Enquête sur l'évolution littéraire, Jules Huret, 1891
À la fin du XIXe siècle, il semble que la plupart des écrivains français même jeunes et peu connus, soucieux d'indiquer un professionnalisme ambitieux, suivaient un usage opposé à ceux qu'on trouve aujourd'hui d'une modestie inane et exaspérante et ne se prévalant plus que de divertissement sympathique, et qui endorment avec cajolerie le lecteur inconséquent avec qui ils fraternisent. À l'époque, la fatuité belliqueuse tenait lieu de compétence ; on rencontrait, comme dans Enquête sur l'évolution littéraire, quantité de paltoquets qui soumettaient avec hauteur critiques et théories en une verve foncièrement chargée de les publier dans un monde de concurrences. On s'avançait en-dehors de sa sphère, on délogeait d'office un certain nombre de rivaux, on écartait de soi des idées et des êtres pour se creuser une place, et on exprimait un désir souvent au-delà de son mérite, cependant on ne se contentait pas en ronflements pâles de perpétuer un sommeil rémunérateur dans cette paix méprisable où le quiet profit impose aux manifestations de personnalité.
L'écrivain réclamait d'être quelqu'un : c'était son prône essentiel de ne pas confiner à la disparition, et l'argent d'un pratique lui importait un peu moins. Autres temps : il s'agissait surtout de ne pas être fade ou gentillet, c'est-à-dire de se montrer mâle et créateur ; c'était la vision d'un artiste. Qu'on écoute à présent nos succès nationaux ! Même quand ils parlent, on les entend si peu qu'on les oublie aussitôt, délavés et vides – ils n'ont rien à dire et ne font que « communiquer ». C'est : « D'où viennent vos idées ? » contre : « J'ai tant de joie à rencontrer mes lecteurs ! » On suit ainsi de longs entretiens, trop longs et parfaitement sirupeux, sans avoir eu rien à intelliger, sans une pensée neuve à cogiter : tout glisse sans éminence ni saillie. On savait déjà ce qu'ils allaient dire, c'est au point que, pour si peu qu'il y avait à exprimer, on se sent écrivain soi-même. C'est comme le politicien : il répète ce qu'on n'ignorait pas, ce qu'on savait dire. On constate que si l'on devenait célèbre en leur domaine, on n'aurait pas à évoluer pour répondre aux interviews ; on prononcerait leurs clichés, ce serait suffisant. Écrivain actuel et politicien célèbre : avant tout être cliché.
Tandis que ces orgueils du dix-neuvième !...
C'est aussi le défaut des gens qu'on consulte, ce qui vaut encore de nos jours : sollicités pour spécialistes, ils n'osent avouer qu'ils ignorent ne serait-ce qu'une réalité sise en-dehors de leur domaine, ce qui en oblige tant à improviser en prétentions excessives ! Notre siècle ne tient guère à la vérité et n'a pas de mémoire, n'a ni philosophie ni constance, ne vérifie pas et ne cite plus, c'est pourquoi une impunité toujours plus étendue permet de mentir et de se tromper avec une impudence démultipliée à laquelle nul ne tient rigueur. La modestie semblerait intruse ; or, moins on est sûr de ce qu'on dit, plus on y ajoute des propos présentés comme sûrs et qui font unité avec le reste : c'est toute l'échelle en soi de la véracité et de la nuance qui se relativise et s'artificialise. La nature humaine est ainsi faite qu'il paraît honteux de reconnaître ce qui, au contraire, fait honneur à celui qui le dit, à savoir qu'il ne sait pas toujours répondre aux questions qu'on lui fait et qu'il faut là se contenter de suggestions incertaines ou approximatives. On veut trop entrer carrément en un cercle de références œcuméniques, et c'est cette vanité à affecter de tout savoir qui nuit tant à la créance qu'on accorde de nos jours aux experts. On le sait chaque fois qu'on s'éloigne de leur domaine : ils se prononcent comme s'ils étaient encore chez eux. C'est la preuve qu'en réalité ils ne sont maîtres à peu près nulle part : ils confondent tout, ce qu'ils savent et ce qu'ils ignorent, ils ne distinguent pas leurs sujets, ils ont ainsi perdu l'étalon intérieur du véritable. Ils parlent à tue-tête : l'auditeur avisé les surprend hors de leur maison quand ils affectent encore de s'essuyer les pieds sur le divan comme s'ils n'avaient pas quitté leur salon. Le témoin méthodique les devine crédibles en rien, puisqu'ils ne discernent pas où s'arrête leur compétence. Ils ont emmêlé une connaissance juste et l'idée de leur personne juste. Ils ont su des vérités par eux bien exprimées : ils en ont déduit que la vérité naît indifféremment de leur expression. Ils s'estiment pour des êtres de vérité tandis qu'ils ne sont que des êtres de véracité : ils croient ce qu'ils disent, croient en leur valeur, sans pourtant que leurs propos soient vraiment crédibles ni valeureux. La faculté à distinguer ce que je sais et ce que je présume, c'est la fiabilité. Beaucoup d'entre eux n'ont pas ce qu'on pourrait appeler le sens de la réalité.
