L'Astrée (première partie), Honoré d'Urfé, 1607 (inachevé)
J'ignore au juste quelle aventure éditoriale ce fut de proposer dans son français d'origine une édition complète de L'Astrée qu'à peu près personne ne peut spontanément lire aujourd'hui et dont chaque partie – il y en a cinq – compte environ huit cents pages, mais il ne fait aucun doute que les éditions Champion se sont garanti un certain tirage en s'arrangeant pour que le premier volume soit inscrit parmi les œuvres imposées de l'agrégation de Lettres modernes. Il faut songer que cette manœuvre constitue la certitude d'un millier d'exemplaires vendus, après quoi il n'est même pas nécessaire de favoriser les ventes, et pour preuve : la première partie de 720 pages coûte quinze euros, la deuxième aussi longue vingt-deux, la troisième de 883 pages vingt-neuf, etc. : on attend donc avec impatience la sortie des quatrième et cinquième parties à une trentaine ou une quarantaine d'euros !
Évidemment, en pareille occasion – la programmation de l'œuvre au concours national –, il faut un appareillage critique conséquent qui ne saurait réclamer moins de... cent pages de préface, sans parler de l'abondance des notes. Or, tout l'esprit de notre époque universitarienne – tout son état – est contenue dans une telle préface ; c'est, pour le dire compendieusement, l'étalage extrêmement érudit d'une taxonomie thématique, sur le modèle de centaines d'autres, exprimée en un style impersonnel empli de « on voit » et « il est clair que », et qui ne s'intéresse jamais à la question essentielle de n'importe quel ouvrage de littérature, à savoir : Quel intérêt son auteur a-t-il trouvé à l'écrire ?
Cette question est le fondement de la philologie, si l'on y pense : comment ne pas avoir compris après des années d'études de Lettres qu'un auteur dispose d'intentions et que la réussite de l'œuvre se mesure à l'adéquation avec elles, en sorte que si on ne les circonscrit pas, sur quel critère prétendra-t-on évaluer l'œuvre ? De toute évidence, on la jugera alors uniquement sur la conformité à un certain nombre de paramètres qu'on suppose universels et qu'on est censé retrouver dans tous les livres d'un même genre : c'est malheureusement le travail de la plupart des universitaires, sans chercher à savoir ce qu'a souhaité accomplir l'auteur, de considérer un ouvrage selon sa conformité avec les normes en vigueur, indépendamment d'une volonté. Ainsi le commentaire de l'œuvre manque-il trop d'individu c'est-à-dire de l'effort de l'individu : sitôt que cet effort est considéré fruit collectif, il perd largement sa personnalité, cesse d'être produit d'un être, devient la création intéressée d'une foule, et quoiqu'en puisse dire l'être s'il est encore en vie ou s'il a laissé des explications, c'est alors la foule qui sait l'intérêt de l'œuvre, et l'auteur en est dépossédé, il ne compte plus, sa subjectivité passe hors du jugement de l'œuvre. C'est ainsi que nos professeurs se contentent de répéter « ce qu'on doit penser » d'un livre, à la fois suivant telles catégorisations considérées universelles et selon le présupposé que les œuvres du patrimoine sont nécessairement vertueuses, ayant été estimées par un peuple dont il ne faut pas douter, et que, pour les présenter, il faut commencer par les vanter, du moins les commenter en un esprit d'élogieuse distance. En cela, l'universitaire n'est plus de longtemps un critique : c'est une machine à répondre en formes congruentes à une commande de pairs, c'est un oiseux qui tire sa profession hors du domaine de la vérité, c'est un homme à la fois négligent au fondement et fort appliqué aux questions qui ne concernent ni l'auteur ni le livre mais une propagande, une image, une conformité, travail concentré de fourmi cependant très balisé et donc confortable.
Je n'ai presque jamais lu une critique universitaire : ces deux termes sont antithétiques. Les universitaires étudient beaucoup, font quantité de relevés et apprennent par cœur, mais ils n'ont avec la littérature qu'un rapport neutre et policé, un rapport bureaucratique de classement, et même je crois qu'ils ont un peu peur de ce que la considération d'une attitude véritablement créatrice pourrait révéler sur eux, sur leur stérilité, sur leur inutilité. Il faut être un psychologue pour être un critique : eux ne sont pas des critiques, ils vivent justement leur profession pour ce qu'elle a d'éloigné de l'empathie réelle ; ils goûtent l'esprit-de-système, ces examens sans génie ni solution, constitués de pure méthode, qui pourtant permettent d'acquérir une position et du prestige. Un universitaire est presque par définition le contraire d'un créateur. Un universitaire n'écrit pas, ne sait pas ce qu'est écrire : il glose de l'écrit, c'est à peine un imitateur. Quand on écrit pour de vrai, on fonde parfois une université populaire comme Onfray, mais on n'intègre pas une université publique. Un écrivain jamais ne passe l'agrégation : les vices qu'il trouve à cet examen humilient à son sentiment tous ceux qui s'y livrent, parce que toutes les « qualités » d'orthodoxie nécessaires à y réussir sont basses et frustrantes à celui qui fait du véritable esprit une fonction motrice cardinale. Tous les agrégés sont des anti-écrivains, et peu s'en faut qu'il en aille ainsi des certifiés. Ces universitaires sont pourtant les formateurs des enseignants, ceux qui déterminent les règles d'obtention des concours, qui titularisent et qui moulent. On ne doit pas s'étonner que le professorat – particulièrement quand on monte en spécialité et en salaire – n'est empli que de mentalités consensuelles, que la personnalité y soit chassée pour perturbante et iconoclaste. Un universitaire, en son académisme insu, admet la pénétration individuelle une façon d'irrespect. Et comme l'université se constitue en système de cooptation perpétuelle où l'on n'entre qu'à l'approbation des anciens, l'université, depuis Nietzsche, n'a pas évolué : elle est faite de gens qui, pour disposer d'une mémoire redoutable et pour maîtriser des codes d'une forte difficulté, n'ont pas commencé professionnellement à être des individus (on peut vérifier que depuis Nietzsche et peut-être à des exceptions que j'ignore, aucun universitaire n'a critiqué ses confrères : c'est manifestement défendu). Ils sont en grande majorité, pour ce qui est de leur travail, intellectuellement d'ennuyeux copistes. Mais ils vous donnent tort avec une jactance et une pédanterie impressionnantes : c'est le propre des académies de consister à surtout rejeter tout en s'imaginant que ce n'est pas leur fonction essentielle. Une académie se figure qu'elle « sélectionne » : le mot est heureux et fait l'illusion d'une sélection brave. Mais cette sélection est tout de conformisme : on attend alors d'un être qu'il abandonne ses vertus propres et rallie les compétences certificatrices du groupe. La plupart des professeurs qui parlent de littérature sont ainsi des imposteurs et des poseurs, probablement à leur insu : ils sont où ils sont justement par défaut de savoir écrire ; alors ils écrivent sur des écrits, et leurs péroraisons ne proposent nulle vérité sur les livres parce qu'il n'y a rien d'éprouvé, partant rien de réel, en leur conception de la littérature. Les bons universitaires sont rares et je m'attache à les mentionner toujours dans mes critiques quand j'en trouve : souvenir de Guy Ducret notamment, qui réussit parfois à dire dans ses préfaces qu'il n'aime pas absolument ce qu'il présente. Il y a des préfaciers qui osent l'art dans leur travail, mais c'est presque disparate : impression d'agréable anomalie. Il y a ceux qui osent et qui échouent, qui ont l'intention d'un auteur, la prétention, mais pas la technique : c'est alors pathétique d'autre manière ; c'est pathétique par défaut de faculté mais avec un élan. Les universitaires ont généralement la faculté mais sans l'élan (sauf peut-être au Canada !). Et en général leurs conférences vérifient que plus les auteurs qu'ils présentent sont anciens, moins on sait d'eux quelque chose de ferme et d'intérieur, parce que les préfaces se font respectueuses et convenues, développées suivant le même ordre craintif, paraissent redouter l'objection d'un lecteur qui s'y connaîtrait vraiment, comme si le respect phagocytait la personnalité au lieu de pousser à atteindre celui qu'on admire ; plus l'objet est grand, plus le sujet qui disserte se fait petit, c'est ce qu'ils appellent leur « humilité » : fait de devenir subalterne quand on devrait au contraire s'efforcer d'égaler. Ils s'effacent alors jusqu'à disparaître, de sorte que leur maître les trouverait indignes de lécher ses pieds.
