Hécatombe, Xavier Eman, 2021
Lapidaire, impertinent, spirituel et prosaïque, ce recueil d'observations et de pensées sur le monde contemporain et notamment parisien. Caustique et familier, justement désenchanté, sans leçon ni morale, d'une verve explicite, quoiqu'un peu léger et expédié, moquant les modes et les proverbes en actes, le non-sens superficiel et absurde des gens, tous, dépourvus d'identité, qui constitue cette « posture » mentale propre à l'homme d'aujourd'hui, l'image qu'il veut se donner d'être « tellement » adapté et adaptable à l'air du temps, et sereinement vulgaire comme tout le monde, banalement rassuré mais avec une telle urgence et une telle inquiétude qu'il en devient une caricature crispée, qu'il demeure à jamais un enfant caractériel, qu'il se tétanise et s'enferme en des apparences susceptibles(d'être dérangées), qu'il se répand sans frein dans la sphère la plus accessible de l'évidence universelle et de l'inessentiel. Eman est mordant, sans scrupule et sans crainte, et surtout, en dépit de sa gouaille, il est pourvu d'une sorte d'élégance qui évoque la technique de l'assaut ou plutôt le style de l'escarmouche, une piqûre précisément tirée comme flèche du Parthe, la langue mise au service d'un coup aussi efficacement grossier que la bassesse qu'elle frappe, un emprunt précis à cette langue de l'habitude, populaire, « qui s'en fout » et « dit ce qu'elle pense », à la « langue de pute » la plus prochaine et décomplexée, la plus symptomatique et idiomatique non même d'une nation mais d'une civilisation, langue d'abandon ici provisoire et calculé, factice et retorse, rusée et qui s'invagine, se retourne contre son locuteur, une brève conformation aux codes qu'elle assimile pour la railler de l'intérieur avec le bas esprit des facilités qui la convoque, façon de scorpion légendaire qui se transperce pour se suicider. En effet, en-dehors de cette fausse négligence et de ces communes vulgarités, des pointes de hauteurs lexicales signalent un ferrailleur orné qui, comme le chat, dissimule longtemps ses griffes, l'air de jouer d'ordinaire du côté de la souris, afin de mieux la surprendre en les sortant tout à coup – où Eman, langagièrement « à côté », non tant intégré qu'assimilé ou infiltré, n'est pas de ces Contemporains qu'il méprise, présentant cette nuance capitale de la distance. Il ne vitupère pas, ne s'insurge ni ne se révolte, il ne s'adresse pas à cet étranger-là qu'il dépeint mais il voit, déplore peut-être, rit jaune, depuis une certaine hauteur qui est une façon de réclusion, à part. Il exprime le recul et l'ironie des individus qui se savent condamnés au vérace constat du pire et qui, dans la solitude désespérée où les place leur compréhension d'un monde qui honnit et ostracise en tout premier lieu ceux qui le comprennent et le révèlent en profondeur, c'est-à-dire ceux qui comprennent et révèlent que sa profondeur n'est qu'un simulacre dont le monde n'apprécie point d'être démenti et édifié, ne parvient quand même pas à s'abstenir des persiflages nécessaires et justes, sans beaucoup à perdre, il est vrai, sinon la défaite de rejoindre le lot du trivial s'il ne se prouvait pas intimement la faculté supérieure – ou minimale – d'en parler tel qu'il est. On lui doit ainsi quelques extraordinaires paradoxes, drôles, pertinents et durs, où il intègre la voix languide du paraître et la mauvaise foi incapable de se reconnaître, comme :
« Sorel, le syndicalisme révolutionnaire, les cercles Proudhon, Ramiro Ledesma Ramos, putain ça, c'était super, j'ai lu des supers livres là-dessus... Par contre les grèves au moment de Noël, c'est vachement mauvais esprit... » (page 98)
« L'usure, l'exploitation, la destruction de l'environnement, l'humiliation sociale, la pauvreté, la misère, l'acculturation, on s'en branle... Jésus est venu sur terre pour mesurer la taille des jupes et régenter qui baise avec qui... » (page 137)
« On commence par mettre en prison des historiens et des écrivains et on finit par censurer Twitter ! C'est quoi la prochaine étape, la limitation du flux de téléchargement sur YouPorn ? trop, c'est trop ! Résistance avant qu'il ne soit trop tard ! » (page 163)
Plus rarement, des réflexions balancées, mais, comme je l'ai fait entendre, exactement balancées, pointilleusement lucides comme des balles :
« Il n'aurait pas fallu vivre dans les derniers vestiges de la France d'avant. Un peu plus jeune, on aurait pu croire que toute cette merde, ce cloaque, cette laideur, cette nullité, était la norme, une constance, une fatalité. Trop vieux, donc obligé de savoir que la société n'est que le reflet de ceux qui la peuplent. » (page 74)