Mais peut-être ne faut-il pas se plaindre tout à fait que des auteurs, à une époque, aient disposé d'idées et convictions sur la matière dont ils se pensaient spécialistes : ils ne se vantaient pas, eux, d'un noviciat médiocre et dérisoire, d'être des bouffons simples et sans direction, de se réduire au service d'une clientèle et de remplir le service après-vente, de se satisfaire d'argent et de sourires pour ce fonctionnariat. Ils avaient réfléchi, conçu des préférences, résolu en art des priorités, n'étant pas contaminés par la doucereuse morale qui consiste à respecter tout le monde et à ne jamais risquer la pensée personnelle susceptible d'offusquer l'éditeur et d'abîmer l'image-de-marque. Il y avait bien de la vitalité, bien de la santé alors, à piquer et à composer ; même crâne, une telle éloquence prolongeait la littérature en l'espace d'êtres vivants concernés, non en celui de moines imprégnés de stupide béatitude ; on sentait là des hommes-de-sève, des hommes avec en soi une coulée bouillonnante, fût-ce des bourgeons d'hommes aventurés hors de leur tige maîtresse, dont la verdeur au moins signalait la volonté et l'élan. Ceci pouvait servir de gage à la prise en main du destin des Lettres : on était entre gens qui prenaient la littérature au sérieux, qui la faisaient objet d'étude, qui n'éludaient pas leur responsabilité aux prétextes de plaisir et de légèreté divers. Désormais – mais c'était peut-être insidieusement déjà le cas au temps de Huret, les écrivains ne faisant qu'y être aveugles par obnubilation ou par consolation –, tout est laissé à la fortune des lois populaires du divertissement c'est-à-dire du marché, on n'écrit plus que comme il faut plaire, on ne parle plus de son art que de la façon qui convient à la multitude, des contrats explicites ou tacites président à ces conventions de publicité, en sorte que la grandeur de l'art ou de l'artiste n'intéresse plus, et qu'il n'existe plus un livre dont on cherche à mesurer et anticiper, en l'écrivant ou lisant, la postérité. La plage du présent ne se soucie pas de la montagne de demain et se détourne volontiers de sa vue. Pour bronzer, il vaut mieux se protéger du soleil : la crème solaire de la littérature, c'est le soin de chacun à ne surtout pas juger le livre qu'il écrit ou qu'il lit. On n'a qu'à recevoir les rayons, on ne les examine pas : la passivité en art est toujours une garantie d'innocuité. Rien ne blesse si l'on tient surtout à ne pas évaluer un coup.
