La Mémoire de l'univers, Rupert Sheldrake, 1988
Dans ce livre, Sheldrake présente une hypothèse scientifique fondamentale, instituant un paradigme possiblement fécond, la notion de champs morphique, qu'il définit précisément comme suit – je vulgarise et explique plus simplement ensuite :
« 1. Ce sont des touts auto-organisateurs.
2. Ils ont à la fois un aspect spatial et un aspect temporel ; ils organisent des schèmes spatio-temporels d'activité vibratoire ou rythmique.
3. Ils attirent les systèmes soumis à leur influence vers des formes et des schèmes d'activités caractéristiques, dont ils organisent la manifestation et préservent l'intégrité. Les finalités ou objectifs vers lesquels les champs morphiques attirent les systèmes soumis à leur influence sont nommés attracteurs. Les canaux qu'empruntent généralement les systèmes pour atteindre ces attracteurs son appelés « chréodes ».
4. Ils relient et coordonnent les unités morphiques, ou holons, qu'ils englobent, lesquels sont à leur tour des touts organisés par des champs morphiques. Les champs morphiques renferment d'autres champs morphiques en une hiérarchie gigogne ou holarchie.
5. Ce sont des structures de probabilités, et leur activité organisatrice est probabiliste.
6. Ils ont une mémoire innée dispensée par autorésonance avec le propre passé d'une unité morphique et par résonance morphique avec tous les systèmes similaires antérieurs. Plus un schème d'activité est répété, plus il tend à devenir habituel. » (pages 552-553)
Autrement dit, sa conception se résume à l'idée qu'un « champ », invisible et insensible comme la gravitation ou le magnétisme, englobe et influence à maints degrés tous êtres d'une même « forme », et leur communique à plusieurs échelles les habitudes des êtres semblables, présents et passés – à la page 168, on voit l'illustration éloquente d'un portrait unique composé à partir des visages de trente femmes d'une équipe de chercheurs, et l'on comprend mieux cette idée que la résonance morphique tendrait à unifier les formes vers une sorte de modèle standard consistant en la moyenne des êtres appartenant à ce champ et plus ou moins influencés par lui. Cette hypothèse, appelée « causalité formative », expliquerait ce qu'on acquerrait par captation de ce champ, processus nommé « résonance morphique », comme la morphogenèse (pourquoi un embryon prend telle forme), la mémoire (pourquoi nous nous rappelons mieux ce qui nous ressemble), les instincts (pourquoi nous gardons la trace de souvenirs non vécus), la conscience collective (pourquoi des êtres pensent en termes d'un même égrégore), les inter-influences sans communication (pourquoi des jumeaux ou des gens similaires, pourtant sans contact, ont des pensées et des trajectoires de vie proches), jusqu'aux « lois » de la physique qui seraient non des règles initialement immutables mais des tentatives hasardeuses stabilisées par répétitions. Cette représentation de l'univers, qui propose pour principe universel la copie probabiliste de chaîne simultanée et antérieure, est fertile en théorie à de nombreux titres ; en particulier :
- Elle postule que le cerveau est un centre de réception de messages morphiques mais sans constituer un lieu de stockage des souvenirs. Ainsi, la plupart de la mémoire humaine, voire toute, serait située dans le champ morphique, comme dans un cloud commun, et le cerveau serait un récepteur branché sur ce champ, à la manière d'un poste de radio. Ceci expliquerait pourquoi la science ne parvient pas à trouver dans le cerveau des parties affectées au dépôt de souvenirs et qui ne puissent être compensées en cas de dégradation par des effets de plasticité mystérieuse – autrement dit, si telle zone sert à stocker des informations, le sujet ne devrait pas recouvrer ces informations lorsque cette zone est détruite. Elle suppose aussi la prédominance des souvenirs personnels sur les souvenirs collectifs, selon cette logique : « D'après l'hypothèse de la causalité formative, la raison pour laquelle nous avons nos propres souvenirs est que nous sommes davantage similaires à nous-mêmes dans le passé qu'à quiconque ; nous sommes sujets à une autorésonance très spécifique provenant de nos états passés. Mais nous sommes également similaires aux membres de notre famille, à ceux des groupes sociaux auxquels nous appartenons, aux personnes qui partagent notre langue et notre culture et, dans une certaine mesure, à tous les autres êtres humains du passé et du présent. » (page 382) C'est, je trouve, une audace que d'admettre, fût-ce provisoirement, que la mémoire n'est pas contenue dans la boîte crânienne.
