Crépuscule, Juan Branco, 2019
J'ignore comme on peut mépriser cet ouvrage avec la violence assez fébrile et presque désespérée dont il fut honni. Je ne sais au juste selon quelle partialité on put le conspuer, mais assurément, ce n'était point par la critique philologique. En plus des préventions défavorables qu'un tel livre peut inspirer aux médias qui y sont vertement et justement tancés, j'ai constaté souvent que, même sans parler de corruption, une hargne se lève dans la mentalité de ceux qui ont intérêt à considérer qu'un réquisitoire même bien documenté est un intolérable témoignage de défoulement de haine. C'est ce qui fait le Contemporain si docile et irrationnel : il vit dans la tranquillité de lectures anodines et divertissantes, ayant fini par croire qu'un vrai livre ne doit proposer qu'une évasion paisible et agréable, et tout ce qui échappe à cette définition l'intimide et le révulse ; il réagit comme contre des méchants, n'ayant pour exemple de bonté que le ton douceâtre de l'inoffensif par lequel perpétuellement il se laisse abuser, et tout contraste avec la bonhomie innocente le scandalise parce qu'il ignore le bien qui peut parfois en résulter. Faute d'usage critique pour réaliser un tri de la vocifération gesticulante et de l'alerte légitime, faute de savoir faire entrer en lui, notamment par l'argument rassis, beaucoup plus que le superficiel c'est-à-dire justement le ton (d'un livre il reçoit et prend tout sans examen), il ne décèle qu'une sensation de nuisance et de persiflage. Comme il ne perçoit qu'une intention dure, il l'associe à une volonté de blessure, admettant qu'un coup si explicite est nécessairement une cruauté à ne pas tolérer : il y a pour lui du terrorisme dans le heurt contre la béatitude. Il lui semble que par principe un pamphlet devrait être interdit, qu'il soit exact ou diffamant, parce qu'il renferme une négativité qui s'oppose à son idée banale du livre. Il conçoit le livre une complaisance, un moment de détente, une tranquillité, confirmant ses pensées. Un livre est « au service », jamais une opposition : s'il s'oppose, il faut que le nom de l'auteur identifie nettement la teneur de la critique avant même l'achat, de façon à que le lecteur vérifie qu'il était déjà d'accord avec la thèse et la plupart des arguments, et ne se trouve pas contredit. C'est pourquoi je déclare qu'on ne sait plus lire : on n'y va chercher que ce qu'on est déjà, indolemment. Le Contemporain ne se complète pas du livre, il y veut la conformité. Il n'est pas véritablement curieux du contenu qu'il ignorerait : il sait toujours d'avance l'essentiel de ce qu'il s'apprête à trouver dans le livre.
Ce n'est pas que Crépuscule soit très bien écrit en termes de style – littéraire en ce sens –, mais on y rencontre régulièrement des efforts, réalisations d'effets et volonté d'élaboration du langage (on les percevra, je pense, dans les extraits que je citerai), et je n'entends pas que parmi tant d'écrits politiques de célébrités dont l'expression est si piteuse, on discrimine celui-ci assez nettement meilleur et plus soigné (même si le préfacier, Denis Robert, a tort de parler de « style abscons » ou de « longueur des phrases » : j'en suis atterré et ne sais décidément à quels livres-pour-enfants sont rôdés ces lecteurs). J'imagine que c'est le style de l'assaut qui déplaît par principe, ou seulement le style de l'assaut contre ceux qu'on apprécie : quant à moi, ce n'est pas ainsi que je juge, car je suis philologue. Mais je devine combien lire est à présent partial : on n'achète que ce qu'on est sûr d'aimer ou d'agonir.
