Écrits sur la littérature, Paul Rafin, 2023
Rafin est assurément un passionné des synthèses littéraires, franc et altruiste : en élans sincères et d'un style limpide, sa voix transporte un enthousiasme clair, général et accessible, en quoi il est un excellent vulgarisateur. On lui devine du transport au contact des œuvres, cette empathie appâtée de curiosité qui fonde, et parfois artificialise d'avance, l'admiration, ainsi que la volonté de reproduire et de relayer des plaisirs, comme par gratitude. C'est un prolongateur d'émois qui est critique au sens de passeur parce qu'il aime partager des impressions positives – inutile de chercher dans ce recueil une pensée-contre. C'est un lecteur humble et déférent. Ce qui lui plaît, c'est la couleur, le pittoresque, le panache, à l'image de la vibration que lui font les livres qu'il aime, la sorte d'entraînement que cela suscite chez celui qui débonde, quoique sans la singularité qui risquerait d'adultérer la référence en l'ornant de manière trop personnelle. Il semble aimer tout, s'écoute aimer, aime exprimer son amour des livres, manifeste une grande confiance en les goûts des siècles, les classiques lui font un effet de fiabilité. Il se prosterne et s'efface devant la gloire. Il est heureux d'une espèce de béatitude, il veut bientôt communiquer sa satisfaction comme on lui a communiqué des bonheurs de livres vers lesquels on l'a dirigé ; c'est ce qui lui importe : voici en cela un homme aimable qui tient à traduire ces amours qu'il a éprouvées.
Et c'est exactement par où il pèche en tant que critique.
Il transmet c'est-à-dire qu'il perpétue des réputations en suivant une tradition, mais il n'invente, ni ne découvre, ne justifie rien. Ces louanges indéniablement propres sont sages et fades, sans innovation ; elles finissent par lasser de louanges déjà-lues, sans écart à l'opinion, générale, sans apport inédit : la personnalité manque à Rafin. Son recueil est habile en résumés et en reprises, et il est aussi, à cause de cela, positivement et artistiquement inutile. Des livres qu'il apprécie, il cite presque toujours les passages les plus encensés, ses articles sont des fiches connues, faites comme dans les manuels, trop simples et digestes pour prétendre à mieux qu'un guidage large, au point qu'à plusieurs moment j'ai cru, s'agissant des textes et des auteurs que je méconnais, avoir lu les reprises des mêmes éditions des mêmes anthologies (je pense surtout à une sélection de poésie reliée du Reader's Digest de 1982).
Je n'obtiens pas ainsi la saveur idiosyncratique que je cherche à un texte de littérature.
Rafin est toujours convenable, tendre, bienveillant, et nul Contemporain ne cherchera à le contester tant il est subalterne. Il ne condamne personne, excuse toutes les sorties un peu dures et pardonne toutes les fautes un peu flagrantes que les auteurs ont pu faire : il s'exprime incessamment depuis un respect universel assez complaisant et mièvre. Son plaisir est à redire des livres et à formuler des cours théoriques à l'usage du néophyte en veillant à ne pas s'éloigner de la mesure commune qui est la messe habituelle, ce qui se ressasse en variations éternelles sans disposer d'une idée à soi, en bonhomie un peu béate, mystique, orientale, sans controverse à laquelle on s'attache quand on ne tient à rien : il estime premièrement pour valeur la célébrité et s'accorde par principe avec tous les discours exposant le génie des écrivains-du-patrimoine. Il est à ce point favorable et prévenu qu'il ne donne pas l'impression de sélectionner ni même de vraiment lire : il dispose des avis du siècle, déjà rangés par cases et par ferveurs, les réexpose dans cet ordre canonique, semblant y insister et les réétablir avec assez de servilité, à sa manière à la fois bonne et naïve. Presque systématiquement, il répète les platitudes emphatiques des caudataires de la « littérature », sans méthode ni preuve, par évident parti pris, parti pris hérité de ce qu'au commencement d'un livre il est bien-disposé, pour ne pas dire conditionné, par les opinions mélioratives qu'il en a entendues ainsi que par l'avis général de la postérité. À la façon de presque tous les préfaciers contemporains, leur réflexion étant intrinsèquement moulée, si rompue à des usages qu'ils ne s'en aperçoivent plus et pensent exprimer leurs avis spontanés –, ses jugements sont viciés de préjugés à la d'Ormesson, bellâtre qu'il paraît apprécier et en qui, après avoir en lu une œuvre tardive, C'est une chose étrange à la fin que le monde, je n'ai trouvé pas plus que chez Chardonne avec qui je le confonds, aucun intérêt individuel sinon la vacuité-boomer-épate, et qui osait écrire des compliments aussi banalement outranciers et inexpliqués que : « Molière est probablement le plus grand poète comique de tous les temps. » (page 385) Sincère sans doute, Rafin n'en est pas moins porté par le lyrisme de vanter, tradition commune et qui rend populaire, comme dans le florilège suivant, dont les noms sont interchangeables, et dont la langue si douce servirait à introduire « convenablement » toutes les œuvres classiques d'aujourd'hui :