- Elle démêle des cas embarrassants d'éthologie, où l'on semble avoir constaté avec un certain systématisme que plus des sujets isolés sont capables de réaliser une action présentant pour eux et pour l'espèce une certain intérêt, plus des individus extérieurs à cet échantillon et sans communication manifeste avec eux sont aptes à y réussir – c'est la fameuse expérience de McDougall effectuée avec des rats dans un labyrinthe, montrant qu'à mesure qu'on multiplie le test, des groupes-témoins fort éloignés connaissent un succès significativement plus grand à l'exercice du même labyrinthe. Apparemment, cette observation serait aussi connue en chimie : « Les chimistes savent combien il est difficile de synthétiser de nouveaux composés : plusieurs semaines voire plusieurs mois s'écoulent parfois avant que des cristaux apparaissent dans une solution sursaturée. Ils savent aussi que plus la production deviendra importante, plus la cristallisation deviendra aisée, dans le monde entier. » (page 218) Il y aurait, pour l'exprimer sommairement, une sorte de nuage ou d'aura qui, imprégnant collectivement les apprentissages importants d'un individu, parviendrait, en un embrassement extrasensoriel, à mettre en contact les sortes d'inconscients directeurs de chacun. Il pourrait s'agir d'un complément essentiel aux théories de la sélection naturelle : tout ce qui est de même forme se transmettrait intangiblement des informations en un lien permanent propice à instiller une direction, direction rendant plus probable la survie de l'espèce.
- Elle débarrasse la biologie des restrictions liées aux héritages par gènes, qui sont de quelque inconvénient quand il s'agit de comprendre comment un comportement peut produire une modification génétique, notamment rapidement, ce qui est foncièrement contradictoire avec la théorie darwinienne qui a le tort de ne faire que constater des résultats (surtout en élevages) sans mesurer le cheminement génétique en milieu naturel : si l'on mesure les efforts et succès accomplis pour qu'une race de chiens acquière de longues oreilles ou une courte queue, on ne figure pas aussi facilement quelle « volonté » préside à telle mutation comportementale ou morphogénétique, même en admettant que la survie des sujets les plus forts est supposée guider cette sélection par leur reproduction, parce qu'en effet il arrive souvent, et peut-être même en général, que les plus faibles ne soient point condamnés à mourir ni ne soient empêchés de se reproduire comme et autant que les autres. Ce qui gêne la logique darwinienne, c'est l'origine qu'on impute, en dehors des éleveurs humains, à la modification génétique, supplantant Dieu par une entité non moins mystérieuse appelée Nature. « Les mécanistes ont toujours accusé les vitalistes de vouloir expliquer les mystères de la vie par des mots creux, tels qu'entéléchie, qui « expliquent tout, et partant, rien ». Or, le même reproche peut être adressé aux facteurs vitaux, sous leurs masques mécanistes. Comment un œillet croît-il d'une graine ? Grâce à son programme génétique. Comment une araignée tisse-t-elle sa toile d'instinct ? Parce que l'information est codée dans ses gènes. Etc. » (page 154) Et : « Quand les biologistes parlent d'« information génétique », par exemple, ils utilisent, en général, ce mot dans un sens vague, non technique, souvent interchangeable avec un sens aussi vague et non technique du mot programme. La nature de cette information demeure obscure, et l'emploi de termes alternatifs tels qu'instructions ou programmes ne contribue guère à l'éclairer » (page 192) – on doit garder à l'esprit en lisant ces mots que celui qui s'exprime est un biochimiste diplômé de Cambridge et de Harvard, chercheur à la Royal Society de Londres. Sa théorie inclut un autre paramètre, celui de la fréquence des antécédents et des cas simultanés, permettant des évolutions à la fois sourdes et spontanées que la seule transmission du patrimoine génétique est embarrassée à expliquer. « De tels phénomènes sont étroitement liés à ce que les généticiens nomment « la dominance du type sauvage » ; en termes de résonance morphique, les champs du type sauvage ancestral ont eu une existence plus longue et ont été plus fortement stabilisés que ceux des formes domestiquées, il en résulte qu'ils tendent à prédominer à moins d'en être empêchés par la sélection humaine. » (page 506) Elle apporte ainsi un début d'explication à la fois à la transmission héréditaire des habitudes acquises, et aux évolutions parallèles et simultanées apparaissant en divers endroits du monde, aussi bien quand des animaux semblables obtiennent une faculté nouvelle, que quand des idées identiques naissent au même moment dans l'esprit des hommes.