Il y aura quand même de quoi surprendre le philologue lisant ces entretiens aux opinions si contrastées, c'est, malgré l'apparence d'authenticité dans la restitution de Huret sténographe, une assez forte similitude de ton et de style dans les réponses des écrivains. Seules des nuances secondaires, il m'a semblé, distinguent ces voix dont les assurances mâles se confondent en une verve syntaxiquement similaire, au point que si les thèses divergent et s'opposent, on trouve au contraire quelque uniformité d'expression, syncopes de virgules poseuses, emphases factices et préparées, modes de dissertations doctes et réfutables, généralisations abusives ou provocations péremptoires, et l'on juge curieux que ne ressortent guère de ce recueil des tempéraments assez artistes pour rendre une impression d'individualité et d'idiosyncrasie, en particulier quand les écrivains ont rendu leur réponse par écrit, ce qui devrait avantager l'intégrité de la composition, et que le contenu se lénifie en formules d'usage. Presque tous sont vraiment dix-neuvième, et il semble que l'exercice de l'interview les indissocie. C'est peut-être que je manque de subtilité pour percevoir leurs différences : je sens qu'une attitude, visible à une certaine syntaxe, marque d'emblée le questionné face au journaliste, en sorte qu'à les lire on oublie qu'il s'agit d'artistes qui devraient manifester leurs singularités par l'élection de leurs formes – or, ils sont si peu dissemblables ! Probablement l'originalité, pour se faire entendre, tient-elle d'abord à susciter l'écoute large, et l'on n'estime propice la transmission de soi qu'à condition de s'adapter assez globalement au langage de son siècle. Le goût de critiquer ses Contemporains et de se valoriser littérairement s'accompagnent ainsi malgré tout du souci d'être audible, nivelant l'expression. Partout où l'on se publie, également on s'efface. Le vice de la personnalité s'exprimant pour un public, c'est de s'atténuer à la portée du grand nombre. On manque à soi quand on s'adresse à autrui.
Ainsi, une répétitivité imprègne ce recueil d'avis d'écrivains : peu de détachement clair, de vraie sagesse, de modestie juste, encore moins de prédictions avérées ; beaucoup d'opinions contradictoires et redites, de postulats exagérés, d'aveuglements obtus. Ils sont peu, en somme – peut-être aucun ici ne l'a-t-il pleinement fait –, à avoir admis que l'avenir du livre se situait entièrement dans le divertissement du peuple, en sorte que toutes les allégations sur l'œuvre intellectuelle et artistique du futur se sont révélées fausses. Nul ne semble avoir compris que la littérature au sens noble n'avait pas de perspective et que toute sa notoriété se réduisait aux lois du marché que conditionne la demande. C'est pourquoi les extrapolations métaphysiques sur le destin des Lettres, quoique nuancées de soupçons quant aux idées de classification et d'écoles, se sont déplacées au-delà de la réalité du siècle et l'ont en cela surestimé, au point qu'il paraît que ces écrivains, tout occupés à leurs problèmes savants, ont cru que le monde était attentif à des styles et à des thèmes, à des perfectionnements de vérités et de symboles, et même les plus positivistes d'entre eux, négligeant le fait pourtant patent que le public se disposait déjà peu à l'effort à mesure que son augmentation procédait du confort. On reçoit donc ici l'impression de spécialistes obnubilés qui s'interrogeraient si l'humanité aura plus d'intérêt pour la recherche atomique infinitésimale ou pour la définition mathématique de l'univers : « Aucun des deux », auraient-ils dû deviner, les gens ne s'amusant déjà pas à de pareils sujets à moins qu'ils ne leur procurent quelque invention concrète qui leur permette d'accéder à davantage de plaisirs et de distractions. L'espérance de l'auteur, en contradiction avec la description du monde, remplaça l'impartialité de son jugement : c'est qu'il souhaitait qu'il existât encore après lui des lecteurs comme lui qui pussent valoriser son travail, alors il voulut qu'ils s'accrussent et s'affinassent, tandis que l'inclination était manifestement inverse, sans parler de ce que son milieu littéraire, tout fait de controverses élevées et de combats de niche, l'accaparait tant qu'il pouvait finir par croire qu'il était représentatif de la société ou en constituait l'avant-garde, selon l'intelligence croissante qu'on présumait au peuple avec trop d'indulgence. Mais rien n'en est advenu parce que l'axiome était faux : la littérature pour son art ciselé et ses idées élevées n'intéresse environ personne, et seul préside à la destinée du livre le succès commercial c'est-à-dire l'assentiment de foules sans travail ni volonté. L'écrivain commit l'erreur du mauvais penseur d'admettre par défaut qu'autrui obéit au même processus psychologique que soi : il considéra que les lecteurs étaient méticuleusement appesantis sur les questions des cénacles de lettres, et qu'ainsi toute la nation se passionnait pour des polémiques qui ne concernaient que lui – dans son propre intérêt, il préférait y croire, songeant en loin qu'il n'obtiendrait aucun succès en l'absence d'un tel soin. Or, le consommateur ne réclame qu'à être diverti, même par l'art, et le temps des discussions véritables et profondes jamais ne supplante en lui celui de l'évanescence et du jeu. Pour l'artiste seul, la dure réflexion est un besoin continu ; pour le Contemporain elle ne vaut qu'à titre de passe-temps à l'exclusion d'activités plus amusantes : il ne fallait donc s'attendre qu'à ce qui s'est produit, à savoir l'abandon des questions littéraires au profit de l'amusement par n'importe quel livre substituable.