Il faut être médiocre et ingénu pour ignorer combien un tel livre contient de risques pour son auteur, et pour négliger la hardiesse de sa réalisation : à critiquer les puissants de nos jours, on suscite les tracasseries de procédures infinies ; seul le Contemporain sans histoire et sans rôle prend benoîtement la France pour l'éternel réputé paradis de libre-expression dont il reçut l'éloge dans ses manuels d'Éducation civique. Or, c'est quand on a toujours été d'accord avec la majorité qu'on n'a jamais éprouvé d'inquiétude pour sa parole ou sa pensée. Nous vivons en démocratie, oui, bien sûr, bien sûr, c'est entendu... à ceci près que tous ceux qui le nient ou qui se distinguent de la morale systémique et prescrite passent de mauvais moments. Est-ce la faute de la démocratie si elle se donne pour mission de nuire aux « anti-démocrates » ? Cela dépend de ce qu'on range à cette catégorie vaste et commode... Si déjà déclarer que notre démocratie n'en est pas bien une, c'est proposer un radicalisme outrancier, alors celui qui réclame plus de démocratie est supposé devenir l'agent des tyrannies les plus décomplexées. Voilà qui n'est pas sans poser problème...
Pour moi, un homme comme Branco, d'une telle volonté niée par tant d'innocents, sera toujours de mes amis.
On ne tient pas toujours à fréquenter ceux qu'on salue et encourage, un ami n'est pas forcément celui qu'on côtoie, il est des féautés où l'on ne boit jamais un verre ensemble. C'est spirituellement qu'avec Branco j'ai de profondes sympathies. Allez voir ses vidéos, et osez dire que cet individu n'est pas profondément libre et humaniste ! Répétez toujours, si vous voulez, que c'est un bon acteur pour couvrir vos préjugés et ressentiments : vous a-t-on déjà fait changer d'avis, de toute façon ?
Ce qu'il révèle dans ce livre, c'est la réalité de la corruption du pouvoir actuel ; peu avant de le lire, j'en révélais, dans un opuscule intitulé Anatomie de la corruption, la mentalité générale : c'est dire que nos livres sont complémentaires. Branco apporte les preuves concrètes, réalisées, quand j'apportais des preuves logiques, théorisées ; il relate des faits car il implique des noms, quand il ne m'était nécessaire, sans encourir ces dangers, que d'expliquer le système psychologique car je ne dénonce qu'un égrégore. On accuse Branco d'être orienté et agressif : il attaque des personnes ; on ne m'accusera que d'être injustement généralisant : je n'attaque qu'un esprit de caste.
On trouvera logiquement beaucoup de correspondances dans nos propos dès que Branco prend du recul et que, s'éloignant des faits et des noms, il tâche à définir les caractéristiques d'un régime de corruption. Par exemple, lui : « Voilà comme se crée la confiance en ces lieux : à force de compromissions réciproques, jusqu'à ce que plus personne n'ose se désolidariser par peur d'être à son tour attaqué. [...] Là où on se tient et on se regarde, se cooptant et se façonnant au cours des ans afin de s'assurer de la préservation d'un monopole sur le bien commun, on s'empêche de penser. » (page 221), moi : « N'oublions pas qu'en ce système, tout le monde est dans la confidence des malversations et se tient : il vaut toujours mieux collaborer pour la corruption dont on profite, c'est ainsi se garantir contre la majorité de corrompus de très grand pouvoir qui, sitôt leurs affaires compromises, pourraient décider de vous nuire. » (chapitre III) ; lui : « En ces mondes, la question de compétence devient secondaire, tant on voit à quel point les individus sont conditionnés par des réseaux d'allégeance et de contre-allégeance qui leur retirent toute autonomie. » (page 226), moi : « Il est évident par principe qu'un régime de corruption, qui ne doit point ses places à sa compétence mais aux faveurs, est généralement incompétent ; [...] quand l'accès aux responsabilités ne dépend point pour l'essentiel de résultats objectifs, on ne confie les missions d'importance qu'à des personnes qui ont négocié pour les avoir, qui se sont placées, et le mérite passe après. » (chapitre II). Et je trouve que ces similitudes offrent une nouvelle fois à confirmer combien la méthode de la Psychopathologie-du-Contemporain est propre, par la rigueur de sa théorie objectivement appliquée, et notamment par son procédé réciproque de particularisation-généralisation, à démontrer ce qu'un homme de terrain constate par témoignage direct : je n'ai encore reçu d'objection forte contre aucun de mes examens, parce qu'il n'est nécessaire que de tenir un mécanisme intellectuel lucide, logique et solide pour pouvoir disserter sans erreur de maintes réalités humaines même qu'on n'a pas directement observées.