- Elle induit surtout un réseau d'influences inconscientes et souterraines qui remplace ou complète avantageusement des idées psychanalytiques peu convaincantes surtout fondées sur des métaphores et des symboles, tant d'abstractions qui sont d'évidence tout à fait étrangères aux préoccupations du Contemporain et éloignées de son esprit prosaïque : ainsi, la « routine », que j'ai souvent désignée le mal de toute révolution intellectuelle, sert à enrichir une « masse » de sentiments et de sensations qu'en toute bonne foi, comme par gravitation, le Contemporain reçoit et suit irrésistiblement. C'est par ce processus que plus tard, ce qu'il aura farouchement contesté lui deviendra évident à mesure proportionnelle qu'une quantité d'humains l'auront approuvé, mais ce ne sera jamais en fonction de la démonstration de cette théorie, ni de ses raisons ni de ses preuves, c'est seulement la durée et le nombre qui y font adhérer, comme le signale, à ce que j'ai lu, l'histoire des sciences. Si un scientifique réclame que sa découverte soit reconnue et unanimement admise, il ne s'agit pas pour lui de convaincre avec méthode et patience, mais de persuader par émotion et de diffuser par réclame, après quoi l'on verra que la force d'immersion de sa théorie dans une société n'est toujours fonction que de l'importance de la foule qui s'en imprègne. Quoi qu'il arrive, l'individu – humain, animal, végétal et peut-être minéral – est foncièrement conservateur, se contentant instinctivement de répéter des processus, rassuré par ce système préexistant qui semble sourdement le commander, du moins l'influencer, c'est-à-dire que tout ce qui finit par devenir su et répandu, il l'admet aussi tôt ou tard, alors il le répand lui-même comme allant de soi, et il en devient si attaché par ce « réseau » mental sur lequel il s'est enfin « branché » qu'à la façon d'une vérité irréfragable et inaliénable, il estime en toute bonne foi l'avoir toujours su.
- Elle propose que les lois de l'univers seraient en vérité évolutives et ne dépendraient que d'un usage qui, les rendant fréquentes et habituelles, les imposerait pour direction acquise – considération si étonnante et excentrique qu'elle séduit un esprit avide de décalages cognitifs comme moi – ; autrement dit : « Comment, dans un univers en évolution, pourrions-nous exclure l'éventualité que les lois de la nature évoluent elles aussi, ou que la nature possède une mémoire et que ses régularités relèvent de l'habitude ? De telles questions, et le simple fait de se les poser, sont en rupture radicale avec la tradition. » (page 55) Or, voilà une réflexion juste et propre à jeter un trouble sur les radicalités « évidentes » des scientifiques qui arborent eux aussi, quoi qu'ils prétendent, une foi : « Les gens qui se considèrent comme des mécanistes ou des pragmatistes purs et durs considèrent la métaphysique comme une perte de temps, comme une activité spéculative vaine, alors qu'ils sont censés être des scientifiques pragmatiques qui doivent se mettre au boulot. Mais on peut les forcer à prendre conscience du fait que leur vision intemporelle des lois de la nature, qui est impliquée dans tout ce qu'ils disent, pensent ou font, est en réalité une perspective métaphysique. Et c'est uneperspective métaphysique possible, mais pas la seule. » (page 621) L'épistémologie prouve qu'on a toujours eu raison en science de ne pas arrêter la réalité à un certain nombre de préceptes péremptoires, pour autant que les originalités qu'on propose ne contredisent pas la mesure de l'observable : or, la communauté scientifique, en dépit de ses prétentions à l'impartialité, n'a jamais accueilli favorablement la moindre nouveauté qui la contredisait, ce qui revient à dire qu'il n'est rien de moins scientifique intellectuellement qu'un scientifique réel.
