La côte sauvage, Jean-René Huguenin, 1960
La côte sauvage est un roman comme on en vit beaucoup, je crois, dans le courant des années soixante, qui doit son édition à des cooptations (mot aimable pour « pistons ») – ce que suggère Huguenin lui-même dans son journal –, et dont le succès se rapporte surtout à la faculté de ne rien raconter de conséquent tout en faisant allusion à des faits et sentiments qui flattent le lectorat de son époque – ici, un peu de Seconde guerre mondiale, de nostalgie des vacances, de solitude héroïque, et de décor breton (sans parler de ce ton de sous-entendu, dans les dialogues faussement connotés, à la Ibsen). La simplicité de l'écriture est également motif de satisfaction : Duras racola, sincère ou opportuniste, pour que son Contemporain ne se sentît jamais humilié par une tournure échappant à ses facultés, et, si Huguenin témoigne d'un style plus exigeant, c'est tout ce dont il peut se targuer pour le peu dont il traite – livre d'universitaires qui aiment à chercher l'invisible, et se réjouissent qu'un roman manque objectivement de densité justement pour y adjoindre aisément leurs thèses et affecter qu'ils lisent mieux que les autres, ce pour quoi on les suppose rémunérés.
Entrer dans un livre, c'est s'adapter et se fondre dans l'idiosyncrasie d'un auteur : toute lecture est d'abord appréciation d'un style et d'une vision personnels, au terme de laquelle peut naître une fluidité. Il s'agit, sans égarer sa distance critique, d'être ouvert et réceptif à des modes de perceptions alternatifs, et de comprendre l'univers intérieur d'un écrivain selon sa manière de présenter un monde et d'enchaîner des thèmes, ce qui réfère à l'intellection d'un être humain particulier. Une personne, c'est quelqu'un qui établit certains liens qui ne sont pas tout à fait les vôtres : la relation de toute chose trahit la représentation plus ou moins unique du monde et de son rapport à lui. Cette singularité est toujours initialement source de résistance, parce que le lecteur est en lutte contre lui-même, contre la façon dont il aurait exprimé telle idée et qui se distingue de lui dans le texte ; il se soumet alors, se plie, se conforme à une vision qui n'est pas qu'une parure mais une physiologie de la pensée, et c'est par l'acclimatation à une réflexion cohérente et unie dont les modalités se répètent qu'il va progressivement pouvoir deviner la phrase suivante, puis le paragraphe, puis le chapitre, et naîtra le sentiment d'une appropriation où s'atténue – qu'il apprécie l'œuvre ou non – le mur d'altérité que constitue au moins en partie n'importe quel livre.
Or, il est un travail négligé ou excessif du texte qui nuit à cette transmission.
Quant à la négligence, elle est évidente : c'est par exemple quand les transitions d'idée à l'autre sont oubliées, de sorte que le lecteur ne peut concevoir ce que l'auteur croyait sûr et a manqué à écrire, par effets d'ellipses involontaires. En ce cas, on doit reconstituer les non-dits où l'écrivain ne supposait pas même une difficulté, et parfois ces implicites sont si obscurs qu'il est impossible de les reformuler, faute de savoir ce que l'écrivain a voulu signifier.
Pour l'excès, c'est différent : il arrive que l'auteur retouche son texte avec tant de recul qu'il oublie la logique spontanée et humaine avec laquelle il l'a rédigé, de sorte que par exemple en y adjoignant une multiplicité de parenthèses et de considérations adventices après avoir formé l'idée (comme chez Proust), ou en réfléchissant très longtemps entre deux phrases avant d'écrire de sorte que, maintes connotations s'interposant inexprimées, le sens n'est plus attaché par une pensée normalement explicite et déliée, il a perdu d'esprit le mode « cérébral » commun à l'humanité, et ces ajouts semblent émanés d'une langue dont le fonctionnement général ne se connecte à aucune manière même compliquée de comprendre et de lire.