La volonté de Branco, procédant d'une nécessité légale, d'étayer factuellement chaque affirmation, est à l'origine du défaut tangible du livre : c'est qu'il insiste longuement, à dessein d'accumuler des preuves et de ne rien craindre d'un procès en diffamation, sur une corruption qui ne fait plus aucun doute au-delà de quelques pages, ainsi que sur les réseaux d'accointances et de compromissions, liens multiples et ramifications inattendues de familles et d'amitié, qui gangrènent la démocratie : c'est où Branco fait œuvre de journalisme, patient mais impatientant, indispensable d'un point de vue « professionnel » mais accessoire quant à l'essentiel. En sorte que si l'œuvre requerrait bien pour sa propre défense cet étalage de démonstrations datées et signées, pour son message-même un tel échafaudage est superflu, si bien que l'ouvrage entier de deux cent cinquante pages pourrait aisément être réduit à moins de cinquante contenant, s'il fallait y soustraire les noms, la méthode par laquelle une République sombre dans la corruption. On y conserverait la description des écoles d'élites où se constituent, loin de l'exigence qu'on imagine, un esprit déconnecté de considération populaire, pas dédaigneux mais juste annihilant, proprement méprisant du peuple c'est-à-dire n'allant point même le considérer jusqu'à pouvoir le haïr, ainsi qu'un entre-soi inconscient d'heureuse fortune en homogénéité de confiance et de supériorité : en somme, un microcosme de spécimens politiques sans rapport direct avec la res publica, choses de la cité.
« Très particulière et fermée, jonchée de codes et d'habitus sociaux que les journalistes prennent rarement la peine d'expliquer, l'endogamie parisienne se trouve renforcée par une importante dose d'inconscience des privilèges dans lesquels ces êtres se trouvent dès l'enfance. Cette déprise démocratique trouble notre démocratie et empêche le renouvellement nécessaire « d'élites » qui, aveuglées par un système scolaire qu'elles persistent à qualifier de méritocratique malgré l'accumulation d'études le contredisant, se sont pas à pas isolées. [...] C'est là le miracle des dispositifs de reproduction : faire croire à chacun, dès le plus jeune âge, qu'il ne se trouve de nulle façon favorisé ou défavorisé, et que tout rapport à l'autre est le fruit de leur individualité. » (pages 65-66)
Au surplus, on y garderait, pour illustration pratique, le procédé par lequel, depuis bien des présidences, les réformes et les lois sont toujours favorables aux grandes richesses : c'est que le soutien premier au candidat favori consista en un investissement financier qui, durant le mandat de l'élu, dut être rentabilisé aux dépens de tout le monde. Ceci est de nature à expliquer comment la gratitude seule justifie l'instauration d'inégalités et d'injustices tellement patentes dans les lois qu'aucun argument sincère ne peut réussir à les démêler. Nombre de législations absurdes, visiblement embarrassantes aux ministres, révèlent ainsi leur principal ressort : il ne s'est agi que de prouver sa loyauté et de remercier. Ce phénomène suffit à comprendre presque toutes les décisions bizarres, stupides et nuisibles que les gouvernements successifs ont prises sans raison : il ne faut que chercher à qui profite la décision au lieu de se contorsionner, comme on fait trop, dans la tête du dirigeant qui se tromperait toujours de bonne foi en légiférant malgré lui contre l'intérêt général. Le Français a ces naïvetés coupables, parce qu'il préfère croire que c'est l'effet d'un énième hasard malencontreux et non d'une volonté nettement délibérée si son gouvernement dirige avec tant de partialité en faveur des riches, et, par sa croyance, il se tient pour clément parce qu'il refuse de « faire des généralités » et de « mettre tous les politiques dans le même panier », tandis qu'il est simplement crédule, bonasse et dupe. Quand un objet revient toujours au sol, ce n'est pas le fruit d'une « déformation inique du jugement », c'est-à-dire d'un préjugé, d'affirmer qu'il existe une loi constante pour que jamais l'objet ne s'élève en l'air, et je n'entends pas qu'on s'étonne continuellement que tout tombe et qu'on prétende que ce n'est point un système, ni ne vois où est la générosité à penser que ceux qui admettent pour vraie l'existence de la gravitation sont des pessimistes excessifs.