« Quand il parle d'Elsa, Aragon est le plus beau de tous les poètes. Il mêle une dose de surréalisme, juste ce qu'il faut – c'est-à-dire presque rien – à l'expression d'une poésie classique et romantique jusqu'au cliché – mais qui est la plus sensible de toutes. » (page 363)
« Joachim du Bellay fut-il un poète plus grand encore que Pierre de Ronsard ? Sa production abondante, sa maîtrise parfaite de la rythmique et de la versification, son importance cruciale dans l'émergence de la langue française, son style souvent précurseur, enfin la justesse de ses écrits, en font en tous cas l'un des plus grands poètes français. » (page 375)
« Les Illusions perdues, c'est indépassable : c'est peut-être, avec Les Misérables, le plus grand roman du siècle du roman. » (page 409)
Quel ennui et quel vide dans la sympathie ! – sans parler de ce que c'est faux. C'est une même suavité principielle qui fait nuancer chez Rafin toutes les paroles un peu hardies que des auteurs ont dites, leur trouvant des excuses en continuels revirements. Qu'on lise ces évidentes, quoique inconscientes, contorsions d'esprit auxquelles on est usé si l'on parcourt les naturelles-hypocrisies des préfaciers universitaires – c'en est un exercice-de-style, très comique au non-initié disposant de froid recul :
- « Je n'ose pas citer les lignes effroyables de Gustave Lanson, à propos du Lys, et plus généralement du style de son auteur : quelle injustice ! quelle profonde erreur sur l'art ! » (page 409) – pas un argument pour prouver la partialité et la méprise, et pourtant Rafin cite beaucoup ce Lanson qui semble n'avoir tort que quand il écrit du mal d'un livre ou d'un auteur célèbre.
- Sur Rabelais (accessoirement sur Molière) : « Ses personnages sont des types : l'on sait qu'il ne faut pas s'arrêter à leurs bouffonneries apparentes, comme il ne faut pas s'arrêter aux bouffonneries farcesques du théâtre moliéresque – mais qu'il faut voir derrière ces symboles les descriptions réalistes d'un air du temps » (page 437) – toujours ce présupposé : tout ce qui semble mauvais et défaillant dans l'œuvre-patrimoine ( y compris ce qui en constitue comme ici de larges portions voire son intégralité) doit référer, à un degré de vérité « affinée », à une vision plus noble et à une lecture plus mature nécessitant un haut niveau d'abstraction... mais on n'aura pas du tout cette indulgence quand il s'agira de critiquer des Contemporains ou des méconnus, et voilà comme on confirme sans jamais y retoucher les auteurs et les textes déjà adulés par les siècles – on part de la valeur admise, et on déroule là-dessus. Quand ils ont raison, on n'a qu'à se pâmer d'aise ; quand ils ont tort, on doit les lire autrement c'est-à-dire mieux.
- « Voltaire est déiste ; mais il fait rimer la religion avec l'inquisition jusqu'à la déraison, et refuse, avec une constance qui force le respect, de reconnaître les apports heureux du catholicisme. Il ne voit que le revers de la médaille – les bûchers, l'ignorance –, jamais l'endroit : l'adoucissement des mœurs qu'apporte la religion, sa mise au pas de la barbarie naturelle de l'homme, et son rôle de moteur civilisationnel ; et parce qu'il a le culte de la raison, il confond ses vues étriquées avec les vérités générales. » (page 455) – témoignage patent de la doctrine du juste-milieu où l'on aura rarement vu autant de contradiction en si peu de mots au prétexte qu'il n'est pas bon de détester une chose : il faut simplement en prendre les bons côtés et en laisser les mauvais, c'est si commode ! Position manifestement intenable qui transpire la personnalité multiple, pour ne pas dire la schizophrénie : Voltaire a donc « le culte de la raison » mais simultanément s'exprime « à la déraison », « confond », et ses vues sont « étriquées » ; sa constance est stupide mais comme c'est Voltaire et qu'il ne serait pas décent de le condamner, elle « force le respect » ; quant aux qualités des religions, en voilà du péremptoire emprunté aux mièvreries du siècle indulgent, qui va pêle-mêler « les bûchers » avec « l'adoucissement des mœurs », et « l'ignorance » avec « son rôle de moteur civilisationnel » !