Évidemment, le grand inconvénient de la théorie de Sheldrake est non seulement qu'elle manque de démonstration en ce que ce champ supposé n'est ni matériel ni mesurable, mais que l'auteur, en 1988, peine à trouver, je trouve, au-delà de sa révolution, des arguments imaginatifs, faute de ressorts, de créativité. Tout ce qu'il peut faire, c'est proposer des expériences d'ordre statistique pour montrer que plus un événement s'est produit, plus il induit chez ceux qui ne l'ont pas directement vécu une altération dans le sens d'une réaction à cet événement, mais il reconnaît que, régulièrement, ces expériences sont infructueuses, parce qu'il faudrait les mener depuis des décennies et qu'il y entre des facteurs multiples et inappréciables susceptibles de les interpréter autrement. Et ce qui est notamment compliqué pour les valider, c'est qu'il faut partir d'occurrences très représentées parmi l'espèce, et les appliquer à des peuples qui n'y ont pas eu accès, pour tâcher de prouver par exemple qu'une comptine traditionnelle connue au Japon se retient plus facilement chez des Européens que n'importe quelle autre comptine de la même langue du fait de la résonance morphique. Mais à chaque fois, d'autres causes peuvent expliquer les résultats significativement plus élevés que le simple hasard – comme le fait, ici, qu'une chanson est devenue « traditionnelle » justement parce que sa structure euphonique lui permet de se retenir mieux.
Cette théorie confirme cependant certaines intuitions que j'ai développées dans d'autres articles et textes littéraires. Notamment :
- Que plus on croit en un phénomène, plus celui-ci est perçu au sens où plus il acquiert de réalité. J'ai depuis longtemps considéré qu'un phénomène dépendait intrinsèquement de la somme des esprits qui l'admettent pour vrai, et même que ce fait se matérialisait en fonction de la « masse gravitationnelle de représentations-sues » si bien que la réalité serait le résultat d'un processus, propre à l'espèce, d'autopersuasion.
- Que réciproquement l'inertie du déjà-su, c'est-à-dire le déclin d'innovations fortes, est proportionnelle au défaut d'influences extérieures d'une société ; ainsi que plus l'humanité est mélangée, uniforme et homogène en un pareil égrégore, plus sa probabilité de révolution est faible. C'est ce qui détermine ce qu'on appellerait le comportement et la direction des mœurs, à savoir la tendance d'une société, sans un apport disparate ni la nécessité forte de chercher une solution à un problème grave, à se contenter de ce qu'elle est, sans innovation nette.
- Qu'il est inutile, sans vaste moyen de promotion personnelle, de tenter de faire advenir des réalités neuves d'un point de vue universel, parce que c'est la persuasion de grandes masses qui invoque le fait, et c'est où l'on constate que les révolutions les plus marquantes en science comme en art ont toujours procédé, d'une façon ou d'une autre, d'une abondante réclame, et non d'une force de preuve éclatante et vérace.
Quelques corollaires m'intéressent en particulier, qui ne semblent pas avoir été tirés, du moins explicités par Sheldrake, et que j'interrogerais ainsi :
- Pourquoi admettre comme le fait l'auteur qu'un champ morphique serait de force constante dans l'espace et le temps ? Tout champ, je crois, a une portée limitée : or, la limite du champ morphique, si elle était supposée, permettrait à termes d'autres expériences éloquentes, non plus seulement sur la mesure des apprentissages qu'il facilite, mais, en postulant ses effets, sur ses bornes et les conséquences de son absence. Par exemple, la distance à la Terre pourrait induire des variations expérimentables de la réception du champ morphique : est-ce donc paf exemple que les cellules d'un embryon pourraient se développer normalement dans l'espace ?