Or, cette publication se situant au cœur d'études supérieures dites « d'élite » (j'en profite pour pronostiquer sans grands risques que, parmi les œuvres au programme de l'agrégation, l'écrit portera cette année sur celle-ci), et d'Urfé appartenant au XVIIe siècle et au panthéon des auteurs que la doctrine vénère, on y trouve le parangon des préfaces universitariennes, tout ce déversement d'intentions serviles, savantes et insapides. J'ai lu celle-ci en entier, mais sautant des passages verbeux et techniques, croyant alors encore que peut-être je tenterais l'agrégation et devrais m'en servir – j'ai renoncé depuis à un tel exercice où ma verve, quel que soit ce qu'on pense de sa pertinence, sera évidemment mal reçue, où il faudrait travestir ma pensée pour me faire accepter, exercice aussi où il me faudrait composer les éternelles « fiches » qui me sont une agonie et un gâchis insupportable, une mascarade surtout puisque je ne crois nullement en l'intelligence de pareils procédés ; cependant je lirai par curiosité les œuvres au programme que j'ai déjà acquises et en livrerais mes habituels comptes rendus, sans préjugé. Je ne reviendrai pas en détails sur ces présentations dont le lecteur normal ne réclame qu'une vingtaine de pages pour décrire l'œuvre, l'auteur et expliquer son contexte nécessaire (écriture, édition, réception) ou dont, s'il exige davantage d'informations, il se détourne au profit d'amples biographies ; il me suffit de signaler qu'on rencontre ici tous les passages obligés d'une étude « sérieuse » c'est-à-dire elle-même chargée de rendre « sérieux » un ouvrage, à savoir l'éternel examen référencé et symbolique : du genre, des lieux, du roman, de l'intrigue, de la composition, du rapport à son histoire contemporaine, de la philosophie, de l'amour, plus clés de compréhension (mais on peut imaginer des préfaces qui ne correspondent pas à une « présentation » à visée informative et qui offre à son auteur une part de créativité et de franchise, une littérarité libre et personnelle). Ce que je trouve ici d'à la fois comique et consternant, c'est qu'on pourrait pasticher cet effort et l'appliquer à des livres mineurs, à du Nothomb, du Vargas ou Dicker, et, avec une ponctualité au moins aussi déférente, en cent pages aussi suivant une pareille progression, proposer l'éloge de la puissante « nécessité » de leur œuvre dans le paysage français – je jure que c'est faisable en allant quêter des renseignements, et même que, sans hypocrisie, on s'y livrerait avec intérêt comme n'importe quel travail consciencieux et professionnel mené sans implication propre, ainsi que comme l'autobiographie sur gage que vous réclame celui qui ne sait pas raconter, et sur la ressource de documents à consulter dans le silence obséquieux et tamisé de l'abondante bibliothèque de la faculté. Il n'est en effet point utile que l'auteur soit bon pour traiter son livre à la manière d'un bon ouvrage, en multipliant les interprétations et les insignes de haut respect : il suffit d'être disert et de suivre méticuleusement les thèmes dont on a l'habitude, sans perdre de vue qu'il s'agit de complaire à une société de confrères neutres et conventionnels. Il s'agit de s'enfermer dans l'accomplissement d'une commande institutionnalisée, au même titre que des ministres s'efforcent, sans zèle ni intégrité je veux dire non sans capacité mais sans y inclure leur matière particulière sinon l'espèce de méthode objective dont je parle justement, de remplir une charge qu'on leur a confiée, et d'en rendre le résultat à l'heure dite dans la forme attendue, en jouant avec parcimonie de marques d'identité qui doivent servir seulement à établir quelque agrément distingué, comme fait en principe le rapport-de-sécurité d'une entreprise ou un bureau de conseil à la McKinsey – on peut même, dans cet exercice, s'illusionner suffisamment pour, avec l'habitude, en tirer l'impression d'un investissement personnel. En revanche, on n'a à peu près rien dit sur une œuvre littéraire en écrivant cela, on n'en a surtout rien dit d'humain, on s'est contenté de disserter à sa superficie, en généralités sans s'en apercevoir, en pure tradition, traitant le livre en objet, en quoi un universitaire de Lettres peut aussi bien dresser la description d'un tableau ou d'une table. On a attiré l'attention du lecteur sur les épiphénomènes du livre et sur rien de ce qui lie intrinsèquement, par exemple, l'auteur et l'œuvre, ou la société et l'œuvre.
Une question incontournable d'un livre – je dois y revenir, il faut toujours s'y attacher d'abord – est : Pourquoi l'auteur l'a écrite ? ce qui doit s'entendre psychologiquement non pas comme : Pour quel profit universel l'a-t-il écrite ? mais : Dans l'espoir de quel avantage privé ? Il est essentiel de comprendre qu'un auteur n'écrit pas un livre, n'a certainement jamais écrit un livre, dans un autre espoir que d'en tirer un certain bénéfice personnel, fût-ce le sentiment de son devoir accompli, et c'est pourquoi, comme ici, la plupart des études jugent à faux, en ce que l'exégète se propose toujours en tout premier lieu d'indiquer en quoi l'œuvre fut un apport pour l'humanité. C'est toujours à travers une inversion de la problématique pragmatique d'une œuvre qu'on l'analyse, en partant de ce que son contenu a délivré comme messages et rendu de bienfaits, plutôt qu'en se fondant sur la pensée de celui qui l'a écrite au commencement c'est-à-dire à l'heure où le livre n'existait pas : on fait comme si l'énoncé existait indépendamment du locuteur, et comme on focalise d'abord sur l'énoncé, on finit par induire la confusion de la généalogie et emmêler les relations, et par se servir antérieurement de l'énoncé pour déduire le locuteur, ce qui est contraire à la psychologie. Dans un ouvrage comme celui-ci, le critique est décidé à indiquer d'emblée l'admirable du livre donc il faut qu'il ait été écrit avec une pensée admirable ; le livre même, par l'image qu'on lui attribue, induit une déformation de la réalité de l'écrivain, et l'on finit par forger l'auteur à l'image du livre tel qu'on espère le décrire – livre qu'on analyse souvent, qui plus est, suivant un quadrillage de tradition universitaire : c'est dire de combien on s'écarte de l'auteur ! On n'ose plus s'interroger d'un regard simple et plausible, sans préconception et traçant une page vierge des sciences interprétatives, sur ce qui pourrait à l'origine avoir motivé l'œuvre ; on ne se dit pas par exemple, avec une connaissance générale du contexte et avant d'avoir exploré maints documents : « Tiens ! si j'étais d'Urfé, quelle raison aurais-je eu de commencer l'écriture de cette œuvre ? » – on relègue ce questionnement au rang de naïvetés pour la raison spécieuse qu'il serait impossible de porter sa réflexion à la mesure de celui que la postérité a consacré comme demi-dieu d'écrivain. On discerne l'aura formidable, on tremble d'y aventurer le doigt en dilettante, on préfère s'appuyer sur une somme énorme de documents, comme autant d'alliés qui ne peuvent ensemble se tromper, avant d'essayer rien qu'une hypothèse. On a chez nous la crainte incommensurable des auteurs, qui empêche d'en parler non seulement avec réalité mais avec vraisemblance. On ignore décidément, presque par décision, ce qu'est l'auteur, l'idéalisant parce qu'on suppose que le triomphe social signale le génie inaccessible. On ne comprend rien au génie, on l'élève en piédestal, c'est pour l'éloigner justement du devoir de le comprendre. L'homme à succès, préfère-t-on savoir, n'est pas un homme : voici pourquoi les motifs qu'on lui prête sont rarement crédibles. Mais c'est surtout qu'en voulant commenter des textes on n'a pas le souci de la psychologie : on fait uniquement de la ligne, sans y réfléchir, voire sans réfléchir tout court, bureaucratiquement.