Sur les œuvres que Rafin commente et que j'ai lues, je ne suis presque jamais d'accord : il en exprime trop la saveur-cliché, en répète les préjugés et les légendes, ne regarde jamais aux psychologies réelles, en philologue positiviste, en observateur dépassionné des écrivains, et ne fait que reformuler, mais en toute bonne foi, les propagandes connues. Ainsi, tout ce qu'il écrit sur Rabelais, Ronsard, Hugo, Stendhal, Balzac, Pascal, Molière, me communique l'impression de fiches-de-lecture d'examen, avec passages obligés de dithyrambe et parfums d'encens, qui ne sont que le travail des auteurs n'écrivant que sur les écrivains à défaut d'en être et sans tâcher de percer les faits prosaïques et totaux, mélioratifs et péjoratifs, que recèlent toute écriture : ce monde baigne dans la fumée odorante et léguée des dévotions presque religieuses, favorable à la tradition et aux lignées proprettes. On ne touche pas, on ne songe pas à effriter ces « esprits » : on caresse les spectres sacrés comme pour en faire resurgir sur soi la grandeur-préjugée, comme on invoque un aïeul adulé afin de s'inscrire dans son sillage, non tant pour complaire que parce qu'on ne songe pas à déplaire, à intenter, à profaner – on a besoin de ces valeurs-étalons, ce sont des marbres idolâtrés sans lesquels on n'aurait pas l'idée d'un art statuaire. Il faut les aimer parce qu'ils sont connus : on ne songe point à les révoquer, ni même à en nuancer le triomphe. On a trop appris la politesse, on ne s'écarte pas de l'étiquette sue : ils sont, ne pas oser les nier rien qu'un peu, ni même effriter la fiente qui peut recouvrir la statue, c'est-à-dire en l'espèce le produit si « riche » des critiques élogieux qui en disent pourtant de l'excrément, au point qu'on finit par croire que fiente et statue ont été fabriquées ensemble. À cause de ce rite, on ne trouve pas dans Écrits sur la littérature de saillies, de prises, de profondeurs, même d'érudition, je n'y vois guère d'intérêt en-dehors de faits « à connaître ». Et c'est sans doute la raison pour laquelle Rafin préfère généralement conclure en citant les autres : il y aurait du sacrilège à achever par soi, ce qui obligerait, au moins parfois, à l'audace de formules impertinentes ; or, terminer par autrui, c'est achever la boucle annihilante des préséances-universelles qui nivèlent l'individu ; « un auteur a parlé derrière lequel je disparais, et un autre a parlé de cet auteur, à qui je laisse la place : c'est donc lui-même un auteur, sans doute... »
Et la fausseté principale de cette somme, particulièrement nette dans la dernière partie, consiste à admettre que les auteurs les plus connus sont aussi nécessairement ceux qui méritent le plus d'éloge, les plus ingénieux, les plus novateurs, les plus forts, parce qu'il serait impossible que tant de savants et de lecteurs en aient dit du bien par pures reprises perpétuelles. La célébrité y est par principe gage de talent, comme s'il n'était possible ni qu'un écrivain talentueux eût été ignoré, ni qu'un écrivain célèbre n'eût pas de talent. Ainsi lit-on quantité de propos injustes, d'une unanimité-scandaleuse, qui font des jalons de lapsus trahissant un paradigme fallacieux et naïf, et fondant uniquement la supériorité sur des réputations, comme :
« Gustave Flaubert donnera le même conseil que son ami [écrire de la poésie] à son disciple Maupassant ; le résultat, hélas, sera bien peu satisfaisant : qui connaît aujourd'hui les poésies de l'auteur de Bel-Ami ? » (page 305). Or, moi, je connais ce recueil – Des vers –, et je le trouve assez bon, comme bien des œuvres restées englouties, et j'estime que c'est un livre qui vaut bien mieux que beaucoup d'autres plus connus. On voit l'amalgame : personne ne s'en souvient, par conséquent ce n'est pas satisfaisant : raccourci du jugement critique qui épargne peut-être de seulement feuilleter l'œuvre dont le titre n'est pas resté dans la mémoire des siècles.