- Tous les champs, que je sache, interfèrent aussi sensiblement : pourrait-on mesurer les effets du champ morphique en y induisant un autre champ puissant, c'est-à-dire en réduisant ou en annulant chez un sujet sa réception ? Une simple hypothèse – profane – consisterait à vérifier si l'effet couramment imputé à d'autres champs sur les êtres organiques ne serait pas en fait le résultat d'interférence du champ morphique. Par exemple, il me semble qu'un champ radioactif est réputé produire sur le vivant des déformations morphologiques ou génétiques ; or, si l'on admet que le champ morphique détermine principalement ou notablement la « consigne » ou « l'information » des formes en développement, si l'on suppose en somme qu'il est la mémoire de l'univers, peut-on concevoir que ce qu'il y a de déformé chez un être sujet à un rayonnement radioactif n'est pas l'effet direct de la radioactivité dont la nature déstabiliserait la forme mais l'interruption du champ morphique qui, lui la stabilise par reproduction d'habitudes ? Je ne sais si cette hypothèse peut tenir auprès d'un spécialiste, mais ce que j'estime ici de plus vastement intéressant, c'est d'arriver à la compréhension que lorsqu'on constate qu'un élément à un effet sur un organisme, on doit toujours former deux hypothèses : ou que l'élément exerce une action directement liée à ses propriétés intrinsèques, ou qu'il empêche seulement l'action d'un autre élément, en sorte que c'est son effet inhibiteur sur cet autre qui produit l'effet qu'on constate. J'ignore si ce raisonnement est si élémentaire : je crois pourtant qu'il est nouveau pour moi et qu'on doit toujours le garder à l'esprit chaque fois qu'on observe une influence : est-elle par excès ou par défaut ? S'agit-il d'une puissance propre ou d'une privation d'autre puissance ?
- Aussi – et c'est une question que je trouve fascinante pour la destinée humaine –, est-ce que l'effort d'extraction par une grande masse d'individus de leur champ morphique, selon une éducation ou un rite résolument adopté, ne pourrait pas conduire, par résonance morphique même, à une habitude de déshabituation, ce qu'on appelle aujourd'hui « biais de réactance » ? Il faut comprendre l'intérêt crucial de ce questionnement : si l'on admet que psychologiquement le champ morphique est ce qui gêne le plus la créativité et l'innovation parmi les hommes, non seulement parce qu'alors le sujet de ce champ est stylé à une faible variété de pensées et d'actes, mais parce que toute la société s'oppose à des théories qui ne sont pas inscrites dans sa tradition mentale, et si ainsi l'on se fonde sur l'idée que ce champ tend à paralyser l'humanité dans une perpétuation des mêmes mœurs, particulièrement à mesure que ces mœurs se confondent et deviennent uniformes, l'avenir de tout progrès d'envergure ne se situe-t-il pas dans la volonté de chercher une parade au champ morphique ? Ne faut-il pas principiellement combattre l'effet de grégarité et de copie institué par cette résonance pour espérer produire encore régulièrement des révolutions utiles et bien neuves ? Cette perspective désobéissante pourrait, dans plusieurs siècles, aboutir à une conception pédagogique selon laquelle la défiance systématique de cette pensée-de-communauté conduirait à un grand nombre d'innovations, longtemps bloquées par sujétion à l'influence inconsciente d'une conservation-des-habitudes. Une théorie expliquerait le rejet général de l'inédit en toute humanité : l'usage, inscrit en la poussée passive d'un champ invisible, entraverait le développement de paradigmes foncièrement neufs, et réaliserait de plus en plus, à mesure que les sociétés se mélangent et n'ont plus à affronter de véritables défis, un comportement étal et extrêmement routinier qui ressemble à celui qu'aujourd'hui on constate, à savoir la terminaison de l'individu vraiment créatif.
- Doit-on admettre que le champ morphique s'applique à tout individu de même forme ? Or, qu'appelle-t-on « forme », ici ? Est-ce qu'un Chinois ressemble plus à un Japonais qu'un Indien ou qu'un Américain ? Est-ce qu'une cellule de muscle humain capte le « message » d'un muscle de bison ? Est-ce qu'une table en merisier reçoit encore l'information morphique d'un cerisier ? Tout ceci est confus et manque de pratique, au point qu'à la fin on jugerait que tout est connecté avec son contraire, ce qu'induit bientôt Sheldrake lui-même. Comme il constate que la nature se classe en catégories, la taxinomie devient selon lui une preuve de la résonance morphique puisque des habitudes récurrentes montrent un effet ordonnateur en tout : la théorie se change alors insensiblement en mysticisme, et c'est ce que maints scientifiques ont reproché à l'auteur qui, à maints égards, multiplie les pistes dans des directions disparates, au point qu'il parvient à la conclusion qu'à la fois ce qui s'appartient et ce qui se scinde est nécessairement issu d'un champ, toute similitude résultant d'une influence morphique, le domaine du minéral comme de l'artistique. Or, ce souhait de forcer l'univers à la réduction d'un effet unique relève, je trouve, d'un manque d'assise dans les prolégomènes, et d'une obsession irréfutable au sens poppérien : on sent du scientifique qui tient à ramifier ses idées dans toutes les directions dans l'espoir que, par hasard, un embranchement fortuit sera juste et confèrera raison et notoriété à l'ensemble de sa théorie.
