Crénom, Baudelaire ! Jean Teulé, 2020

Jean Teulé est le héraut de la vulgarisation littéraire au sens propre, au sens sale, au sens d'une sale tendance à rendre vulgaire : au lieu d'élever le lecteur par l'effort à la compréhension subtile des écrivains, il les subtilise et les abaisse au niveau du Contemporain diverti, dans une langue médiocre, prosaïque, populacière, sans art, faite pour choquer mais qui lasse, et comme cela amuse beaucoup, étant fort accessible au badaud qui n'a jamais ouvert un ouvrage, on croit apprendre quelque chose des poètes, et notamment qu'on est déjà à leur mesure, que la postérité les a gonflés de gloire trop sérieuse et indue, ce qui suffit, en abîmant toute idée de travail et de composition, d'admiration et de mérite, de grandeur en somme, à faire admettre de nets esprits les équivalents de l'insuffisance ordinaire où l'on confine, à induire l'idée que le génie se bâtit par hasard ou dérision comme les abstraits ou les cubistes, et ainsi à se rassurer sur sa disposition à devenir, soi-aussi, un talent que le monde ignore, « si je voulais ».

Exagéré, sans nuance, moins que puéril, potache, presque expurgé de toute tentative de littérature, moins audacieux ou coloré à mon souvenir que Je, François Villon de 2006 (Teulé est un de ces auteurs qui ne fit que déchoir), ne contenant rien de ce qu'on jugea digne un jour d'appeler un livre, ce « livre » sur Baudelaire réalise l'exploit double – contreperformance ! – de réunir 439 pages, bêtes et rédigées non seulement de manière grossière mais en assez gros caractères, en 92 chapitres (rythme qui signale une condescendance, auteur et éditeur sachant que le lecteur ne peut rester concentré plus de quatre pages de suite) bardés de grossièretés et de maladresses où jamais un lecteur ne peut sentir ce que c'est que lire (encore moins lire de la poésie exigeante) et où il finirait par croire que le style est justement la mauvaise habitude à oraliser à outrance...

(« Quand même en fait bien secoué par tout ça », début du chapitre 59, ou, si l'on préfère : « Crénom ! Au sortir du portail baroque de l'église Saint-Loup de Namur, un homme qui aura bientôt quarante-six ans loupe une marche et tombe sur le front », ouverture du roman. Qu'on compare philologiquement avec le récit sur Villon quinze ans plus tôt, chapitre 1 sur 102 (il y en avait déjà trop) : « Le corps carbonisé fumait encore entre les chaînes du poteau fixé sur un haut socle de pierre ». On mesure bien le déclin.)

... et de ne jamais donner l'impression d'exposer une seule vérité indéniable sur l'auteur des Fleurs du Mal, jusqu'à induire la pensée que ce n'est pas un livre sur Baudelaire : c'est que décidément ce n'est pas juste grossier, c'est manifestement grossi, déformé, caricaturé, et il faut être bien déférent et solidement intègre pour ne pas se sentir contaminé et comme dégoûté par l'exposition de ce pantin factice invraisemblable, contre toute étude nuancée, documentée et soignée qu'on peut entretenir sur un homme véritable. Il faut prendre ce portrait griffonné à la hâte auconditionnel, on sent qu'avec scrupule on devrait tout vérifier et que c'est, ainsi que je l'ai constaté, une adaptation très infidèle de l'existence d'une personne réelle, de sorte que sans recherche ni artistique ni historique, on se demande quel intérêt, sinon l'évanescence de tourner des pages à grande vitesse, on peut trouver à lire cela.

La sempiternelle formule de Teulé, à laquelle le succès – l'argent – l'accoutuma jusqu'à y perdre la hauteur, consiste à choisir un sujet notoirement mouvementé et à le transformer en film (en bande dessinée, devrais-je dire) pour adolescents à la Tarantino, à en transposer le cadre spécifique, historique, généalogique et fin en une forme ludique où par commodité chacun parle comme l'homme d'aujourd'hui, où tout problème est réduit à une binarité atterrante, où l'on ne pense qu'à la violence et au sexe, ostentatoirement et avec la fascination d'excès impossibles : c'est peut-être distrayant, ce perpétuel outrage infantile, c'est surtout facile à faire, multipliant les scènes inutiles, répétitives, sans pittoresque, où il ne s'agit que de chercher le « bon mot » qui fera grassement rire. C'est faux avec une constance presque hallucinatoire, rien ne s'y lit, tout se feuillète, se parcourt, se néglige, se passe : on est pressé d'arriver en sachant qu'on n'en gardera rien, pas une tournure évocatrice, par une information sûre ; on a lu quelque chose fait pour procurer l'oubli et être lui-même oublié ; au mieux, on ne se rappellera que le bienheureux et fugace oubli que le livre a permis – siècle béni du livre qu'on prise pour disparition, du livre sans mémoire, du livre d'été, du livre-Léthé.

De ce Teulé qui confondit tant faconde et racole, truculence et flatulence, subversion et régression, impertinence et incontinence, à présent qu'il est mort, j'aimerais savoir ce que lui ferait, à lui s'il vivait et jugeait ce qu'on dit de lui ainsi qu'à sa famille sans doute complaisante, le récit à sa manière ignominieuse de son existence, qui le montrerait urinant dans ses langes, coïtant piteusement de tarées prostituées très jeunes, dessinant des inepties pour enfants débiles, sollicitant des pistons odieux pour accéder à la publication, épousant l'actrice en ruine, écrivant en série des pages vaines par cupidité, changeant d'éditeur par trahison et opportunisme, enfin frappé ridiculement après avoir mal mangé des boulettes de viande dans un restaurant hors de prix d'une crise cardiaque, indigestion fatale après tant de mortelle indigence. Il y aurait à cet exercice un paradoxe singulier, c'est qu'on ne saurait mieux rendre hommage à Teulé, c'est-à-dire imiter son « style » si stupidement trivial, que, comme il fit de tant d'auteurs auxquels il fut très loin de prétendre, en déféquant sur sa mémoire.

À suivre : Contre la méthode, Feyerabend.

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