C'est ignorer un phénomène que j'ai maintes fois expliqué : la célébrité en littérature ne vient presque jamais, sinon jamais, de véritables révolutions mais, au contraire, de l'adéquation d'un public avec l'œuvre. Si cette œuvre n'est alors pas intellectuellement conforme au lectorat majoritaire, elle déplaît largement, et sa renommée s'effondre : il convient donc qu'elle ne soit jamais en avance sur son siècle, et c'est ce qui caractérise un succès, et non le génie – le génie est par définition nouveau est exemplaire. En sorte qu'une anthologie d'œuvres célèbres n'est que le répertoire chronologique des esprits les plus solubles dans une foule, plaisants, décents, intégrés à la morale commune et à la doxa, voire racoleurs avec juste la petite pointe de style pour flatter le « discernement » des lecteurs. Et je ne parle même pas de ce qui contribue plus concrètement à la notoriété et qui fait ici la communauté d'à peu près toutes les références de Rafin : les indéniables avantages de fortune des auteurs, tous nobles, tous riches, tous puissants, tous bien-nés. Depuis tant, depuis toujours même, on n'accède, en France, à la postérité en art qu'à condition d'avoir eu les moyens de se promouvoir : on la paye ou avec de l'argent ou avec des relations. Bien des pauvres furent meilleurs mais sont demeurés obscurs : on les exhume de leurs tombeaux vétustes pour s'apercevoir qu'ils avaient écrit avec plus de force et d'insolence ce que d'autres célèbres ont atténué après eux. Loin des dalles en marbre du Panthéon, il y a, au cimetière public et jusqu'en fosse commune, des artistes audacieux qui ont eu l'intégrité de ne vouloir satisfaire personne qu'eux-mêmes et qui ont certes obtenu ce résultat d'être les seuls à s'aimer : ce sont pourtant les meilleurs, ils ont crevé de faim faute de famille et de titres-de-naissance, personne ne leur rend visite, et quand leurs idées et style rencontreront l'égrégore d'un siècle futur, c'est un autre qui en profitera parce que cet autre aura eu l'obligeance d'avoir eu tant de siècle de retard sur le véritable génie qu'on pourra le célébrer vivant, ce qu'on préfère parce que cela flatte l'avis des gens. Il faut ne pas avoir d'avance pour accéder à l'approbation générale : pourquoi sinon une foule acclamerait-elle ce qu'elle n'entend pas et qui logiquement l'humilie ? Ce qu'en général on nomme le triomphe, c'est le courtisan couronné à la place de l'esprit-roi. Faute de le savoir, on échoue à entendre la logique du cycle des réussites, on passe à côté de la littérature et de son intelligence, on manque justement du « saisissement dans la totalité » (page 429) dont aimerait se targuer Rafin et l'on ne conserve qu'un saisissement dans la relativité des réputations. On prolonge, accrédite sans justifier, part d'un axiome mensonger ; mais quand on lit d'un esprit neuf, comme si l'histoire populaire et savante n'avait pas déjà décerné des lauriers et comme si l'on n'était pas forcé de les approuver, on constate bien autre chose ; et par exemple :
Que Rabelais est essentiellement vulgaire, potache et stercoraire, et que ce n'est que bien après des extasiements indus de commentateurs cuistres qu'on jugea ses textes précurseurs, à la fois parce qu'il permettait de fabriquer de toute pièce un « chaînon-manquant » pratique pour le vulgarisateur dans l'histoire des Lettres et parce qu'il annonçait un relâchement du sujet et du style. Que Molière est souvent piètre, grossier, bouffon, que son œuvre est dédiée au plaisir populaire et que la philosophie qu'on y place est usurpée comme savent faire les universitaires pédants. Que la foi de Pascal est toujours une intolérable, opportuniste et vipérine mauvaise-foi ; qu'on le tient pour grand d'avoir dit trois mots vrais, sans insistance, sur le divertissement en ignorant lui-même la qualité de cette sentence à laquelle se mélange beaucoup d'hypocrisies assumées et de faussetés éhontées. Que Ronsard est pure et décorative ampoule sentimentale, sans humanité, sans vérité et à destination des précieux ; que le lecteur juste et vérace s'ennuie de ces joliesses insincères et lassantes. Que Hugo est assurément, malgré sa faconde indéniable, un populiste au moins autant de carrière que d'ambition, et qui sut trouver comme des Sartre la manière de toujours accomplir les goûts du peuple pour lui plaire ; Rafin prétend en le citant qu'il changea d'opinions ainsi que le doit tout individu doué de facultés évolutives, mais je n'en dirais pas tant : c'est peut-être seulement un homme qui prit chaque événement avec le meilleur profit de l'emphase égoïste qu'il savait faire surgir en lui, c'est pourquoi en ses revirements au fond il reste le même, bien que ses thèses semblent parfois renversées, à savoir celui qui aspire surtout à s'exalter, qui cherche l'occasion pour se valoriser, et qui suit précisément les faits qui ont le plus de chance de servir son exhalaison passionnée, même des faits inverses ; je ne trouve guère chez lui d'altérations fondamentales de visions et de style, il s'époumonne, et cherche les sujets les plus propres à la sorte d'entraînement de puretés et d'indignation stéréotypées qui le caractérisent constamment. Hugo a incontestablement le souffle de la grandeur, mais il demeure parce qu'il s'écoute.