Branco, s'il n'avait pu dénoncer de l'intérieur, en infiltré, les turpitudes de ce système, ne nous aurait pas permis de le contester plus qu'en image et qu'en réputation, ce que l'inutile et populaire bénéfice-du-doute suppose éternellement un « procès d'intention » : c'est en quoi nous lui devons particulièrement notre reconnaissance, parce que décidément, pour révéler avec persuasion les vices d'une caste qui nous contrôle, il faut en provenir soi-même, au point que le salut du peuple semble ne dépendre que de politiciens et que nous paraissons condamnés aux volontés de ces gens, c'est-à-dire de « traîtres », tandis qu'il est exceptionnel qu'un politicien non seulement prenne ce risque mais le fasse en faveur de motifs moraux. C'est pourquoi si je pouvais rencontrer Branco, je lui serrerais volontiers la main, et pourquoi je tâche à lui faire préfacer mon petit livre sur la corruption, bien que je ne pense pas y réussir. Mais n'importe si c'est un homme occupé : j'aime autant qu'il le soit à des affaires importantes, même si dans les tâches qui nous incombent, fondamentalement nous nous occupons des mêmes affaires, en quoi, après qu'il a su démontrer que les Grands se soutiennent entre eux, on devrait sentir la priorité urgente que les Petits, qui en ont cependant bien plus besoin, tissent au moins un réseau vigilant et actif de communications, d'entraides et de promotions.
À suivre : Zothique, Smith.
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« Gabriel, scolarisé à l'Alsacienne depuis la maternelle, fait partie des plus aisés. Le cumul de capital social, économique, symbolique offert par ces années de formation va constituer le carburant d'une ascension express qui le favorisera dans les processus de cooptation mis en place par des élites politiques en quête de fantassins, sans pour cela n'avoir jamais eu à produire ou à démontrer quoi que ce soit, si ce n'est sa capacité naturelle à se laisser intégrer en montrant sa maîtrise des codes, son aisance dans le bien-paraitre et la reproduction des comportements bourgeois qui dans la société sont, à force de matraquage culturel et idéologique, encore largement perçus comme les plus élevés. « (page 68)
« Dans un gouvernement sans ambitions ni idées, porté par une campagne qui n'a servi qu'à consacrer les plus insignifiants, voilà [Marisol Touraine] que l'on promettait au mieux à un secrétariat d'État propulsée nouvelle ministre des Affaires sociales et de la Santé, poids lourd doté de moyens extraordinaires pour appliquer une politique de gauche tant attendue. Elle doit, pour cela, se constituer un entourage qui, à défaut de compétents ou d'engagés, saura la protéger. Gabriel, qui ne connaît d'évidence rien à ces questions, n'a pas encore exercé de fonctions professionnelles, ne dispose d'aucune spécialité universitaire, et qui vient d'apprendre qu'il devra redoubler sa dernière année à Sciences Po, se voit proposer d'intégrer le cabinet du plus important ministère du gouvernement, au poste de conseiller à plein titre. Son stage à la Villa Médicis est alors sa seule « expérience professionnelle ». Elle le restera jusqu'à sa nomination aux plus prestigieuses fonctions de l'État. » (pages 83-84)
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