Il m'a été difficile, par moments, de lire Huguenin – sensations de pensée interrompue, de bizarrerie cognitive, d'idées disparates et difficiles à raccorder–, et ces moments me gardent toujours en une certaine perplexité et en une persistance, parce que je suppose que la différence d'une écriture à la mienne, telle celle d'un esprit au mien, est susceptible de m'apprendre un paradigme distinct, qui est ce dont on apprend le plus. Autrement dit, je suis très attentif à ce qui me donne du mal parce que, comme c'est le signe que j'assimile mal, c'est possiblement l'indice que j'ai là quelque chose d'inédit à comprendre – on sait comme ça m'intéresse, de comprendre (je ne suis pas de ceux qui prennent d'emblée des pensées qu'ils ignorent pour défaillantes au prétexte qu'elles ne se rangent pas sous leurs catégories préjugées). J'insiste alors pour aller au fond de cette turbulence, de cette disharmonie, de cette discorde : je tiens à concevoir d'où elle vient, avec l'inquiétude permanente que c'est moi qui régresse – je veux en vérifier objectivement la cause. C'est qu'en effet, si je ne parviens pas à entendre un livre, il est plausible alors que mes capacités diminuent – il arrive bien que mon manque d'attention soit la raison d'un malentendu, comme quand par fatigue ou par inadvertance on substitue un mot à un autre approchant, rendant la phrase insaisissable. Ainsi, la vigilance que j'applique à savoir pourquoi je manque à anticiper du texte, même partiellement, résulte surtout du souci personnel de ne pas décliner : je n'ai pas l'habitude de me laisser surprendre où j'excelle. Et pour La côte sauvage, c'est dans les toutes dernières pages que j'ai pu enfin analyser cette pénibilité – une grande partie du temps restant, j'attendais un dévoilement, j'espérais enfin une péripétie, mais autant dire au lecteur qu'il ne faut pas y compter, que ce n'est pas un de ces livres à chute dont la surprise finale libère de la lassitude en la faisant oublier. Je dois citer ici un passage, pour illustration du « problème-Huguenin » :
« Entre les feuilles percent les premiers rayons du soleil – d'étroits ruisseaux de lumière pâle où coulent des grains de poussière. La façade du manoir est encore baignée d'une ombre rose, limpide. Bientôt elle sera tachetée çà et là par les ombres mouvantes des feuilles, dans les derniers grésillements et les dernières lumières de l'été. Alors ils franchiront Brest, le pont de l'Arsenal, le port où fumeront des bateaux gémissants ; en roulant dans la rue de Siam, ils pourront revoir le bar où ils ont dansé, sous le regard d'un chat de porcelaine. » (page 167)
J'imagine qu'un tel paragraphe peut communiquer l'impression de fluidité, mais c'est, je crois, parce qu'on n'y regarde pas de près, qu'on lit vite et sans application, surtout pour se divertir. Pour moi – je vais tâcher de l'expliquer –, beaucoup de défauts cumulés trahissent une surcomposition qui oblige à relire des phrases dont l'enchaînement malhabile indique des excès qui deviennent non seulement des lourdeurs, mais des faussetés, des réalités malheureusement rendues inappréciables.
Pour prendre minutieusement l'exemple, je remarquerai d'abord qu'il est toujours d'un certain risque d'inverser le sujet et le verbe, dans la mesure où l'esprit humain perçoit de façon plus spontanée l'ordre de la cause à l'effet : ici, on voit d'abord « des feuilles », et seulement après les « rayons » – je ne suis pas sûr que ce soit bien logique, j'y reviendrai. Leur « percée » est ensuite altérée en « ruisseau » : il ne fallait donc pas parler de « percée », qui renvoie à l'idée d'un coup (l'eau ne perce pas) ; puis cette « percée » est « pâle » : or, ce n'est pas ainsi qu'on se figure spontanément des « rayons perçants » – la représentation initiale est changée, et il faut relire. Le lecteur doit voir ensuite, dans ces rayons mêmes, la « poussière » ; deux problèmes : le premier, c'est le décalage impatientant du regard qui, sans savoir encore où il est censé se diriger, est supposé se poser sur un intervalle, c'est-à-dire ni sur l'origine ni sur la destination des rayons – en fait, on ne sait toujours pas vers quoi on observe, et ceci n'est simplement pas humain ; le second problème est l'antithèse, servant