Pourtant, il reste un avantage à lire cette série d'entretiens, c'est de mesurer comme les écrivains restés populaires et connus sont souvent moins fins que les autres, moins prophètes, plus convenus, et de constater combien les obscurs et oubliés avaient au contraire la pertinence qui les fit mépriser de la majorité des lecteurs. Là, la curiosité m'attire particulièrement vers les noms étranges de ceux qui n'ont pas daigné répondre au journaliste et lui ont expédié un refus, dédaignant de se livrer au jeu d'une réclame sise loin des considérations dignes d'artiste. Si le contresens banal, vulgaire, impertinent, de cette lecture, consistera à se moquer des avis de ceux que la postérité n'a pas retenus pour grands, au prétexte que manifestement ils n'avaient pas le droit de se hausser aux Zola et Verlaine et de rivaliser avec eux – quelle arrogance ! dira-t-on –, ces Indépendants n'ayant tenu à nulle notoriété ont probablement livré des œuvres bien plus complexes et estimables que les poseurs préoccupés de réputation et de ventes qui firent tant pour se faire aimer des ordinaires et moins pour se faire apprécier des exigeants : celui qui vend fort a surtout du mérite auprès des débutants, parce que ces derniers font le plus grand nombre ; c'est du moins, j'en conviens, ce qu'il faut à présent vérifier en les lisant, si quelques fac-similés de leurs livres demeurent disponibles – il ne faut pas trop compter sur les éditeurs pour les avoir gardés lisibles puisqu'ils se lisent peu. Ces noms enrichissent pour moi un répertoire d'auteurs et de références qui, pour confidentiels qu'ils semblent, ont infiniment plus de chances d'avoir été de vrais artistes en raison même de leur insuccès : ne pas être aimé du vulgaire – et il m'est indéniable que, vulgaire, le siècle dès lors le fut sans cesse (j'écrivais « sans repos » mais c'est la passion du repos justement qui fut à l'origine du repos-de-l'esprit) –, revient à avoir échappé à la vulgarité mentale de ces siècles. Qu'on appelle cela élitisme m'importe peu, attendu que la bêtise populaire est ce que les véritables artistes ont toujours constatée avec ou sans déception, parce qu'il n'est que la sottise pour se faire apprécier des sots, et que je nourris à l'endroit de la prétendue sagesse des peuples quantité de soupçons que j'estime fondés en vraisemblance et en expérience, étant l'un des rares à la dire puisque je ne tiens à personne.