De ce point de vue, je l'ai expliqué dans un autre article, c'est une grande naïveté, quand on s'attache à la réception d'une œuvre, de se demander, comme ils font tous : Quelles qualités élevées de l'œuvre l'ont rendue appréciable à sa société ? ou bien : Quelle avance intellectuelle a permis à l'œuvre de se placer en tête des sollicitations de son époque ? car en effet, ce n'est presque jamais pour des qualités élevées ou pour quelque avance intellectuelle qu'une société de lecteurs a apprécié et sollicité une œuvre, mais c'est seulement que l'œuvre lui correspondait et la confirmait. En somme, il faut plutôt interroger ainsi : Par quelle complaisance, volontaire ou fortuite, l'auteur a-t-il plu à ses mœurs ? autrement dit, la question : Pourquoi une société a-t-elle aimé ou rejeté l'œuvre ? ne doit jamais trouver sa réponse dans le préjugé que le succès ou l'échec d'une œuvre dépend d'autre chose que de la propension d'une société à rechercher ce qui lui plaît plutôt que ce qui l'édifie : l'édification étant largement déplaisante aux hommes – on n'accepte à présent la leçon des « anciens » que parce qu'on la « sait » issue d'individus que l'histoire a distingués, mais en synchronie ce respect n'existe point car on ne dispose guère de critères pour identifier des grandeurs, de sorte qu'une œuvre de Henry War aujourd'hui qui incommode tant parce qu'il s'agit d'un inconnu, dans une décennie ou un siècle peut devenir celui que chacun considère, après jugement favorable de la postérité – croit-on que Victor Hugo ne fut pas très abondamment décrié de son vivant ? Il n'y a point à supposer qu'un texte a jamais plu à une multitude parce qu'il était difficile ou parce qu'il a appris quelque chose que cette multitude ignorait et dont elle fut évidemment par là-même humiliée. Nulle humanité n'aime un livre parce qu'il la dépasse, mais tout au contraire parce qu'il exprime ce qu'elle pense sans outrepasser ce stade : s'il l'outrepasse, c'est alors elle qu'il l'outre – on n'a jamais connu un succès ayant procédé d'une vexation.
Pour revenir à d'Urfé, on prétendra ainsi d'autorité qu'il a, par exemple, voulu instruire la société sur les usages de l'amour courtois, qu'il y était personnellement attaché, et cependant on trouvera qu'il était militaire, qu'il eut une relation avec la fiancée de son frère qu'il épousa puis abandonna, et qu'il trahit le roi de France, dont il fait ici un si « généreux » envoi, en faveur de la Ligue et au profit du duc de Nemours, qu'en somme il n'existe a priori aucune raison de supposer qu'il eut la vie chevaleresque, très-fidèle et honorable, qu'il décrit dans son roman et dont la doctrine universitaire tient à ce qu'il aspira surtout à en montrer l'exemple : on se hâte d'oublier ce qu'est un homme de noblesse d'épée au XVIIe siècle, itinérant et peu sentimental par profession, dont on ne se plaît à retenir que Cyrano de théâtre pour fabriquer une cohérence ou, plus exactement, pour s'empêcher de voir la contradiction avec l'opinion reçue au sujet du livre, et l'on revient ainsi bien confortablement à la pensée d'une absolue sincérité de l'auteur correspondant en entier à son propos. On fait pareil avec Chrétien de Troyes dont on n'a jamais démontré qu'il ne fut pas l'une de ces crapules libidineuses et opportunistes dont on dénombre tant de cas au siècle où il vécut, on ne cherche pas à savoir non plus s'il exista jamais un seul chevalier qui se comporta comme il en fit la narration plutôt que tel qu'on se représente plus logiquement une sorte de shérif de prétexte chrétien ; et quand des enquêtes découvrirent, il y a déjà longtemps, que François Villon appartint sans doute à une bande de brigands réputés pour ses meurtres et viols (les Coquillards, si ma mémoire est bonne), on désaffecta et révisa l'idée automatique d'un homme platoniquement inspiré qu'on s'était faite parce que la tradition tolère peu qu'on déroge à l'image du poète de vie noble et romantique (dont le bohème est l'extension) – et l'on pourrait en dire autant de beaucoup d'autres auteurs qui, quand la postérité les adule unanimement, deviennent pratiquement des saints, et a contrario de purs monstruosités quand il est socialement convenu de les conspuer. Pour synthétiser mes problématiques sur l'écrivain et sa société, je propose qu'on examine toujours au moins provisoirement l'œuvre à la lumière de cette question : De quelle manière l'auteur a-t-il voulu plaireà un public ? et, lorsqu'il y est parvenu : Quelles étaient ses correspondances par rapport aux attentes de cette société ? C'est qu'en effet il est rare qu'on écrive une œuvre pour son seul plaisir, particulièrement une œuvre inscrite dans un contexte monarchique réclamant des autorisations solennelles, impliquant la rareté d'éditeurs et suscitant des risques : l'auteur forcément tâche d'abord à repérer les codes qui permettront que son livre soit autorisé et qui le feront bien recevoir, et, s'il ne s'y résout au préalable, ce qui est absurde, ce qui est antipsychologique, ce qui ne peut être le cas d'un esprit lettré situé au XVIIe siècle, alors si d'aventure il obtint du succès, sa bonne réception témoignera de l'adéquation de sa formule, fût-elle impréparée, avec l'égrégore social. Or, cette recherche n'a pas été entreprise sur L'Astrée et sur tant d'œuvres dont on est resté à supposer, comme une conviction à démontrer, avec toujours l'empressement un peu fébrile et contre-scientifique de la persuasion plutôt que du constat, que le triomphe procédât uniquement de la beauté et des thèmes élevés, comme s'il y eut jamais un lectorat qui ne fût pas premièrement attentif à son plaisir, à son accès, à ses penchants, comme si l'on pouvait plaire à quelqu'un en lui démontrant par l'art combien on lui est supérieur. Or, c'est bien à ceci qu'il faut regarder : quelle « recette », préméditée ou non, a permis à cette œuvre de gagner un public aussi vaste ? Je dispose là-dessus de quelques pistes qu'une centaine de pages de préface n'ont jamais seulement évoquées, et je les expliquerai à présent :
D'abord, il faut indiquer (pourquoi un spécialiste ne le fait-il donc pas d'emblée ?) que la quantité de publications au XVIIe siècle, particulièrement à son début, est sans rapport avec celle d'à présent : la parution dépend de privilèges royaux, autorisations officielles d'imprimer. Or, combien de livres sont publiés sous ce sceau en 1607 ? Cette question se pose en ce qu'il est nécessaire de prouver qu'il existe bien un choix des lecteurs pour justifier que le succès d'un livre dépend de la qualité de son contenu et pas de son « exclusivité ». Ce nombre est difficile à estimer : probablement faible, mais en toute franchise je ne parviens pas à aucun chiffre précis, – bien que j'ignore ce qui empêche de référencer sur Internet la liste exhaustive des privilèges royaux accordés chaque année. En revanche, une étude de Jacqueline Artier montre qu'en 1764, année représentative apparemment du manque de contrôle de la production littéraire française, parmi un corpus de 1548 livres qu'elle estime constituer environ la totalité de la production française (incluant les rééditions), 23% (soit 356) avaient obtenu le privilège explicite royal : c'est minuscule ; cela revient à 30 livres publiés en moyenne par mois dans le royaume. Pour comparaison, la seule « rentrée littéraire » compte aujourd'hui 500 publications, rien qu'en septembre, et – j'y reviendrai – en ne comptant que les romans. Or, Artier ne fonde son travail que sur l'an 1764, mais tous les spécialistes s'accordent sur le fait que la production de livres a décuplé au cours du XVIIe siècle. Combien de privilèges délivrés en 1607, un siècle seulement après les incunables, à la parution de L'Astrée ? Moins de 100 ? On doit, même grossièrement, pouvoir partir d'une telle estimation, qui est peut-être encore un peu haute : cent. Alors, question intrinsèque : parmi ces cents, combien d'œuvres de fiction, combien de romans ? Il n'était en effet pas de mode d'en publier : on imprimait alors surtout des traités, des pièces de théâtre, des recueils poétiques... De nos jours, l'édition propose en France plus de 10.000 livres de fiction par an, mais en 1607 ? Dix ? Vingt ? Même si l'on considère que le pays est alors moins peuplé et que le lettré est rare, quel choix l'édition offre-t-elle pour un lecteur « d'invention » et « en prose » ? Autrement dit : quel romannouveau à part L'Astrée le lecteur peut-il lire en 1607 ? Il me semble que ceci conditionne logiquement le succès d'un livre, à savoir : l'offre concurrente.