- S'il existait un moyen mécanique d'analyser et d'identifier les champs morphiques, et notamment les informations qu'ils contiennent comme on fait des molécules ou de l'ADN, ne serait-ce pas une invention extraordinaire ? Rien qu'en saisissant et en examinant un photon qui a traversé l'univers, on mesurerait la trace de tous les champs qu'il a traversés c'est-à-dire de toutes les mémoires des portions d'espace qu'il a visitées, et l'on saurait quelles consciences se partagent les galaxies, non seulement à présent mais dans le passé des éléments. Je sais bien que cette observation n'est qu'un aliment de science-fiction, mais j'aime entrevoir, fût-ce par délire, des conceptions de futur épanouissant, parce qu'elles impliquent de moduler son esprit à des modalités alternatives – ces conceptions fondent et entretiennent la souplesse mentale.
Néanmoins, l'ouvrage de Sheldrake repose sur trop peu de données et d'expériences, demeurant une théorie controversée et presque une philosophie, et je gage que l'auteur-même le sait quand il rédige ce livre, tâchant à compenser ce défaut par profusion d'épistémologie qui lui donne l'air docte et remplit son propos : il se sert considérablement de l'histoire des sciences pour prouver qu'il n'est pas un fantasque débutant – une lassitude m'a point vers la page 160 où l'on continue d'espérer un développement des motifs théoriques du livre –, mais une telle rétrospective n'est d'intérêt que pour l'érudition et ne sert, en fin de chapitre, qu'à insérer des linéaments de résonance morphique comme théorie unificatrice de propositions incomplètes déjà faites – oui, mais c'est aussi une théorie incomplète, et plus aventurée et incertaine encore, dont d'ailleurs, il m'a semblé, le principe tient en peu de termes et n'est pas exploré d'une façon très aboutie. C'est ainsi que l'essai qui, pour tout apport aux sciences, ne devrait compter qu'une centaine de pages, en mesure plus de 600 : et cela nuit à l'impression de génie de l'auteur, à sa fulgurance et sa bravoure, parce qu'on le devine occupé à convaincre au lieu de progresser dans la découverte et d'étendre sa théorie autant qu'il en a le temps et la force. Passée son intuition excellente, on le sent bloqué et répétitif, insuffisant, paraissant requérir l'assistance et le secours de gens plus imaginatifs et logiques que lui, ce pourquoi il convoque des scientifiques célèbres pour discuter de ce qu'il suppose déjà sans savoir les interroger sur ce qu'il ignore (c'est le sens de l'entretien avec David Bohm à la fin du livre et qui n'apporte rien d'autre que l'appui d'une autorité). Sheldrake utilise d'ailleurs maints procédés d'orthodoxie et d'académisme savants, perdant son effort à s'attirer des partisans au lieu d'exposer compendieusement ses hypothèses et débouchés dans l'objectif d'avancées iconoclastes et intempestives. C'est-à-dire que son livre traite trop indirectement de résonance morphique selon moi, d'une manière qui caractérise non la prudence mais la crainte, diluant un propos novateur en somme d'informations secondaires qui ne sert qu'à montrer combien l'auteur appartient à la communauté scientifique, sachant bien les conventions et consensus dont il s'extrait. Où je trouve que cet atermoiement est regrettable, c'est, outre qu'il atténue la densité de la théorie, la durée excessive de ces exposés signale un défaut de recherches, comme si le savant, s'efforçant surtout de convaincre, s'était longtemps arrêté de découvrir : chaque nouveau chapitre évoque un pas en arrière en un effort pédagogique qui revêt, en dépit de la nécessité d'une certaine vulgarisation, une dimension démagogique – où le livre penche par moments du côté du « développement personnel », cherchant à susciter l'adhésion au lieu de proposer des réflexions objectives. Or, en général une science ne redoutant rien ne s'attache pas longtemps à rappeler ses prémices, elle invoque bientôt des extensions au connu, de manière à faire son apport immédiat, sans besoin formel de recension explicite des principes de toutes sciences. Pour moi, ce bachotage induit un biais et peut-être une aporie dont la perpétuation, dans tout ouvrage scientifique novateur depuis l'origine des sciences, montre combien la science est peu ouverte aux propositions inédites : c'est qu'avant toute contradiction au déjà-su, on sent chez le savant la tendance à devoir ressembler à la science, dans le but d'être formellement « bien reçu » malgré sa théorie jugée jusqu'alors foncièrement irrecevable – il se rend acceptable par des mines au préalable de faire accepter ses thèses minées. Sheldrake n'était pas obligé de passer par là, et il paraît, ce faisant, concéder à la méthode de complicité, qui se résume à une manière et une image, de présenter longuement un discours pour en faire un logos, moins direct et plus savamment orné, quoique largement inutile, selon l'usage répandu plutôt que selon le besoin de la nouveauté.
