jours obscurs, des temps où l'ombre n'était pas qu'une couleur dont on revêtait l'extérieur des êtres pour faire croire en leur finesse, époque où la règle était à s'opacifier de pensées plutôt qu'à s'accorder par paix avec la transparence du siècle. Ce livre est un hommage aux vestiges, rédigé au cœur d'une décadence de légèreté bête et des combats du dérisoire. Le couple que Silk forme avec Faunia, cette bulle en-dehors de la réalité, cette protection isolée de tout après les épreuves et la menace du corps social devenu fou et inconséquent, c'est le symbole de tout ce que le présent cherche à atteindre en l'homme parce qu'il s'agit d'hommes : trop complexes et trop simples parce que sans aveux ni partage de conventions unanimes, ils excitent la rancune sociale par leur réussite tranquille et égoïste, par leur désir de triompher des vaines peines ordinaires grâce au bonheur et hors du jeu. C'est que Silk et Faunia sont deux puissances – sur cela le récit ne fait aucun doute – et qu'il n'y a rien, rien dans cette génération veule assoiffée de gloire et déshonorée d'en être dépourvue parce qu'elle n'aspire qu'à la facilité des actions et du jugement au détriment d'une difficile et méritoire élévation, ou qu'à l'estime forcenée de soi au lieu d'un individualisme de fermeté, rien qu'on envie davantage.
À suivre : Crafouilli, Rivron.
***
« La tyrannie des convenances. En ce milieu d'année 1998, lui-même demeurait incrédule devant le pouvoir et la longévité des convenances américaines ; et il considérait qu'elles lui faisaient violence ; le frein qu'elles imposent toujours à la rhétorique officielle ; l'inspiration qu'elles procurent à l'imposture personnelle ; la persistance presque partout, de ces sermons moralisateurs dévirilisants que Mencken nomme le crétinisme, Philip Wylie le Momisme, et les Européens, sans souci d'exactitude historique, le Puritanisme américain ; que Ronald Reagan et ses pairs nomment les valeurs essentielles de l'Amérique et qui maintient sa juridiction impérialiste en se faisant passer pour autre chose – pour n'importe quoi, sauf ce qu'il est. La force des convenances est protéiforme, leur domination se dissimule derrière mille masques : la responsabilité civique, la dignité des wasps, les droits des femmes, la fierté du peuple noir, l'allégeance ethnique, la sensibilité éthique des Juifs, avec toute sa charge émotive. À croire que non seulement Marx, Freud, Darwin, Staline, Hitler ou Mao n'ont jamais existé, mais que, pire encore, Sinclair Lewis n'a jamais existé. On croirait, se dit-il, que Babbitt n'a jamais été écrit. C'est à croire que la conscience est restée imperméable à tout embryon de réflexion et d'imagination susceptible de la perturber. Un siècle de destruction sans précédent dans son ampleur vient de s'abattre comme un fléau sur le genre humain – on a vu des millions de gens condamnés à subir privations sur privations, atrocités sur atrocités, maux sur maux, la moitié du monde plus ou moins assujettie à un sadisme pathologique portant le masque de la police sociale, des sociétés entières régies, entravées par la peur des persécutions violentes, la dégradation de la vie individuelle mise en œuvre sur une échelle inconnue dans l'histoire, des nations brisées, asservies par des criminels idéologiques qui les dépouillent de tout, des populations entières démoralisées au point de ne plus pouvoir se tirer du lit le matin, sans la moindre envie d'attaquer leur journée... voilà ce qui aura marqué le siècle, et contre qui, contre quoi, cette levée de boucliers ? Faunia Farley. Ici en Amérique, on prend les armes contre Faunia Farley ou Monica Lewinsky ! Aujourd'hui la vie des gens est perturbée – quel luxe ! – par l'inconvenance du comportement de Clinton et de Silk. La voilà, en 1998, la perversité à laquelle ils doivent faire face. Les voilà, leur torture, leur tourment, leur mort spirituelle. La source de leur grand désespoir moral : Faunia me suce et moi je baise Faunia. Je suis dépravé non seulement parce que j'ai prononcé le mot « zombies » devant une classe d'étudiants blancs – or notez bien que je ne l'ai pas prononcé pendant que j'évaluais les séquelles de l'esclavage, les fulminations des Black Panthers, les métamorphoses de Malcolm X, la rhétorique de James Baldwin ou la popularité d'Amos and Andy à la radio, mais simplement en faisant l'appel, comme à l'accoutumée. Je suis dépravé non seulement parce que...
Il lui avait suffi pour se faire ces réflexions de rester moins de cinq minutes sur ce banc, à regarder le joli bâtiment où il avait jadis été doyen.
Mais le mal était fait. Il était de retour. Il était là. Il avait retrouvé la colline dont on l'avait chassé, et du même coup son mépris pour les amis qui ne s'étaient pas ralliés à lui, les collègues qui n'avaient pas voulu le soutenir et les ennemis qui avaient fait si bon marché du sens de toute sa carrière. L'envie de dénoncer la cruauté fantasque de leur idiotie vertueuse l'inondait de fureur. Il avait retrouvé la colline sous l'empire de la fureur, et il en sentait la violence bannir tout bon sens et exiger une action immédiate. » (pages 210-213)
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