Mais je conviens que ceci est conjecturé, faute de statistiques qu'il semble que personne – et c'est déjà un scandale de négligence universitaire – n'ait voulu compulser et publier, mais un paramètre essentiel à ce succès, qu'on impute toujours promptement aux « si bons » thèmes que l'auteur aborde, concerne la tant fameuse « constitution de l'intrigue » : il faut comprendre combien en l'occurrence ce contenu est contraint. La prose non savante alors – d'Urfé ne peut le méconnaître – est particulièrement surveillée, parce que c'est une forme dont la noblesse est douteuse, qui peut permettre à une multitude d'esprits roturiers d'accéder à la publication, et présentant des risques plus importants, au regard des autorités, de dérive morale : le pouvoir en est conscient, et, sans doute, ne tolère-t-il guère les textes de pure plaisance – il faut concevoir qu'un livre à cette époque n'est pas considéré comme jeu. Ainsi, le roman, qui sera sérieusement scruté avant publication, nécessite une caution morale c'est-à-dire un thème très noble, et c'est pourquoi l'auteur ne peut écrire que sur des sujets éloquents et édifiants. Ainsi en large part a-t-on évidemment tort de flatter d'Urfé pour la vision des amours courtoises qu'il propose dans L'Astrée, car quelle alternative, relativement agréable au lecteur et à lui-même, avait-il alors ? En somme, ce n'est pas tant qu'il voulait instruire, c'est qu'il n'avait pas le choix ! ou alors, qu'on cite un livre de ce siècle qui ne tire pas sa justification d'un enseignement moral ! Or, la surveillance royale de la forme romanesque impose particulièrement de proposer des sujets distingués, et d'Urfé doit longtemps réfléchir à la fois à ce qui convient et à ce qui plaira :
Je le crois plus intéressé qu'on ne pense au divertissement qu'il prépare, qu'il est forcé de dissimuler sous des aspects éducatifs et dont il doit masquer le caractère ludique considéré alors comme opposé aux valeurs austères de l'Église. Il ne faut pas oublier que cet homme fait de la vie, au métier des armes, largement un jeu d'intrigues et de hasard, comme ses différents coups militaires le prouvent, qu'il ne se destine pas exclusivement aux Lettres, et n'appartient pas aux ordres religieux qu'il se sente tenu de les promouvoir. Cela n'implique certes pas une volonté de célébrité ou d'impiété, mais on ne peut exclure qu'il cherche les « ingrédients » de nature à assurer une réussite ni que sa réussite ne sera pas juste le fruit d'une bonne fortune, ce qui constitue d'ailleurs la pensée omniprésente d'une entreprise militaire telle qu'on commence à se la représenter au XVIIe, à savoir : la stratégie par la mesure et l'anticipation des forces. Or, je discerne dans l'écriture de L'Astrée un certain nombre de décisions judicieuses, opportunes et malines, qui seront à l'origine de son triomphe, sans que les vertus innocentes et dignifiantes du texte y soient essentielles :
D'abord, il ne fait nul doute que d'Urfé a l'intelligence complaisante de s'adresser aux femmes. Il doit deviner que le lectorat se féminise, avec les salons liés à l'accroissement d'un certain confort, du moins à une alphabétisation montante des classes aisées, et il doit constater le développement de l'oisiveté féminine. Or, le point capital qu'il faut comprendre, c'est qu'il n'est pas du tout spontané, pour un homme, même à l'époque, d'écrire ainsi qu'il fait – j'ose écrire – comme une femme, et c'est où je distingue un calcul. La faible dimension psychologique et le manque de bravoure des glosateurs de d'Urfé ne leur ont pas permis de l'appréhender, et encore moins de l'apprécier : aucun ne se semble de demander comme un siècle de masculinité a produit des hommes de telle naïveté qu'ils imaginent un monde d'ententes bienveillantes et de caresses délicates, de conversations platoniques et de secrets ingénus. Ont-ils donc vraiment lu les œuvres de ce siècle, par exemple celles de Bergerac, le vrai, pas celui de Rostand, qu'ils ont raté à percevoir la différence ? Même les auteurs chrétiens – Pascal, Bossuet, Prévost... –, sont d'une inflexibilité pleine de décision et d'autorité, assurément des êtres mâles, et les fortes ornementations dont certains se parent (je pense à La Fontaine ou Molière) signalent avec assez d'évidence une écriture de cour destinée à complaire en partie aux femmes – cependant ce sont des écritures encore viriles, confondables en rien avec Madame de Sévigné ou Madame de La Fayette. D'où vient donc qu'un homme, un militaire de surcroît et davantage que pour le titre ou l'apparat, un vrai militaire de terrain et d'action, atténue son caractère au point de relater de gentillettes et élégiaques aventures de bergères de plaines où n'entre presque aucune violence et où tout est dicté par des femmes nonchalantes et volubiles ? De quelle espèce d'hommage témoignerait ce travestissement ? Et, notons bien : un cycle de telles tendresses étendu sur cinq longs volumes ? Je ne veux pourtant pas ici classer péremptoirement une littérature d'hommes et une littérature de femmes, ni établir une séparation en valeur entre les deux, une hiérarchie, mais je demande seulement si l'on ne les distingue pas, si les deux ne se caractérisent pas, s'il n'appartient pas enfin à la compétence du vrai philologue – c'est-à-dire pas d'un universitarien vulgaris – de reconnaître à l'écriture même le sexe et l'âge d'un écrivain : c'est là qu'on verra que d'Urfé écrit comme une femme, c'est-à-dire, à ce que je prétends, volontairement pour les femmes(auxquelles il a d'ailleurs l'habitude de dédier des livres). Il faudrait, pour le prouver complètement, vérifier la différence du roman avec son écriture spontanée et ordinaire (pensées personnelles, correspondance à des hommes...), mais l'on voit déjà que la liste de ses œuvres contient nombre de textes dont le dessein est, pour le dire avec atténuation, « l'édification douce et plaisante ». Son point d'attache au métier des Lettres est délibéré ; il a choisi d'investir la littérature comme une ville fortifiée par son « point faible », en l'occurrence : par la femme. Et il y aura triomphé, comme de juste. Son but, à ce que je prétends, n'est pas d'édifier, mais bien de plaire : L'Astrée est alors tout à fait une œuvre de divertissement en comparaison avec sa littérature contemporaine, sérieuse, formelle et « grincheuse ». C'est si évident que personne n'a songé à le remarquer ! C'est pourtant de l'élémentaire « littérature comparée »...