À suivre : Écrits sur la littérature, Rafin
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Jules Huret : « On se rendra compte qu'il fut assez peu répondu à ces questions qui me semblaient intéressantes. En dirai-je la raison ? Tout d'abord la plupart se révélèrent inaptes aux abstractions, aux développements ou même au simple langage des idées. Ensuite, les idées ne semblaient les préoccuper que secondairement ; ils n'en usaient que comme des armes de combat, des épées ou des cuirasses, mais d'un usage utile seulement pour parer leur gloriole et pourfendre les vanités rivales. Le romancier consacré ne voyait dans le naturalisme que l'étiquette sous laquelle s'était achalandé son talent, et le poète symboliste, dans le symbolisme, que la bannière où s'affichait son génie. Et de la sorte, on a pu voir ménager les amis du camp adverse en même temps qu'égratigner ou mordre les camarades du même bord ; on se taisait sur l'un pour lui faire expier la dignité de sa vie ; on blaguait celui qui avait eu des succès d'estime, et on ne pardonnait pas à celui qui avait obtenu des succès d'argent ; on faisait valoir des inconnus dont on ne redoutait pas le talent, pour ennuyer ceux qui connaissaient déjà le succès ! » (page 18)
« La figure de l'auteur de Sagesse est archiconnue dans le monde littéraire et dans les différents milieux du Quartier latin. Sa tête de mauvais ange vieilli, à la barbe inculte et clairsemée, au nez brusque ; ses sourcils touffus et hérissés comme des barbes d'épi couvrant un regard vert et profond ; son crâne énorme et oblong entièrement dénudé, tourmenté de bosses énigmatiques, élisent en cette physionomie l'apparente et bizarre contradiction d'un ascétisme têtu et d'appétits cyclopéens. Sa biographie serait un long drame douloureux ; sa vie un mélange inouï de scepticisme aigu et « d'écarts de chair » qui se résolvent en intermittents sadismes, en remords pénitents et en chutes profondes, dans les griseries de l'oubli factice. » (page 75)
« Selon une méthode excellente dans ce genre d'entretien, je restais silencieux. » (page 159)
Paul Hervieu : « Le rôle de l'école est de servir comme de nationalité protectrice à des écrivains qui n'acceptent de s'y assujettir, lors de leurs débuts dans les lettres, que pour le bénéfice d'en réclamer un appui solidaire à l'occasion. » (page 46)
Joséphin Péladan : « Je vis dans le naturalisme un synchronisme du suffrage universel, et le protagonisme anti-esthétique de la canaille : l'écrivain fait sa cour à la rue, comme jadis au roi. » (page 52)
Stéphane Mallarmé : « N'est-ce pas quelque chose de très anormal qu'en ouvrant n'importe quel livre de poésie on soit sûr de trouver d'un bout à l'autre des rythmes uniformes et convenus là où l'on prétend, au contraire, nous intéresser à l'essentielle variété des sentiments humains ! » (page 69)
« Les parnassiens ont été, en effet, les absolus serviteurs du vers, y sacrifiant jusqu'à leur personnalité. » (page 70)
« Au fond, je suis un solitaire, je crois que la poésie est faite pour le faste et les pompes suprêmes d'une société constituée où aurait sa place la gloire dont les gens semblent avoir perdu la notion. » (page 72)
Paul Verlaine : « Le symbolisme ?... comprends pas... Ce doit être un mot allemand... hein ? Qu'est-ce que ça peut bien vouloir dire ? Moi, d'ailleurs, je m'en fiche. Quand je souffre, quand je jouis ou quand je pleure, je sais bien que ce n'est pas du symbole. Voyez-vous, toutes ces distinctions-là, c'est de l'allemandisme ; qu'est-ce que ça peut faire à un poète ce que Kant, Schopenhauer, Hegel et autres boches pensent des sentiments humains ! » (page 76)
« Mais qui vous répond – à votre tour – que, dans mille ans, dans dix mille ans si vous voulez (qu'est-ce que cela dans la vie possible du monde ?) qui vous répond qu'on les comprendra encore ? Les sentiments éternels ! Mais il n'y en a pas, ils changent tous, changeront de plus en plus...
— Mais, proteste Maeterlinck : l'amour, la jalousie, la colère...