« Quelqu'un pourrait-il expliquer à toutes ces dames et demoiselles qu'à force de mettre tous leurs échecs, ruptures, divorces, coucheries sordides, partouzes, dépressions, hystéries sur le compte de l'"emprise" dans laquelle les maintenait leur abominable partenaire masculin, elles ne font au final que revendiquer le statut de gourdes et de crétines manipulables, d'handicapées devant bénéficier d'un système de protection particulier pour affronter l'horrible "mâle" dont par ailleurs elles se prétendent – en tout logique si féminine – l'égale parfaite ? » (page 93)
« Ce qui est fascinant avec le libéral, c'est qu'il t'explique que le libéralisme c'est le système où "tout le monde peut réussir," tout en étant intimement persuadé de faire partie d'une élite ayant des qualités indiscutablement supérieures qui font qu'il a réussi lui-même. » (page 111)
« Je pense avoir établi une assez bonne sociologie de la droite "décomplexée" : des bourges qui ont des problèmes d'assurance de catamaran, de filtres de piscine, de compatibilité du siège bébé avec le dernier modèle BMW, mais qui, en privé, aiment bien faire des blagues sur les Arabes (leurs domestiques) et les Juifs (leurs patrons)... » (page 141)
L'homme contemporain y est tout d'inconsistance et d'inculture, manque de tenue et d'idéal, d'effort véritable, de sincérité – et plus que de sincérité car il est franc tout de même : de contenu ; il impose ses vides ; un néant d'immédiateté et de plaisir bête souffle à travers lui ; sa désaltitude est une errance mentale au sein du confort et des copies de préjugés, il poursuit des adhésions aux vogues simplistes, des vanités éphémères, son piqué ou plutôt son rase-motte se dirige d'instinct vers tout ce qui est colorisé, vraiment sucré ou faussement cru, il lui faut les aplats tranchés, nivelés et contrastés d'évidence, avec ses stupidités hargneuses et ses guinderies inconséquentes, ses fiertés ridicules et sa prétention perpétuelle aux solutions toutes faites, sur le mode de l'affectation et de l'ostentatoire servant à dissimuler son rien, en une désinhibition autrefois déshonorante de la facilité, épidermique et versatile aussi bien dans ses engagements que dans ses combats, nul et dérisoire en tout, et dont l'hégémonie inédite est même devenue éhontée. Voilà qui est bien vu et bien fait.
Deux défauts seulement abîment la valeur de ce livre, le diminuent en divertissement et l'anecdotisent, en dépit du regard acéré et de la retranscription enlevée, truculente, du fait brut, défauts qu'on peut déjà sentir dans les citations précédentes, brièveté et teneur. Le premier, c'est que les tendances et les modes évoquées, urbaines et médiatiques, atteignent modérément les campagnes où les problématiques d'existence semblent moins artificielles en général, moins surfaites, où par exemple les thématiques de conflits de classes sociales et les symboliques luttes modernistes sont moins prégnantes – mais j'entends que cette appréciation soit discutable. Le second défaut, c'est que Eman ne se livre presque jamais à une analyse et, quand il le fait, se contente de livrer des mots rares et inféconds : c'est évidemment le principe de l'ouvrage de ne remonter jamais aux origines et d'accumuler avec acuité les phénomènes, mais l'auteur nous frustre ainsi, malgré un sens aigu de l'observation et de l'imitation, de la compréhension des causes de cette mentalité et de ces mœurs qu'il ridiculise (sans parler encore de proposer des remèdes, s'ils existent), et, quand il s'y essaye, il se contente d'évoquer par exemple « l'ennui » contemporain, qui est peut-être en effet une cause déterminante, mais sans en peindre la couleur ni en exprimer la profondeur, sans en révéler le contenu particulier, sans expliciter sa nature, pastichant à peu près Pascal sans le renfort salutaire et précieux, avisé, d'une réflexion appuyée et fondamentale ; ce livre distrayant et véridique, en somme, manque d'esprit de généalogie. On fait ainsi la rencontre de la pointe et du vif, d'une intelligence de l'épigramme, d'un efficace amateur de « brèves », mais c'est comme les éditos en politique, ça manque de fond, ça traduit une humeur, ça touche à des visibilités et non, en général, à des essences, bien que l'apparence les révèle parfois. J'aime, quant à moi, en plus du sens de l'à-propos et de l'estoc, les indices d'une recherche prolongée, d'un travail assidu, d'une persévérance qui distingue la perspicacité, ici indéniable et pourtant rare, du génie, reconnaissable aussi mais plus rare encore.
À suivre : Les Expirations, Porfilio.
***
« "Enculé de Macron, il va tuer le petit commerce !"
"Tu ne faisais pas l'intégralité de tes courses à Carrefour et sur Amazon ? "
"Ben si, comme tout le monde, pourquoi ? "
"Non, comme ça..."
"Ah OK, je vois ce que tu veux dire... Non mais bon, parfois, quand j'avais oublié un truc, j'allais dans les boutiques du coin..."
"Ah OK..."
"Ouais, mais bon les mecs, ils se gavaient grave... T'aurais vu les prix ! Deux, voire trois fois plus cher qu'à Carrefour ! "
"Une bande de voleurs, quoi..."
"Tout à fait. "
"Qu'ils crèvent donc ! "
"Carrément ! " » (page 37)
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