L'auteur n'en présente pas moins une théorie enthousiasmante, ainsi que la preuve qu'on peut encore, en notre siècle d'endormissement intellectuel fondé de confort et de fonctionnariat, produire des paradigmes alternatifs, même si je ne puis m'empêcher de penser qu'il y manque une clé essentielle et qu'elle s'offre en un désordre de suppositions dont la moitié eût gagné à être tôt abandonnée et l'autre moitié à être plus amplement développée. C'est, je crois, d'un tel « élagage » que viendra une révélation puissante dans la théorie de la résonance morphique : je suppose – c'est une objection qui peut sembler gratuite – qu'une majorité en sera balayée, ne serait-ce que l'idée qu'une mémoire des formes inanimées soit applicable à une mémoire des consciences humaines, parce qu'il y faudrait des mécanismes dont la disparité semble évidente – encore n'affirmé-je rien avec péremptoire et m'en tiens-je à quelque soupçon constructif. Ce qui me déplaît surtout, moi qui ai écrit une telle multitude de théories inédites sans souci d'une sympathie, c'est la disposition à s'arrêter à une seule pensée parce qu'on l'estime plus publiable que les autres, et, au lieu de l'approfondir, de rédiger une histoire de la notion où la nôtre aboutit, à dessein de lui donner l'atour de crédibilité qui la fera accepter, et d'y appesantir sa carrière en l'ornant toujours de discussions, de commentaires et de partenariats, sans dès lors de véritable développement de fond. La science absolue, selon moi, se passe de ces sortes de sociabilité.
À suivre : La chute, Camus.
***
« La première génération de rats commit en moyenne cent soixante-cinq erreurs avant d'apprendre à suivre la voie sombre. Les générations ultérieures apprirent le comportement de plus en plus rapidement – à la trentième génération les rats ne commettaient plus que vingt erreurs. McDougall prouva que cette amélioration remarquable n'était pas due à la sélection génétique de rats plus intelligents – même s'il choisissait les plus stupides de chaque génération comme géniteurs de la suivante, le taux d'apprentissage continuait à s'améliorer. Il interpréta ces résultats en termes d'héritage lamarckien, autrement dit, de modification des gènes de rats.
Cette conclusion était inacceptable pour maints biologistes. Il ne restait qu'à répéter les expériences de McDougall. C'est ce que fit Francis A. E. Crew à Édimbourg ; la première génération de ses rats apprit le comportement très rapidement ne commettant en moyenne que vingt-cinq erreurs, certains rats n'en commettant aucune. Ces animaux paraissaient en être au stade où se trouvaient les rats de McDougall lorsque celui-ci avait interrompu ses expériences. Ni lui ni Crew ne réussirent à expliquer cet effet.
À Melbourne, Wilfred. A. Agard et ses collègues constatèrent eux aussi que la première génération de rats testés apprenait le comportement beaucoup plus rapidement que les rats originaux de McDougall. Ils observèrent cinquante générations successives sur une période de vingt ans, et, comme McDougall, découvrirent un accroissement progressif du rythme d'apprentissage dans les générations suivantes. Contrairement à McDougall, ils testèrent également des rats de contrôle ne descendant pas de parents dressés et observèrent chez ceux-ci une évolution similaire. Ils en conclurent raisonnablement que l'augmentation progressive n'était pas due à un héritage lamarckien, car si tel avait été le cas, l'effet n'aurait dû apparaître que chez la progéniture des rats dressés. » (pages 298-299)
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