Et caetera.
Et faut-il dire encore quelque chose de ces catégorisations d'écoles, qu'on rencontre une nouvelle fois dans ce recueil, rangeant les siècles littéraires par courants et par pensées, et que les écrivains interrogés par Huret au dix-neuvième surent presque tous contredire et moquer ? C'est du simplisme pour bacheliers-fiches, de quoi fabriquer les épreuves assimilables pour tant de cohortes qu'on passe au crible de caractéristiques évidentes, contre les variétés et mélanges littéraires. C'est ce qui fit la culture populaire du livre, des « repères » aisés, exagérés et pour tout dire faux, qui font de grossières teintes, de façon qu'on pût dire sans rougir : « Le livre que je distinguerai sera toujours celui qui aura le ton le plus pur de la couleur du siècle. » (page 430) : comment peut-on, après avoir si légèrement cru, sans la moindre analyse et tandis qu'on ne s'est même pas livré à la compréhension fine de son époque, distinguer ce qu'est la mentalité d'un siècle, risquer l'antithèse du pur et du siècle, se livrer en tout innocence à une prétention aussi inédite ? Mais le ton d'un siècle, c'est toujours celui de l'impureté, car ce qui plaît à tous est essentiellement miscible aux foules ! C'est par une même sorte d'évidence plate que Rafin ne distingue pas un Corneille quand il doit choisir un auteur du XVIIe : « C'est que l'on ne dit pas « la langue de Corneille », Corneille fût-il, selon d'aucuns, plus grand que Molière, mais « la langue de Molière ». Il me fallait donc Molière ! De même que s'il fallait ne retenir qu'une œuvre du dix-septième siècle anglais, l'on n'aurait idée de choisir un autre que Shakespeare. » (pages 439-440) Et voici les dictons et les slogans qui distribuent et justifient les mérites et les renommées ! Non, cette méthode n'est pas sérieuse comme celle d'un ouvrage sur le fond de la littérature : c'est la continuation d'opinions-faites. Encore, pourquoi, s'agissant de Voltaire, ne pas élire son théâtre ou sa poésie ? Parce que « de l'avis général, il ne brilla ni dans l'un et ni dans l'autre. Je citerai encore d'Ormesson : « Il est tout – sauf poète. » Et Gustave Lanson... » (page 451) : mais votre avis, Rafin ? Il faut lire, il ne faut pas se fier ! De la même façon, j'ignore le degré de conditionnement qu'il faut, quels nombreux textes autoritaires on doit avoir lus avec confiance aveugle, pour affirmer comme un fait établi et sans soupçon d'argument ni d'expérience que l'esprit français est « peu porté au mystique », c'est-à-dire « humaniste » et aimant « la nature et le réel », et « jovial » c'est-à-dire aimant « le rire et la liberté », et « rationnel » c'est-à-dire, selon une assez bizarre définition, aimant « décrire des types » (page 437). Cette caractérisation n'est-elle pas largement abusive, sauf à qui n'examine rien ? On lui trouve d'emblée tant d'exceptions que de confirmations, c'est une règle qui ne porte sur aucun cas pratique identifiable : mais qui donc l'a proposée ? Si c'était Rafin, je suppose qu'il l'aurait expliquée en s'impliquant davantage, comme on fait quand on détient une théorie nouvelle qu'on tient non à hasarder mais à nettement affermir...
