Coeurs cicatrisés, Max Blecher, 1937

Dans un sanatorium du XIXe siècle règne le climat blanc et aseptisé d'une pause-de-la-vie, sise entre le provisoire des maladies et l'éternel de la méditation. Les pensionnaires y vivent au régime de l'anomalie, auquel ils s'adaptent, dont ils s'imprègnent et finissent par dépendre, lexique de pathologies étranges, maintes variations tuberculeuses, où un profond immobilisme fatidique les étreint, entre les joies de la guérison et les malheurs du trépas : c'est l'atmosphère interlope et médical d'êtres qu'un traitement de verre a rendus dépendants, égotistes, paresseux et irresponsables, gagnés par les caprices, tentés par l'apitoiement sur eux d'autrui, atteints par le désir de nouveautés, relevés par des irréalités intimes et troublantes que provoque leur attente contemplative, résignés au temps ininterrompu du l'oisiveté, baignés au perpétuel changement de mer et de ciel des villes d'eau, étales et monotones, saisonnières et sociales. Une mentalité naît de cet ermitage, paradigme et égrégore : la souffrance soignée, accoutumée, sans grandeur, de personnes isolées que les continuelles douleurs désensibilisent et que la médecine réifie – des « cœurs cicatrisés » :

« Pas par héroïsme... Sans courage, sans espoir, sans rien. Je garde pour l'intervention chirurgicale le sentiment parfaitement neutre que j'éprouve lorsque je bois un simple verre d'eau : ni courage ni lâcheté, je bois un verre d'eau, un point c'est tout. » (page 74)

J'ai lu il y a longtemps La Montagne magique de Mann mais ne m'en souviens plus. Je crois pourtant qu'il y avait aussi ce sentiment de vapeur reculée, impalpable, onirique, comme un parfum d'enfermement et de microcosme décalé...

Le malade doit pourtant vivre en cette artificialité écartée où le rêve bénéficie d'une durée enfin propice pour prendre consistance. On s'observe lentement, n'ayant que cela à faire, et pourtant on n'est guère supérieur alors on se dégoûte parfois, on s'échappe de soi et l'on s'y retrouve inexorablement, tout prend donc une dimension minuscule et énorme puisqu'on doit se contenter de soi, avec ses turpitudes et ses infimités, qu'on extrapole et qu'on sublime. Il est nécessaire que l'humanité individuelle s'altère à l'enclave d'impotence où tout est contingent, où tout prend des proportions d'importance, où l'on s'examine jusqu'à l'exception, et peut-être qu'à force de se regarder si centripète, l'humanité s'essentialise : un sanatorium est le lieu où existent des êtres qui n'ont d'autre choix que de se voir et revoir nus, à quelque degré de fixité difficilement supportable, comme en la pratique ésotérique de la vision-par-le miroir où, à force de regarder une glace, on finit par y découvrir des apparitions. Le rapport à sa propre personne, c'est-à-dire à la réflexion véritable et à tout ce qui révèle le paysage de l'en-soi, est démultiplié par la nécessité intérieure de faire de chaque chose un événement, y compris quand il n'arrive à peu près rien, quand il ne s'agit pour l'essentiel que d'attendre... la guérison ou l'aggravation. Une focalisation exceptionnelle sur soi entraîne une vision exacerbée que l'obnubilation fait ressembler au grossissement de l'hallucination : c'est comme à force de prononcer toujours un même mot, on lui retire son sens et le revêt d'une signification neuve qu'une autre personne trouverait démente. Le tuberculeux au sanatorium est celui qui, répétant son mal et sa salubrité, fait de ce mélange une mixture entièrement déshabituée :

« — Lorsque quelqu'un a été mis à l'écart de la vie et qu'il a eu le temps et le calme nécessaires pour se poser une seule question essentielle la concernant – une seule – il en reste empoisonné à jamais... Bien entendu, le monde continue d'exister, mais quelqu'un a effacé avec une éponge sur la surface des choses ce qui constitue leur importance... » (page 107)

Et où Blecher excelle incontestablement, c'est au rendu extraordinaire de perceptions subjectives instantanées, d'une différence esthésique, d'une poésie naturelle. Il est capable, en lucidités inédites, de dépeindre par métaphores très personnelles des phénomènes qui seraient insensibles sous un regard stylé. L'extrême faculté d'introspection le rend, par moments fugitifs et réguliers, propre à imprimer le monde avec singularité en des termes dénués de tout proverbe, se saisissant de l'idiosyncratique étrangeté des choses ou d'un fait, presque enfantine, et même fondamentalement enfantine parce que comparée à rien, rapportée à rien d'adulte, désentravée de toute référence intellectuelle, simple comme dans :