Et les marques de la séduction faite aux femmes sont à la fois assez subtiles et patentes. D'abord, l'état pastoral qui dessine le fond du roman me semble avoir pour fonction d'impliquer les lectrices, car il s'agit d'une transposition habile et fidèle de l'état conjugal : en cette Arcadie, tout est par principe sans événement comme après le mariage, et la vie tient un cours uniforme et ennuyeux de rêverie immobile et interminable où les mœurs ont bien résolu de ne pas courir d'aventures, en quelque sorte réalistement en ce que ce cadre d'évanescence correspond bien au désœuvrement des lectrices d'alors. Les voilà chez elles, et fidèlement représentées. Je crois ce décor très propre à donner aux lectrices une forte sensation d'identification : la permanence et l'inertie qui inondent leur existence. Mais l'astuce de d'Urfé dans ce contexte d'insouciance doucereuse, c'est d'introduire des péripéties plausibles qui sont des métaphores des désirs des femmes, et principalement de leur désir interdit d'agir c'est-à-dire d'exercer des effets : dans la société codifiée du XVIIe siècle, elles sont assez recluses au sens où elles ne disposent guère d'une puissance, et leur irresponsabilité légale préfigure le diagnostic d'hystéries-de-frustration de la fin du XIXe siècle où la tension de n'être utile en rien, impotente, effondre l'équilibre de certaines femmes en exaspération nerveuse. En particulier, l'absence d'action et de perspective, le défaut de réalisation élevée, en dépit d'un confort supérieur à la moyenne, accroît forcément ce sentiment de mal-être chez les contemporaines de d'Urfé, et c'est d'ailleurs sans aucun doute pour cette raison que la lecture augmente alors considérablement chez les femmes riches, leur assurant une activité c'est-à-dire l'occupation – préfiguration du divertissement. La pastorale est ainsi un peu plus que métaphoriquement l'univers des femmes, nonchalantes, sans objectifs : elles s'y reconnaissent d'évidence, ce lieu et ces mœurs leur parlent. Même plus encore, dans l'intrigue de L'Astrée, la femme détient toujours une procuration au sens où elle dispose du pouvoir d'ordonner et où des événements se réalisent sous son influence par l'intermédiaire d'amants : voici un fantasme idéal, superbement excitant, pour la lectrice d'alors. Elle se sent transportée dans un pays imaginaire où elle se voit « faire » quelque chose et « compter » plus que comme une parure, où ses volontés se concrétisent, où elle est un objet d'attentions, où on la courtise, où elle commande à des esprits, comme une reine parmi des courtisans ; ce lui est un rêve infiniment flatteur, une fantasmagorie où elle se voit considérée, et c'est cet attrait-là que d'Urfé exploite non avec élévation et détachement et piété mais probablement au contraire sans pitié, pour capter son plaisir et se garantir un succès – pourquoi voudrait-on qu'un auteur, dont on célèbre les facultés intellectuelles en fût resté à ignorer les atouts dont il parvint tant à plaire ? Et cependant, L'Astrée est bien une confirmation de l'état de la femme où, au juste, elle n'ose rien, n'entreprend rien, ne fait vraiment rien par elle-même : elle est toute en paroles dont l'amant dépend, elle conseille, elle induit, mais sans prendre jamais le moindre risque, elle est bel et bien, dans le roman, non pas une version corrigée d'elle-même, et décisive, ce qui serait suggestif et offensant à son égard par le contraste flagrant que cela induirait, mais elle-même mise en situation de cocagne vraiment convenable. Il ne s'agit nullement de lui recommander les voies viriles vers l'acte, ce dont elle aurait à méditer et à souffrir dans l'état d'impuissance qui la caractérise et l'atteint, mais de lui assurer le confort d'une vie imaginaire pour échapper à la sensation de son destin, de son sort, de sa fatalité en quelque sorte immonde ; ainsi ne se sent-elle ni abaissée ni insultée, et n'a-t-elle pas à réinvestir cette fantaisie dans la réalité. C'est exactement pourquoi le monde du roman est celui où les bergers ont décidé de s'en tenir à une vie monotone et paisible, et ne l'ont pas seulement subi : il s'agit de confirmer le lecteur, et par cette confirmation qui est tout ce qui lui plaît, de s'assurer un succès. D'Urfé ne montre pas des femmes qui se révoltent, loin de là, il n'incite aucunement (j'imagine que des études prétendent l'inverse) les femmes à réfléchir sur leur possibilité d'exister : il montre la femme telle docile qui le lit, et lui raconte ce qui lui permettra perpétuellement de ne pas se soucier de sa condition, avec des ouvertures fictives qui ne se produiront pas en son existence mais qui la maintiennent en une espèce d'espérance. Et voilà pourquoi le sentiment de mièvrerie n'atteint pas le lectorat féminin – tandis que Molière, par exemple, saura le remontrer avec sarcasme – : à la différence de l'homme pour qui la surcharge ou la pauvreté est évidente, on ne représente pas à la femme un monde en-deçà d'elle-même, mais au contraire, on lui indique un univers de contentement où elle se tient déjà, et on lui offre en imagination des perspectives de rêve ; c'est déjà un petit au-delà d'elle-même que l'homme sait, par rapport à sa condition, piteux et misérable. De toute évidence, la pastorale est condescendance, mais c'est une condescendance tacite, l'implicite se situant uniquement du côté masculin, c'est pourquoi un homme doit se travestir, et adapter son esprit à un mode de pensée alternatif, spécifique, générique, pour écrire de la pastorale : voilà comme on démontre rationnellement la duplicité. Tout l'atout flagorneur et opportuniste de sa « chevalerie » réside en ce que les passions, exaspérées paradoxalement en contrôle circonscrit (la femme ne peut être qu'intérieurement hors d'elle), ne produit jamais une leçon qui détourne la lectrice de ce qu'elle est et qui pourrait lui donner envie de fuir, de s'émanciper, de chercher une solution active à son état de sujétion passive (il ne s'agit pas là d'une doctrine woke orientée vers je ne sais quelle lutte systématique des sexes mais bien d'un procédé littéraire de succès). Car de tous temps le public déteste être repris, et L'Astrée ne fait pas exception : c'est un public largement féminin qui doit être flatté, et les hommes de connivence ne peuvent que s'accorder, en privé ou non, pour en convenir. En cela, ce roman est d'évidence – personne même ne le nie – une œuvre de platitude morale, dont on n'a seulement pas su dire – et c'est peut-être sans s'en douter la plus grande offense qu'on ait faite à d'Urfé – que sa fadeur était volontaire et visait à satisfaire un lectorat correspondant.