Quand un savant veut ennoblir un « seigneur », il se contente de nier sa bâtardise : ainsi tout devient plus clair et flatteur dans ses diagrammes de courants littéraires, parce que le lecteur se sent perspicace de comprendre soudain ce qu'on lui présente pour le condensé de la littérature et dont le reste lui paraît accessoire ; c'est même, à bien regarder, l'illustration du processus qui fait les triomphes littéraires : ne rien proposer qui dépasse la capacité commune, quitte à réduire et à exagérer. Or, comment ignorer, quand on les a bien étudiés, qu'aucun « isme » en littérature – humanisme, classicisme, romantisme, naturalisme, symbolisme, dadaïsme, surréalisme... – ne fut un principe profond et immaculé, que tous sont mâtinés à tel point qu'on les rencontre à toutes les époques et à peu près tels que leur manifeste les ont élevés, qu'ils furent surtout des modes populaires dont on fit des coteries visibles, des « camaraderies » notoires et publicitaires, que même les notes « dominantes » qu'on prétend en extraire sont douteuses et servent surtout à rassurer des benêts, et que c'est justement pour ça que les écrivains, libres et écartés, qui n'y adhérèrent pas, restèrent toujours inconnus, à moins de disposer d'autres moyens de notoriété ? On trouve en effet des représentants, et même des prototypes, de chacun de ces styles et de ces philosophies, longtemps avant le moment de leur consécration : oui, mais ils étaient là trop tôt, pas assez disponibles, pas suffisamment à portée des lecteurs ; ils auraient trop révolutionné les mœurs, on leur en a tiré rigueur, par conséquent ils déplurent. Alors, en les ignorant ou en leur fabriquant des raisons d'infériorité, les savants ont classé proprement, en progression ordonnée, sans psychopathologie des sociétés, sans méthode explicite, sans imprégnation distanciée, les succès un à un superposés et censés faire la gloire des peuples, puisque, géniaux, ces auteurs ne peuvent avoir tiré leur essor que du génie des peuples – la bonne pétition de principe !
Quand on écrit en critique littéraire, ce qui ne se peut faire utilement qu'avec l'esprit et l'intégrité du littérateur c'est-à-dire sans fantasmer l'écrivain ni l'idolâtrer mais en comprenant son travail, il faut faire son apport à la littérature, il faut la compléter, c'est la meilleure façon de l'aimer et d'en témoigner, quitte à s'opposer à des dogmes savants, et il faut surtout ne pas craindre, si c'est à raison en-dehors des propagandes, de l'égratigner, de la gratter, de l'écorcher quelque peu, autrement on n'en garde que le vernis qui est la couche la plus facile à entretenir, avec l'adulation que rien ne justifie, et précisément le contraire de la littérature en quelque sens noble, car c'est nuire à la littérature que colporter les savantasseries de ceux qui échafaudent ces théories sans lien avec le réel. Il ne s'agit certes pas de systématiquement prendre le parti paradoxal, mais de conserver son indépendance, de ne pas se complaire à rester doxal. Si l'on aime bien, si l'on aime à raison, et si l'on ne craint pas d'aimer juste, justifier son amour, c'est ne pas redouter de le perdre en affrontant des images rebattues, en se confrontant aux tendresses banales, en allant directement aux causes périlleuses, en ne s'attirant pas la faveur des amateurs-d'emblée ou des toujours-mélioratifs ; or, ceux qui se targuent d'aimer les Lettres sont souvent si légers et flous sur les motifs de leurs admirations qu'ils angoissent à l'idée d'expliciter leurs penchants par les preuves – voilà de ces fats qui tremblent comme des béotiens-sus. Ainsi, ne pas viser la popularité mitigée, ne pas écouter la voix qui aime et respecte tout et qui tient à ne froisser personne, ne pas limiter ses opinions à du moins gentil et du plus élogieux, c'est le rôle du vrai critique à l'opposé des obséquieux-par-principe, de ces commentateurs professionnels qui n'écrivent jamais de littérature c'est-à-dire d'art. Il faut écrire sur l'art avec la même volonté décisive qui sert à bâtir l'art : chaque critique porte une partie du manifeste de l'artiste qui la fait, est la trace mentale dont il se sert pour élaborer son œuvre, le cheminement de sa pensée esthétique et pratique. Dire qu'on a les goûts de tous, c'est exprimer qu'on n'a pas choisi ce qu'on crée, c'est affirmer écrire depuis le hasard ou le ragot, et prétendre en tirer de la