— Pardon, répondit Duc-Quercy, on a découvert, il n'y a pas si longtemps, une peuplade de Touareg où la femme était chef de famille, où elle choisissait elle-même ses époux, en nombre illimité... Eh bien ! Qu'est-ce que les époux de cette femme comprendraient à l'amour de Roméo et à la jalousie d'Othello ? Et qui nous dit, dans l'avenir, quand les femmes auront le rang qu'elles méritent exactement, quand les jeunes filles réclameront le droit de choisir elles-mêmes leurs maris, ce qu'il restera de la vieille forme du sentiment d'amour ? » (page 118)
Henry Céard : « Tenez, voyez Bourget, il écrit quelque part cette phrase : « C'étaient des femmes d'un esprit très retiré, car elles habitaient au fond de la cour ! » Eh bien ! non ! si c'est là ce qu'on appelle connaître « les rouages du cœur humain », ça n'est vraiment pas fort ! je crois plutôt que ces braves héroïnes demeuraient au fond de la cour parce qu'elles n'avaient pas le moyen d'habiter sur le devant ! » (page 175)
« S'ils ne tiennent compte que de la sonorité des choses, comme ils paraissent y tendre, ils auront vite fatigué ceux qui laisseront volontiers leurs oreilles artistes s'amuser un instant à la musique des mots, mais dont l'esprit a besoin, en fin de compte, d'images et d'observations précises. » (page 179)
Léon Hennique : « Monsieur et cher confère. Je ne peux me résoudre à dauber les maîtres, à égratigner les écrivains de ma génération, à pourfendre mes jeunes confrères, ni, sur un mode quelconque, à trompeter des choses médiocres et inutiles... ni même à parler de moi élogieusement. Donc, si vous le voulez bien, je ne vous en dirai pas plus. [...] Je suis d'ailleurs hostile à toute espèce d'interview. » (page 180)
Joseph Caraguel : « Dès qu'un artiste a une manière, il s'imite lui-même ; et c'est aussi infécond, ou plus, que si un autre l'imitait. » (page 195)
Gustave Geffroy : « C'est encore plus malheureux quand, à l'aide de clefs sans nombre, on arrive à déchiffrer, on se trouve devant des idées à la vérité trop minces, et qui récompensent mal d'un pareil labeur. » (page 205)
Jean Jullien : « Malheureusement ils sont tous d'une infatuation telle qu'ils s'imaginent être arrivés, comme ils le disent, à la forme définitive ; ils se cantonnent dans une formule de plus en plus étroite et ne progressent plus. » (page 227)
José-Maria de Heredia : « À la suite des maîtres du Parnasse est venue une génération d'élèves, d'imitateurs plutôt, et d'imitateurs naïfs qui, trouvant un moule parfait, un canon impeccable, se sont mis à produire, sans talent et sans originalité, des vers banals sur des sujets banals ; qui ont cultivé l'illusion bête que l'emploi mécanique des procédés des maîtres suffirait à en faire des poètes, qui, en un mot, ont banalisé les conquêtes que Chénier, les romantiques et les parnassiens, après Ronsard et toute la Pléiade, avaient faites dans la forme du vers. Oui, la réaction symboliste me paraît provenir de ce quiproquo : que puisque la perfection de la forme et le respect des lois de la poétique avaient produit la platitude, l'insouci de la forme et le dédain des règles s'imposaient à des novateurs. » (page 255)
François Coppée : « Dites-moi, comment expliquez-vous cela, vous ? Quand Charles Morice fait des vers, je ne les comprends pas ; quand il écrit la Littérature de tout à l'heure, il est d'une clarté admirable, et il y a, là-dedans, des pages sur Pascal et sur le dix-septième siècle, qui sont tout à fait de premier ordre. Eh bien ! c'est comme Barrès ; quand il fait des articles au Figaro, il est d'une clarté... éblouissante, presque banale ! Oui, c'est pour le bourgeois... je sais bien ! Mais, vous avez beau dire, devant des gens qui allument et qui éteignent leur lanterne avec tant de facilité, je me méfie, moi, je me méfie... » (page 267)
Jules Claretie : « Voyez, les nouveaux sont plus préoccupés des mots, de leur tonalité, du charme musical qu'ils dégagent, que de leur précision même. Une maxime de La Rochefoucauld, un mot de Chamfort, une page même de ce merveilleux La Bruyère, évoquent-ils une idée musicale ? Oui, si l'on veut. Non, en réalité. L'idée apparaît d'abord, claire, nette, triomphante. C'est un peu le contraire dans les écrits du jour. » (page 297)
Émile Bergerat : « Je vous résume ce que je vous disais tout à l'heure : ce seront, s'ils vivent, des mandarins, des fins lettrés, sans aucune influence sur la masse. » (page 305)
Edmond Picard : « L'évolution littéraire ne nous apparaît point comme la destitution radicale d'une forme ancienne par une forme nouvelle, mais comme la substitution, dans le goût du public, des artistes ou des esthètes, d'une préférence à une autre. C'est un peu la modification des majorités dans les milieux parlementaires. Pas de suppression des partis, mais un changement dans leurs proportions et leur équilibre. » (page 318)
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