Et c'est où je réfute largement la portée principalement « édifiante » de l'œuvre, ou l'on doit expliquer en quoi l'auteur, dont personne n'a seulement tenté de prouver biographiquement le caractère noble et détaché (c'est leprérequis universitaire : ne pas admettre que l'auteur est... homme) – probablement au contraire, la psychologie montrerait peut-être statistiquement qu'un officier, amené aux voyages, aux discussions d'hommes, et objet de convoitises féminines, n'a pas coutume d'être fidèle – aurait trouvé l'intérêt personnel de raconter ce pastiche subtilisé de Chrétien de Troyes aux intrigues si pastellement édulcorées ? Quelques analyses, apparemment, ont su, quoique timidement, indiquer « l'érotisme sous-jacent » au roman : mais c'était surtout, semble-t-il, pour prendre la défense de d'Urfé contre l'accusation de niaiserie qu'on lui fit, car en distinguant des passages lointainement suaves on pouvait prétendre que l'auteur n'était pas assimilable à la femme sentimentale, évaporée et mondaine à laquelle il s'adressait. Le critique s'empressa, à raison mais pour une mauvaise raison (la raison de cette défense), de ressentir un instant la sexualité qui figure en effet dans le texte, mais il en dit probablement la tendresse, la gentillesse, l'innocence et presque le hasard, considérant l'érotisme « spirituel » qui est comme la conséquence indirecte de certaines situations intelligentes de l'intrigue, plutôt que comme une intention première dont le détour sentimental, par exemple, serait une manière d'échapper à la censure. Or, il est incontestable que dans la somme des tensions amoureuses que propose le récit se mêlent systématiquement des passages « pour hommes » qui peuvent aisément passer inaperçues à la lectrice ingénue ; mais comment concilier cet aspect « mâle » avec la mentalité courtoise qu'on suppose avoir présidé à la rédaction de l'œuvre ? c'est bien sûr impossible si l'on part de la « réputation » du roman. Or, avec recul, on lit indéniablement des couples qui échangent leur partenaire par jeu, des confidences secrètes tenues dans des lieux retirées où les « occasions » sont propices, des travestissements d'identité et notamment de genre créant des situations interdites où par exemple une femme déguisée en hommes est tentée par un homme, où un homme déguisé en femme juge des femmes nues. D'ailleurs, l'intrigue entière est placée sous le signe de l'indiscrétion : chacun avoue à autrui ses expériences, et si c'est involontaire, c'est qu'on écoute à leur insu ce que les belles jeunes femmes se disent à l'écart. Mais certes, ceci ayant toujours lieu sous couvert d'amours chastes et des meilleures volontés, la critique, même contemporaine, a été jouée et n'y a vu qu'une conséquence fortuite, qu'une incidence, quoique sans s'abstenir de remarquer la sensualité valorisante et « moderne » (on adore vanter la modernité des textes anciens) qu'elle a vite détournée d'intention indécente et licencieuse. Et ceci étant fin, se faisant en respect à la fois apparent et total avec les règles du comportement chrétien, on ne distingue pas facilement les subversions, mais lorsqu'on cherche, enfin enmâle, un système de connivences masculines, on parvient à lire tout autrement L'Astrée, à rebours de ce que les critiques déférents et obnubilés par la « portée nécessairement édifiante » du roman y perçoivent, mais il faut vivre pour cela en auteur et surtout en homme, et rapporter une intrigue à la réalité.
On découvre par exemple que les leçons d'amour y ont souvent – toujours peut-être – quelque chose d'interlope, en ce que notamment elles obligent les femmes à ne pas se défendre des déclarations qu'on leur fait et seulement à les éprouver par épreuves et par gages : comment ne pas voir comme il est vraiment idéal afin de pervertir la femme et de gagner son lit si, sur un premier témoignage, on lui défend, au nom même de la religion et de la morale, de s'opposer aux rets que les hommes lui lancent ? C'est qu'il faut ici bien comprendre – c'est très important – que le roman ne se constitue pas pour la lectrice du XVIIe siècle comme une simple fiction ou comme une allégorie inconséquente, mais bel et bien comme une référence et même comme une expérience, et que, faute d'existence factuelle et de péripéties empiriques, elle suit et récite les pages des livres au titre de témoignages vécus, exactement comme des conseils qu'elle aurait inférés de la vie même – c'est un peu la situation actuelle où, pour illustrer une situation qu'il vit, un Contemporain cite une réplique d'un film ou se comporte selon le style d'un personnage, circonstance qui se produit plus souvent qu'on ne pense. Or, il ne fait aucun doute, à condition d'y réfléchir, que, dans des situations concrètes, la lecture de L'Astrée abolit la résistance des femmes aux amants (personnellement ce me fut une évidence tôt) : perdant déjà la légitimité de réfuter l'amour né de « source divine », elles sont tenues de l'accepter par principe et par charité même, et l'on sait combien dans la réalité c'est surtout la réfutation péremptoire de l'amant et de son amour, initiale et d'office, c'est-à-dire sa négation même, qui entrave l'adultère. Si l'on interdit à la femme, au nom d'un statut, de se défendre d'une poursuite au prétexte de sentiment noble, où peut-elle ralentir ou empêcher le progrès de l'amant ? Je vois quant à moi – c'est une lecture totalement inédite, je pense – en l'œuvre de d'Urfé une savante sape, complice du lecteur qui ne peut plus dès lors qu'y trouver bien de l'amusante perfidie, contre « l'honnêteté » et « l'honneur » des femmes, car s'il n'y présente jamais une femme déshonorée et semble résister à cette vision, il ne manque pas de lui indiquer le moyen de parvenir à cette fin, à savoir : tolérer le service, mais en masquant toujours la conséquence d'une telle tolérance c'est-à-dire à la fin l'expression de la gratitude ! La compréhension de l'œuvre gagnerait enfin à développer l'idée que l'intrigue se fonde sur le thème souterrain du combat des sexes et non de leur symbiose, à dessein de désarmer la femme du seul outil qui lui permettrait de se battre contre les assauts de l'amant : l'insensibilité à ses instances. C'est du moins une piste fertile, et voici comment cette étude pourrait commencer :
L'amour se présente dans L'Astrée non comme la distinction d'un être par démonstration de sa force, mais par celui de sa faiblesse : voilà qui est chrétien, la femme étant tenue d'avoir pitié de qui l'aime d'amour loyal et sincère. La convention est une radicale inversion de l'amour spontané, naturel, selon lequel on tend à aimer ce qu'on admire et qui inspire de la puissance, où la courtoisie devient un substitut de la sexualité, voire son atténuation, son déplacement du moins en un rang spirituel : je désire ce qui s'afflige, ce qui est haut surtout dans sa frustration, ce qui se complaît à la faiblesse ou ne peut y échapper. C'est presque, à y songer, une disparition du désir sexuel, un retournement presque contre-nature des valeurs humaines. J'ai montré par ailleurs, dans « Analogie du romantisme et de la sexualité », comme la courtoisie est, tout au des idées reçues, une manière excessivement sérieuse d'envisager l'amour, donc l'indice même de la sexualité, à l'opposé du simple divertissement : un engagement, une façon de lutte et un acharnement, pas une séduction, ni une détente, ni un sport. Il y a beaucoup de férocité anormale dans ce jeu de poursuite où l'amant ne se contente pas de considérer l'amour un à-côté plaisant et badin de la vie supplémentaire, mais y mise toute son existence à la façon d'un animal que le refus de la femelle ramènerait à son insignifiance en tant que reproducteur mâle, comme s'il ne pourrait jamais plus, faute d'acceptation, avoir descendance. Si l'on considère une pareille extrapolation comme outrancière, qu'on considère la façon dont le sérieux extrême détourne de l'amusement innocent et anodin de l'amour et se rattache foncièrement au sexe, car la sexualité réelle chez l'homme est toujours forcément associée à une conquête nerveuse et sans rire – je mets n'importe qui au défi de trouver un homme faisant l'amour en plaisantant et avec légèreté. C'est en cela, je trouve, que la courtoisie transfère la sexualité au domaine social : dès qu'on « ne plaisante pas » avec la femme, rien n'est plus simple et drôle avec elle, et par conséquent on l'envisage toujours ; au même titre les musulmans, qui ont poussé de telles règles d'honneur dans le champ relationnel, considèrent systématiquement les femmes comme des tentations de sexualité et regardent toujours d'abord par où elles manquent à être « respectables », autrement dit la femme, quand elle perd son statut anodin et ludique, acquiert toujours une dimension de convoitise et de provocation. Il est ainsi heureux que l'amour courtois n'a pas étendu sa pratique à la réalité, qu'il n'a été toujours qu'une fiction, contrairement peut-être à ce que préfèrent dire les littérateurs et les historiens de belles imageries et de légendes mystificatrices, parlant d'une codification d'exemples suivis et fondateurs : il y a fort à parier que la courtoisie ne sans cesse qu'une représentation d'ordre symbolique et mondaine.