fierté peut-être !? Il faut oser s'écarter, sans systématisme quérulent ni obtuse contradiction, parce qu'on reconnaît que les glosateurs ont rédigé des vanités que leur carrière leur commandait. Si j'admire, je sais pourquoi : critiquer, c'est l'expliquer avec exactitude ; que m'importe celui qui aime ou qui déteste sans raison ni expertise parce que c'est son humeur ou qu'il suit l'avis de sa société ? Un spécialiste peut-il se contenter d'avancer des opinions sans les démontrer ? En quoi le critique accèdera-t-il à la dignité de spécialiste s'il ne fait pas comme le garagiste ou le médecin, qui peuvent cependant se tromper aussi (inutile d'arguer de la relativité du jugement en art car l'art n'est pas qu'une question de goût personnel, toute préférence ayant ses mobiles qu'on peut éclaircir si l'on en fait l'effort), à savoir : motiver un diagnostic ? Si une panne peut se repérer par œil uniquement conventionnel, si une maladie peut se voir par pur consensus, on ne trouvera pourtant pas mal que le garagiste ou le médecin ne tire pas toute sa science d'un manuel illustré ne faisant que cataloguer les anomalies ou les bons signes ! Rafin dira peut-être, avec la sorte d'humilité pernicieuse qu'on lit souvent et que je veux prendre au piège : « Mais pourquoi prétendrais-je au spécialiste ? Ne puis-je simplement exposer ici et là mon admiration, que j'assure sincère, pour des œuvres issues du grand répertoire, de façon que j'en communique mon seul plaisir ? Quelle autre ambition devrais-je donc publier ? Vous êtes bien nerveux ! — C'est simple, lui répondrais-je. Rien ne vous empêche de signaler vos émois avec complaisance, mais ceci est assez indigne d'œuvres que vous estimez. Voyez, j'irais une fois de plus contre le dicton, et dirais : quand on aime, on compte. Car justement, on compte et publie les vertus, on ne les élude pas sous des formules comme on fait de ceux qu'on n'aime pas et qu'on est tenu d'aimer hautement par devoir administratif, de réserve ou de discrétion. Il faut à vos émois pour les défendre non seulement des témoignages de transports, ce qui s'écrit par proverbe comme n'importe quelle oraison funèbre sur commande, mais des raisons moins réfragables, dont les puissances solides soutiennent plus efficacement vos amours que tous ces arrêts péremptoires que les vices-de-fond rendent aisément cassables. — Ne pourrais-je donc pas me contenter de jouer légèrement à exprimer mes amours ? Qui donc se réclame d'un procès en défense ? Vous êtes décidément possédé... — Soit ! mais je suis artiste aussi, et c'est moi qui juge, durement et rationnellement, ce qui m'est donné à lire. Libre à vous d'être anodin et dilettante, je suis de ceux qui n'aiment pas perdre leur temps à déchiffrer des opinions pour l'orgueil de me sentir confirmé, je veux des transformations profondes. Sinon, je n'ai qu'à demander à mon voisin ce qu'il pense de Voltaire dans l'espérance qu'il pensera comme moi et qu'à défaut de se justifier, il sera éloquent ou drôle ! »
Une vertu, pour achever cette critique : Rafin, s'il ne cite jamais de manière originale – ce sont, je crois, presque toujours les extraits les plus connus –, reproduit le plus souvent parmi ce lot de notoriétés, des passages saisissants, reflétant bien l'idée la plus forte et le style le plus audacieux. J'énumère ceux que j'ignorais provenant de livres qu'à l'heure de cet article je n'ai pas encore lus :
Chateaubriand : « Je crains que la liberté ne soit pas un fruit du sol de la France ; hors quelques esprits élevés qui la comprennent, le reste s'en soucie peu. L'égalité, notre passion naturelle, est magnifique dans les grands cœurs, mais, pour les âmes étroites, c'est tout simplement de l'envie. » (page 77)
Barrès : « Le parlementarisme, tel que nous le voyons fonctionner, tend à établir une façon d'aristocratie. Je suis un démocrate, et non pas un partisan de ce corps parlementaire où chacun pense à ses intérêts, jamais à ceux de la patrie. Aucune responsabilité n'existe aujourd'hui. Elle est éparpillée de telle façon que le peuple se trouve en présence de capes tendues par des professionnels qui toujours se dérobent, jusqu'à ce que, lassée, la pauvre bête populaire plie les jarrets, soit à leur discrétion. » (pages 119-120)
