La Rencontre, Allan Eckert, 1971

J'ai lu La rencontre, je dois le reconnaître, comme un ouvrage « de transition » : Franck (mon libraire) parti en vacances et Zola terminé, je saisis à peu près le dernier ouvrage de ma pile à lire, sans grande motivation puisqu'il s'agissait d'un de ces livres que les éditeurs offrent aux professeurs de français dans l'espoir que ces derniers les fassent acheter en série par leurs élèves ou pour leur bibliothèque scolaire.

Une parenthèse ici pour expliquer ce que signifient généralement de pareils cadeaux : des livres mièvres, inconsistants, édulcorés, souvent en version abrégée, élus parmi les titres les plus populaires d'un répertoire classique et sans audace, fort dangereusement moraux à mon avis, même assez chers si on y réfléchit (on paye par exemple plus de cinq euros le recueil de six courtes nouvelles de Maupassant), étayés d'un dossier synthétique plutôt clair mais parasité d'inutiles pauses de lectures sous formes de questionnaires et de QCM imbéciles – bref, tout de quoi plaire probablement aux professeurs de Français et de Lettres en grave panne de références et d'inspiration (bien qu'il faille, à ce point-là de vacuité je suppose, une sidération mentale proche de l'internement psychiatrique).

Mais enfin, ces livres qu'en général je donne avant même de les avoir lus ont du moins une valeur commerciale (4,95 euros en l'occurrence), et j'ai eu, cette fois-ci, un scrupule à ne pas essayer ce récit d'environ 200 pages, assez épais pour ne pas faire craindre une trop grande escroquerie (par comparaison, Magnard, par exemple, m'a offert cette année un recueil de trois nouvelles de Ionesco – 62 pages hors dossier – dont le prix public est de... 5,20 euros tout de même !). Et puis, une certaine curiosité peut-être, bien pardonnable en somme, comprenez : pour une fois que je ne connaissais pas l'auteur...

Il paraît que ce roman (intitulé initialement Incident at Hawk's Hill : il faudra que je me paye un jour l'un de ces traducteurs ou éditeurs qui croit pouvoir fait ce qu'il veut, c'est-à-dire n'importe quoi, d'un titre original !) a reçu un franc succès – j'ai lu quelque part : « plus de 11 millions de lecteurs », mais j'ignore au juste ce que cela veut dire – je ne le savais pas en tous cas avant de le lire. Si j'avais su, c'eût été pour moi un argument de plus en défaveur du livre, a priori (je déteste, en général, les triomphes populaires et récents) ; d'autant que, d'emblée, le résumé de l'intrigue n'est guère de nature à m'appâter : l'histoire d'un enfant perdu dans les plaines nord-américaines à la fin du XIXème siècle et qui, réfugié dans un terrier avec un blaireau femelle, se lie d'une amitié profonde avec l'animal. Tout cela, n'est-ce pas ? de très loin sent le sucre primordial pour nourrisson polyallergique, la moraline en baume dont on comprime les poitrines les plus jeunes jusqu'à étouffement des facultés de l'esprit, même si l'on admet qu'il s'agit d'une histoire inspirée de faits réels. N'importe : rien d'autre à lire, je vous dis, et pour toute motivation la perspective d'une courte attente avant le retour de Franck et d'une littérature sélectionnée et probablement plus « substantielle ».

Eh bien, le récit n'est pas mauvais.

Certes, il est évidemment destiné aux enfants, et c'est sans doute pour cette raison que tant d'adultes l'ont aimé – un adulte généralement n'étant rien d'autre qu'un enfant rendu paresseux par l'inactivité intellectuelle dont il a pris l'habitude. D'abord, l'ouvrage est plutôt mièvre, sans aucun doute : l'intrigue, qui exagère la sensibilité de l'enfance dans des proportions trompeusement nostalgiques (car la nostalgie est un miroir fort déformant de la réalité), tire sur toutes les cordes blanches et épaisses, larmoyantes et stéréotypées, de la différence, de l'amitié inconditionnelle, de la parentalité inquiète, de la méchanceté essentielle et instinctive (incarnée par le trappeur Burton et son abominable molosse Lobo) ; par ailleurs, et pour reprendre Boileau, quoique vrai ce récit n'est guère vraisemblable, ou bien il faut m'expliquer comment, passé six ans (et ce sont six années d'une vie de travail bien plus dure et « concrète » que la nôtre), un enfant qui se sait égaré et désespéré prend l'initiative, chaque fois qu'il voit des cavaliers manifestement à sa recherche, de se cacher dans un trou au lieu de se découvrir et d'appeler à l'aide ; enfin, on retrouve dans ce roman tous les ingrédients narratifs propres à ce qu'on suppose « l'édification de l'enfance », le thème de l'évasion et de l'amour, des personnages accessibles, de nombreux passages didactiques sur la nature – paysages et animaux – avec extraits semi-encyclopédiques sur l'anatomie et les rythmes de vie de diverses espèces locales, le tout exprimé dans une langue globalement factuelle, plutôt laborieuse de relations strictement exactes mais lourdes (la traduction, peut-être, y est pour quelque chose), sans style marqué, sans souffle artiste ni grande subtilité psychologique. Voilà pour les défauts du livre – et les raisons d'un succès !