Mais, pour revenir aux préconisations de d'Urfé de façon à biennen entendre la malice, on peut considérer que si la règle théorique d'humanité impose à la femme de rendre l'affection à l'amant constant – faute de quoi le récit montre qu'il meurt, ce qui fait la femme meurtrière –, outre que le respect de cette loi l'oblige à la tentation au lieu de s'en détourner dès l'abord, il n'est jamais donné à la femme dans la réalité de s'assurer de la constance de l'amant : une telle assurance qu'on rencontre dans le roman n'est qu'une convention de fiction. Dans le roman en effet, on représente l'amant se morfondant dans la nature, isolé du monde et succombant à sa misère, et ce qui traduit sa fidélité ce sont les renforts de focalisation interne : le lecteur est mis dans l'esprit de l'amant vaincu qui se terre et désespère. Mais dans la vie réelle, qu'a décidé le coureur lassé des indifférences de la femme ? Il a déserté son secteur habituel et reporté ailleurs un comportement douteux que la femme peut connaître à travers une certaine réputation : c'est ainsi qu'elle ne peut faire la différence entre l'amant morfondu et l'amant libidineux, parce que le roman brouille la signification des indices pourtant évidents (si l'amant s'est retiré et si une rumeur s'attache à la déconsidérer, c'est que c'était bien toujours un coureur !) ; or, l'expérience que transmet le roman consiste à admettre que l'amant est plutôt en train de pousser des soupirs et de contribuer à son suicide social qu'à se consoler de façon effrénée en activités diversifiées, libidineuses et consternantes. D'Urfé trompe évidemment ses lectrices en faveur des hommes.
Autre exemple : le roman propose comme doctrine que la femme résiste à l'amant sans surseoir à lui rendre la faveur qu'il mérite si l'intention est innocente ; or, dans la réalité, c'est difficilement qu'elle peut savoir l'innocence de l'amant – le récit ne présente presque que des hommes qui déclarent d'emblée leurs volontés, qu'elles soient d'ailleurs bonnes ou mauvaises, comme si la duplicité n'existait guère, entretenant une vision naïve des hommes et des rapports humains sans guère de dissimulation ; or, quand l'amour-propre fera croire à la femme que c'est dignement qu'elle est aimée, qu'adviendra-t-il en fait ? Il adviendra qu'après lui avoir témoigné sa reconnaissance, elle n'aura le choix que de le lui exprimer en actes. C'est une tactique banale, après avoir réussi à faire accepter sa proximité, de glisser un être de la gratitude à l'affection ! C'est un piège, cette courtoisie de façade, qui ouvre toutes les circonstances de la consommation de l'amour, et c'est formidablement pensé pour convertir au profit des hommes ! D'ailleurs, le roman ne dit jamais où commence la sexualité, y compris dans les couples légaux : je ne parle pas de « décrire », mais on sait depuis la Bible bien des périphrases pour exprimer la chose, et le roman n'évoque ces relations que pour indiquer la filiation, à une exception près (pour ce que j'ai lu de la première partie), et quelle exception ! C'est le cas où un homme a succombé, à force de semblants d'amour auxquels son amante l'a contraint, aux charmes d'un autre qui en a un enfant, enfant dont le récit explique... comment se débarrasser en toute discrétion : il suffit de convoquer une sage-femme aux yeux bandés et de trouver des parents de substitution ; mais la bonne recette ! D'une façon générale, c'est comme si d'Urfé préférait que les femmes ne se rendent compte de leur obligation morale, de l'irrésistible acculement auquel elles se verront réduites, qu'à l'instant même de la commission, sans aucunement les y préparer, au contraire : il leur fait éprouver les saveurs doucement interdites d'amours au seuil de l'interdit, et ceci est assurément pour en donner l'envie, mais il ne révèle naturellement pas le moment où l'amant dit : « Il est temps à présent de concrétiser vos promesses sans plus me faire attendre » : cette partie est réservée à la réalité, et il n'est pas question d'en prévenir. Et je tiens à dire qu'il est absolument évident qu'une femme réelle qui aurait suivi toutes les recommandations du roman se trouverait inévitablement dans la situation de devoir accepter un rapport sexuel parce que c'est la conséquence de l'acceptation perpétuelle des assiduités de l'homme et des conditions qu'elle impose dans la perspective tacite d'une récompense. Or, je crois qu'un homme qui se met à la place des différents personnages masculins du récit s'en aperçoit forcément. Comment l'homme normalement séducteur ne s'arrangerait-il pas pour faire croire aux femmes qu'il est de leur devoir d'accepter les aveux d'amour qu'on leur rend comme hommages, et d'imposer des épreuves qui fatalement doivent amener par degrés à l'expression d'une reconnaissance ? C'est astucieux parce que c'est spécieux, parce que c'est tartuffe, et parce que c'est captieux ! On ne pourrait mieux faire pour conduire graduellement et systématiquement les femmes à se livrer !
Même, beaucoup d'occurrences convertissent des soupçons qu'on aurait logiquement à l'encontre des hommes en présomptions favorables : on voit par exemple quantité de chapitres où l'amant feint de s'attacher à une autre femme et où l'amante s'aperçoit qu'il ne s'agit que d'une convention de théâtre : c'est superbe de duplicité si l'on parvient à faire croire, à force de lectures quand on poursuit une autre femme, que c'est la première qui doit en tirer profit ! C'est en tous cas une légitimation de toutes infidélités qu'en réalité la femme ne pourra pas démêler puisqu'elle envisagera la possibilité d'un semblant, et, en se référant à l'expérience du livre qui est à peu près tout ce qu'elle peut atteindre de savoirs pratiques, elle tirera de l'intrigue quantité de prétextes à arguer aux infidèles. Le roman retourne aussi souvent des situations de culpabilité normale, ordinaire, quotidienne, d'amants logiquement volages, en excuses fort spécieuses et parfaitement chrétiennes et légitimes où l'on finit par comprendre, en se fiant au roman comme à une occurrence empirique, qu'il est très plausible que des apparences de tromperie masculine ne contiennent que des malentendus et qu'il ne faille pas en tirer rancune : thème de la fausse apparence si propice au mâle aventureur, le « je peux tout t'expliquer » du vaudeville quand l'amant est démasqué par l'épouse. On trouve même un personnage, Hylas, qui est un infidèle assumé et un raisonneur hors pair, bien meilleur locuteur que tous les autres personnages, qui développe, sans qu'on lui donne raison mais avec une philosophie confondante, les arguments les plus inattaquables en faveur de l'inconstance et qui, il faut bien le remarquer, ne sont réfutés directement par personne. Et si l'on pense que j'exagère – ce sera surtout faute de lire d'autre manière qu'en universitaire innocent –, qu'on ne regarde qu'à cela, l'argument même du livre, que je livre de la façon la plus objective c'est-à-dire en homme-qui-lit plutôt qu'en étudiante-à-thèse et à cursus de Lettres classiques :
Astrée, qui se croit trompée par Céladon parce qu'un perfide lui a raconté le mensonge d'une infidélité, lui manifeste son dépit, alors il se jette dans une rivière. Tandis qu'elle le croit mort, il est recueilli par trois nymphes dont l'une pense qu'un présage le lui destine pour amant, et qui le tient, durant son rétablissement, comme prisonnier dans un lit, où il retombe sans cesse en langueur faute de forces pour le soutenir. – Je ne crois pas que ce résumé exagère quelque chose.