seulement la métaphore filée, à savoir des « grains » qui « coulent » : mais on ne sait là s'il faut insister sur le solide ou le liquide, le grain étant assurément un élément de matière tangible employé mal à propos. Là, tombe la façade du manoir : c'est où il faut regarder, on l'apprend enfin – en attendant, on a successivement vu des feuilles, puis la lumière qui les percent, puis l'espace entre les feuilles et la lumière (c'est bien un regard incohérent) – or, ce n'est plus de la lumière qu'on voit, ni même un aplat éclairé, c'est de l'ombre, c'est-à-dire de l'anti-lumière, ce qui n'est « percé ». Pourquoi cette différence assez soudaine ? Il eût fallu commencer par l'atténuation, c'est illogique ainsi. Serait-ce que l'ombre arrive avec la fin du jour, et ainsi qu'elle augmente ? Mais pourquoi alors cet « encore », comme si c'était l'ombre qui devait disparaître (bien relire la phrase) ? Aussi, comment se représenter une « ombre rose, limpide » c'est-à-dire à la fois d'une couleur claire et transparente ? On se demande si on a bien lu, et l'on recommence. On dira sans doute que je suis trop prosaïque, que l'auteur signifie peut-être que l'ombre est justement la lumière... oui, mais quel contournement sémantique ! quelle complication ! Puis on voit la façade « tachetée d'ombre », mais ce ne sont pas les taches « rose, limpides » qu'on voit déjà, le « bientôt » supposant une différence ; puis je n'aime guère « grésillement » qui n'est pas vraiment, je trouve, le son des feuilles que le vent entraîne (on peut lire aussi « grésillement de l'été », ce qui est encore plus étrange) ; et pourquoi en fin de phrase rappeler la « lumière » pour laquelle on n'a plus d'attention puisqu'on fixe la façade (et comparer « lumières de l'été » et « lumières d'été » : je me demande si Huguenin ne s'est pas trompé ou n'a pas succombé à une formule : comment pourraient-ce être les dernières lumières de l'été) ? Puis l'impromptu du « ils » est volontaire, je veux bien en convenir, mais acceptant que les bateaux « fument », je n'entends plus qu'ils « gémissent » simultanément, car on devrait percevoir comme s'échappent d'eux à la fois une matière et un son, ce qui s'accorde mal avec la personnification puisque, pour le dire net, on ne geint pas avec une cigarette dans la bouche (trivialité de chicaneur ?). Ensuite, « roulant », ainsi intransitif, manque de poésie et ne fait guère unité avec le reste ; surtout que vient faire « ce regard d'un chat de porcelaine », sinon signifier artificiellement une immobilité, d'autant que c'est une figurine que, depuis la rue, il est sans doute impossible pour « ils » de voir – pur enjolivement d'auteur-à-symboles ?
J'espère qu'on comprend mieux pourquoi ce paragraphe, qui n'est point insensé, laisse pourtant à la pensée une impression de flou et de disparité, et qu'en somme il est difficile de se le représenter sans « passer », une à une, sur des formes bizarrement juxtaposées : le roman m'a souvent fait cette impression de maladresse absurde, en particulier les passages manifestement conçus pour paraître littéraires et qui ne sont en définitive – du moins la plupart – qu'inutilement embrouillés. Je n'y reviendrai pas, pensant m'être fait assez comprendre, mais je tiens encore à proposer un exemple de cet excès fautif, de façon que, pour exercice, mon lecteur procède lui-même à l'examen linéaire :
« Elle se tait. La moitié de la tartine disparaît dans sa bouche. Arpentant la cuisine il écoute son bavardage avec indifférence, mais le bruit du pain grillé craquant sous ses dents (elle l'engloutit avec une bonne santé, sans doute décuplée par le spectacle de son inquiétude) met soudain les nerfs d'Olivier à vif. Il se retourne ; le fourneau siffle ; le carrelage est rouge. » (page 170)
Si l'on se tient avec éloignement à la compréhension générale de cet extrait, il est d'une certaine musicalité et traduit un sentiment qui peut passer pour profond, mais aussitôt qu'on lit dans l'intention de visualiser par degrés des perceptions logiques et sensibles, ce devient l'œuvre d'un débutant, inhabile et poseur, compliqué et qui scande.
À suivre : La disparition de Stephanie Mailer, Dicker.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top