Et pourtant, le roman vaut tout entier par le bain de pleine nature, prosaïque en effet mais envoûtant et dépaysant tout de même, où le lecteur se sent plongé, sans évangélisme puéril, sans naïveté prosélyte : la sauvagerie des grands espaces déborde largement de cette œuvre où l'on devine un attachement immense pour ces lointaines prairies canadiennes, à l'époque des opportunités de pionniers et des multiples périls, ainsi qu'un sens de l'observation quasiment archaïque pour toutes les ressources de la terre promise, à la façon d'une Willa Cather, d'un Jack London, d'une Miles Franklin ou d'un John Steinbeck, quoique, et il faut le redire, avec un sens de la beauté et de l'écriture beaucoup moins explicite et poétique, mais, peut-être, avec un regard plus technique et prosaïque, plus objectivement naturaliste. En somme, on voit plus qu'on n'éprouve le vent et la pluie, les oiseaux de toutes sortes et les mammifères singuliers, on devine sans détails une manière de vie audacieuse aux antipodes de notre urbanité moderne, et cette immersion-là, pas trop esthétisée il est vrai, qu'il faut approfondir avec tous les ressorts de ses propres développements imaginatifs, est agréable tout de même ou, pour le dire avec une expression dont il ne faudrait pas juste retenir l'ironie supposée ou quelque blâme moqueur, superficiellement évocateur.

Et puis les émotions qu'on y trouve m'ont paru honnêtes, simples, dégagées d'intentions racoleuses, et ceci, quelquefois, est propre à faire naître une passion de la lecture, du moins suffit à laisser chez le jeune lecteur des souvenirs aimables et à induire en lui le sentiment d'une activité heureuse et à renouveler.

Même, quelquefois, on tire de ce roman, mais avec une ponctualité dont la rareté reste assez regrettable – le livre entier se lisant à toute vitesse, ce qui signifie, chez moi, avec peu d'effort ou d'attention puisqu'il n'y a rien de notable quant à la manière littéraire –, d'assez forts passages de tension simples mais efficacement écrits, narrés d'une plume ferme mais habile, et davantage poignant que le reste parce qu'impliquant sans doute des émotions plus universelles, à la façon de celui qui suit :


                                                                 ***


« La fatigue commençait à marquer les visages. Les yeux rougis par le manque de sommeil, cillaient douloureusement. Les joues bleues de barbe, les hommes se frottaient le menton en échangeant des regards sceptiques. Et pourtant, ils continuaient à chercher. Tout ce jour-là et la nuit suivante, où la pluie ne tomba pas, ils continuèrent à arpenter les alentours, et l'on voyait leurs lanternes vaciller au loin dans l'obscurité de la Prairie désolée comme autant de lugubres feux follets. La deuxième nuit, certains rentrèrent vers minuit et, fourbus, s'écroulèrent sur le plancher de la maison, d'autres dans la grange. Mais après un somme d'une heure à peine ils étaient de nouveau debout et repartaient. Pendant deux nuits et deux journées entières ils battirent la campagne et ce ne fut que peu avant le coucher du soleil, le deuxième jour, alors que la pluie s'était calmée et que le vent était tombé, que cinq coups de feu à la suite résonnèrent dans la cour de la ferme. Jusque loin dans les collines les hommes de la battue les entendirent et, avec un soupir de soulagement, tournèrent bride en direction de Hawk's Hill.

William MacDonald se trouvait alors à l'extrême limite de la zone de recherches, et sa fatigue aussi était extrême car il n'avait ni fermé l'œil, ni mangé, ni pris le moindre repos depuis le début ; mais lui aussi tourna bride vers la maison et força Dover à prendre le galop à contrecœur – la pauvre bête était aussi fourbue que lui – dès que le bruit assourdi de la salve lui parvint.

Tout le monde, ou presque, était déjà là lorsqu'il arriva. Le murmure des conversations s'éteignit et les regards se tournèrent vers lui. Il n'y avait pas un sourire.

« On l'a trouvé ? » s'écria MacDonald en sautant de son cheval pour courir vers la compagnie assemblée devant la maison. « Il va bien ? Où est-il ? »

Esther jeta ses bras autour de lui et enfouit son visage contre l'épaule de son mari.

« On ne l'a pas trouvé, Will. On n'a pas retrouvé notre Ben. »

Les joues de MacDonald s'enflammèrent, son regard durcit et balaya les figures sombres.

« Qui a tiré ? demanda-t-il d'une voix cassante. Qui a tiré alors qu'on ne l'a pas encore retrouvé ? »

Joe Billington se détacha du groupe. Par contraste avec ses grands échalas de fils, c'était un homme petit et trapu, au torse large et puissant.

« C'est moi qui ai tiré, MacDonald, dit-il. Je voulais qu'on parle. Ça n'est plus la peine de continuer. On ne trouvera pas le gosse. » » (pages 164-166)

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