Et voilà qui est pratique : l'intrigue va peut-être influencer les femmes réelles de manière à leur faire croire que la mauvaise réputation de l'amant est usurpée, que c'est par malice qu'il est accusé, et qu'on peut sans mal avoir passé par la couche d'une femme qui vous prétend son amant sans être responsable en rien ! Voilà une référence d'une commodité supérieure ! Si l'on y ajoute que les nymphes sont trois et qu'elles se relaient au chevet du malade et souvent seule à seul, on obtient, et je crois sans particulièrement de mauvais esprit, de quoi être confondu par l'effet que peut faire d'Urfé à la fois dans la défense d'hommes délurés et dans le fantasme que ces circonstances peuvent leur offrir !
Et voici donc comment il faut lire, je pense, ce roman, pour en comprendre enfin l'ultime clé : alternativementen femme et en homme, oui mais toujours en homme qui se met à la place d'une femme. Car alors, dans toutes les innocences courtoises que propose l'intrigue, on devine quelle influence le récit exerce sur les mœurs féminines, et l'on doit chercher à deviner ce qui, dans l'application réelle de ces règles qu'il faut transposer à l'existence, conduirait la femme à coucher avec l'amant sans qu'il lui semble que le texte le lui suggère, simplement par relation de cause à effets nécessaires. D'autre part, en homme plein, en homme de vitalité, en homme valide et lucide et distancié, le lecteur gagnera à exacerber les situations suggestives qu'on lui expose jusqu'à la pornographie, de manière à prolonger des scènes qui, si elles n'étaient arrêtées par la censure, aboutiraient forcément à une dérive luxurieuse pleine de sel et de démesure. Ce prisme-ci, je pense, correspond plus justement aux intentions de l'auteur que l'espèce d'eau de parfum délavée qu'on lui impute et dont, évidemment, il ne put point se défendre sans être mis au devoir de se découvrir. Alors seulement la lecture devient piquante, sauf dans les passages les plus obligatoires, dans les dilutions et les atermoiements servant à feindre les conventions sociales platoniques et respectables. Car enfin, si l'on prend le roman sérieusement comme la préfacière Delphine Denis et tant d'autres c'est-à-dire en multipliant les symboles chrétiens et les marques de décence, on ne voit pas en quoi un homme normalement constitué aurait trouvé intérêt à relater la fable mièvre et déjà surannée en quoi consiste L'Astrée, cette invraisemblable et peu dépaysante bluette de bergers et de bergères, comme si l'humanité vivait de son temps en une époque si rapprochée d'Adam et Ève que certains hommes n'avaient pas conscience de leur sexe et du rut. Il faut vraiment une imagination de chercheuse désensualisée pour croire qu'un mâle, même noble, mais issu du Moyen Âge tout de même, pouvait s'être castré au point d'écrire sans importunité un roman tout de premier degré fait uniquement à dessein « d'édifier la société », sans être tenu ou par une charge de prêtre, ou par une jeunesse très naïve, ou par une sociabilité féminine à la Proust, ou par quelque malformation hormonale. Et quel regard de théoricienne faut-il pour ne pas s'apercevoir combien l'œuvre emmêle paradoxalement et, j'ose dire illogiquement si l'on ne trouve la clé, insinuations paillardes et capucinades complaisantes, combien toute sa « sagesse » ne se réduit qu'à des proverbes indignes d'être appelés « articles de philosophie », et combien elle ne consiste qu'en une somme de variations alambiquées et précieuses sur l'amour, en une composition planifiée et élaborée des milliers de pages à l'avance portant sur des infimités de circonstances, jusqu'à épuisement et lassitude, ou, plutôt, jusqu'à entretien perpétuel d'un lectorat abuseur ou trompé ?
On entend, je pense, après avoir lu cet article, comment j'eusse été reçu à l'agrégation... L'inconvénient avec les universitaires, c'est que, comme ils n'ont pas écrit un livre personnel, ils ignorent ce que recouvre l'intention d'une œuvre, et croient qu'on n'écrit des ouvrages que pour les présenter à des spécialistes à dessein d'en faire des analyses très hautes par thèmes et par symboles. Ils usent de grilles de lecture identiques, valables pour tous les livres, et y font méthodiquement rentrer observations et citations pointilleuses, ce qu'ils appellent : « analyser une œuvre ». Ils le font davantage selon une image historique et sociale qu'on leur a inculquée, qu'ils transmettent et pérennisent qu'en usant de leurs facultés de lecture distanciées ou de leur curiosité spontanée, raison pour laquelle non seulement un amateur aurait plus de chance qu'eux d'aboutir mais il n'y a pas une étude littéraire innovante par siècle dans nos universités. C'est, en l'occurrence, la perpétuation d'un préjugé académique, la foncière « dignité » de L'Astrée et de son auteur, qui les détourne de la compréhension des effets d'aubaine caractérisant n'importe quel succès, et les voilà qui, comme d'habitude, assurent d'autorité que c'est essentiellement la valeur d'une œuvre qui assure sa popularité : pauvres benêts à diplômes !
N'importe, j'ai trouvé agréable la lecture d'un roman recopié dans l'espèce de fraîcheur et de sémillance de son français du XVIIe siècle – oui, mais je lis toujours par exercice. Enfin, « agréable »... Une exaspération quand même m'a pris, non quant à la forme mais au fond, en ce que la répétition use et la sensation d'inutilité s'installe, de sorte qu'à la page 469 j'eus acquis la nette sensation de n'avoir plus de leçon à tirer de l'ouvrage, et le fermai pour n'y plus revenir. Qu'il me soit permis de plaindre ceux qui ont achevé non seulement le roman, mais les quatre parties suivantes, et de les plaindre non tant pour ce qu'ils doivent faire, que pour ce qu'ils sont.
À suivre : Le vice suprême, Peladan.
Post-scriptum : Je trouve dommage que Mme Delphine Denis, responsable de l'équipe ayant travaillé sur L'Astrée, semble ignorer l'usage de la particule après avoir épuisé jusqu'à la minutie un auteur dont elle ne cesse d'écorcher le nom, multipliant les « Urfé » dans sa préface quand il faut écrire « d'Urfé ». Une réponse de sa part m'informa qu'elle n'avait « jamais eu connaissance de cette règle », et me demanda humblement de la lui communiquer, indiquant que « nombre de critiques (mais pas tous) notent en effet D'Urfé, nous l'avions constaté en faisant notre choix. ». Et je me suis aussitôt demandé sur quel critère son choix fut alors fondé. Ce n'est pas que cela me peine, mais je devine que le jury de la prochaine session d'agrégation mentionnera la faute chez des candidats qui n'auront fait une fois de plus (c'est leur travail) que recopier en fiches la parole des « spécialistes », et que les jurés remarqueront l'erreur comme relevant d'une négligence coupable : « On est quelque peu déçu de cette inexactitude, sans pour autant nous concentrer sur cette erreur. Les candidats auraient dû s'interroger au cours de leur préparation sur l'emploi de la particule de ou d' (forme élidée) qui précède un nom, qu'on appelle particule nobiliaire ou particule patronymique, et qui s'écrit avec une minuscule, quand elle est utilisé sans prénom. Faut-il rappeler que l'agrégation est un concours rigoureux pour lequel il convient d'opérer des vérifications et qui, dans sa dimension d'exigence, suppose etc. »
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