Maurras : « Littérature deviendra synonyme d'ignominie. On entendra par là un jeu qui peut être plaisant, mais dénué de gravité, comme de noblesse. Endurci par la tâche, par la vie au grand air et le mélange de travail mécanique et des exercices physiques, l'homme d'action rencontrera dans cette commune bassesse des lettres et des arts de quoi justifier son dédain. » (pages 152-153)
Rebatet : « Si l'art est bien le meilleur témoignage de l'homme, son suprême effort pour dégager de sa boue sa substance divine, alors ! quelle misère ! Pour une paillette d'or, que de limon remué, que de vase étalée ! Humain, toujours humain. Les plus grands n'y échappent pas. À chaque pas dans leur œuvre, on surprend la main périssable qui besogne à tâtons pendant que le génie est absent. Souvent Mozart, Vivaldi, Haendel et Bach ronronnent. » (page 161)
Héloïse (lettre à Abélard) : « Si le nom d'épouse peut sembler plus sacré et plus convenable, celui d'amante m'a toujours paru plus doux, ou même – si je ne craignais pas de t'offenser – celui de maîtresse ou de chienne. Car il me semblait que plus je m'abaissais, plus je méritais ta faveur, et que je nuisais moins ainsi à la gloire d'un être d'exception. » (page 233)
Baudelaire : « L'éreintage ne doit être pratiqué que contre les suppôts de l'erreur. Si vous êtes fort, c'est vous perdre que de vous attaquer à un homme fort ; fussiez-vous dissidents en quelques points, il sera toujours des vôtres en certaines occasions. » (page 303)
Renan : « Un grand danger résultait pour l'avenir de cette morale exaltée, exprimée dans un langage hyperbolique et d'une effrayante énergie. À force de détacher l'homme de la terre, on brisait la vie. Le chrétien sera loué d'être mauvais fils, mauvais patriote, si c'est pour le Christ qu'il résiste à son père et combat sa patrie. La cité antique, la république, mère de tous, l'État, loi commune de tous, sont constitués en hostilité avec le royaume de Dieu. Un germe fatal de théocratie est introduit dans le monde. » (pages 333-334)
Un dernier mot enfin, pour signifier combien Rafin, à défaut d'exactitude étayée, est propre à développer – qu'elle soit usurpée ou restituée (le doute naît de ces généralisations qui laissent ponctuellement une sensation de scepticisme parce qu'elles ressortissent non à de la science mais à de la légende) – la couleur fascinante d'un épisode, d'une vie, d'une période. S'il ne sait guère parler de textes, surtout en termes critiques, il se plaît à parler des hommes, et il le fait avec un élan communicatif, car il peut suffire d'aimer les hommes pour en perpétuer la geste, ce qui ne convient pas aussi bien aux sciences, fût-ce aux sciences textuelles comme la philologie. Comme il sent le plaisir jubilatoire à restituer des passions, ses chroniques, surtout historiques, quoique un peu trop synthétiques dans cet ouvrage, sont véritablement imprégnées de verve persuasive, de lumière sympathique, de force galvanisante. Qu'on en juge au morceau suivant, extrait d'un savoureux article sur la première croisade qui, consistant moins en « écrit sur la littérature » qu'en brève étude littéraire, évoque l'ébauche d'un roman irrésistiblement épanché qui mériterait peut-être un plus vaste récit. Et dans cet extrait, je trouve que la Croix, pour Rafin, c'est le Livre, tel qu'il en parle dans ce recueil, en fanatique, en enthousiaste, en illuminé, car il ne s'agit pas pour lui, Croyant, d'en justifier ou expliciter le culte, il suffit qu'il en exprime les bienfaits ressentis, l'extase intrinsèque, la bonté exacerbée, il s'avouera toujours pleinement fier sans doute si, en bon et innocent prosélyte, le témoignage de sa passion permet de convertir à sa foi, et son évangile de faire des émules.
À suivre : Les Tapisseries, Péguy.
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« La Croix travaillait le cerveau des seigneurs de guerre : elle n'était plus ce symbole mystique, ce geste de messe, ce credo, incarné par la seule pensée, celle des rachats des péchés du monde, celle du sacrifice éternellement recommencé par le rite, mais un objet de bois, de pierre, ou d'or, érigé à tous les carrefours, porté contre les poitrines, accroché aux murs des chambres, et à ceux des sanctuaires. Elle était levée, énorme, devant les pieux militaires agenouillés qui l'avaient cousue sur leurs vêtements, en signe de fraternelle reconnaissance. Le culte de la Croix battait son plein ; et l'ouest brûlait du désir de la mort. » (page 165)
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