« Dans la chambre obscure flottait une sensation d'intense curiosité de crainte secrète comme si, d'une seconde à l'autre, le mur pouvait devenir transparent et démasquer ceux qui écoutaient à la porte. » (page 87)

« L'optimisme du vieux se dissipait dans le silence de la chambre comme un mécanisme qui tourne à vide. » (page 97)

« Il enleva sa chemise, se retrouvant ainsi torse nu, enveloppé dans d'agréables draps d'air frais. » (page 159)

Quelquefois, cette perception, intériorisée à un point d'intense et muet autisme, atteint des dimensions de bizarreries fascinées, proches de la folie incapacitante, tel :

« Durant son enfermement dans le cabinet du médecin, l'univers s'était étrangement aminci. Le contour des objets existait toujours, mais ce fil ténu qui, en dessin, entoure une maison pour faire d'elle une maison, ou définit le profil d'un être humain, ce contour-là qui renferme des objets et des gens, des arbres et des chiens, englobait difficilement entre ses limites la matière sur le point de s'effondrer. Il suffisait que quelqu'un détache ce fil ténu qui encadre les objets, pour qu'instantanément ces imposantes maisons dépourvues de contours propres se liquéfient en une matière uniformément trouble et grise. » (page 19)

...ou tel :

« Il était paralysé par son imagination rigoureuse : il voyait en pensée leur idylle depuis longtemps consommée, il suivait des attitudes précises d'amour entre eux, qui n'existaient pas encore, il avait soudain de vieux souvenirs de choses qui ne s'étaient pas encore déroulées, des tableaux vivants passionnants qui le déconcentraient et enveloppaient l'ambiance présente dans le calme d'événements survenus il y a longtemps... Ensuite, toutes ses pensées s'ancraient brusquement, stupides, dans l'impossibilité de lui prendre la main, dans la paralysie du geste le plus anodin et le plus immédiat. Finalement, il réussit à tendre son bras avec un suprême effort, mais le geste fut si rapide, si brutal, que Solange, effrayée, se tut. Il serrait à présent sa main entre ses doigts osseux avec force, en fermant les yeux comme dans une expérience de magnétisme. » (page 80)

...ou encore tel :

« Lentement, au pas, le cheval les promenait dans les rues d'une ville amuïe elle aussi. Les sabots broyaient le silence, le hachaient menu, presque exaspérants. Ces battements uniformes sur le bitume rythmaient toute cette impossibilité à parler. Que vais-je lui dire ? s'inquiéta Emmanuel, se sentant brusquement solidaire avec les maisons autour de lui, avec leurs volets baissés, avec l'impassibilité des arbres et le parfait embarras de tant de lieux qui, eux, n'ont jamais besoin de fournir d'explications à personne. « Il y aura enfin un moment, plus tard, où Solange ne sera plus auprès de moi. Je tendrai par exemple la main, le tabouret sera vide et moi à nouveau seul... » » (pages 141-142)

C'est par sa sincérité débordante, et humiliante, par l'épanchement altéré mais évoquant un suint, confidence et indécence, que se signale un auteur qui ne masque ni les vices humains ni la poésie démultipliée par la paralysie d'un infirme dont il fit partie : la sorte d'extralucidité artiste qui caractérise Blecher ne lui fait même pas songer à adultérer par ajouts d'artifice une intrigue assez anecdotique et molle, sans intérêt net sinon la connaissance d'un milieu d'exclus déformés par la maladie, par l'anomalie et l'ostracisme. C'est cependant une forme suprême de tendresse de se donner à aimer tant qu'à mépriser, au sein de cette temporalité si particulière où l'absence d'événements dramatiques contribue aussi à indiquer la véracité.

À suivre : Pour un oui ou pour un non, Sarraute.

***

« Le terrible automne avait commencé : des pluies denses quadrillaient les rues, une lumière grise comme dans un sous-sol, d'âpres rafales dans une ville déserte, des après-midis aériens et infiniment fragiles, la plage à découvert. L'océan déferlait de ses vagues pâles, charriant une écume jaune, saumâtre. Ils partaient plus souvent vers la campagne, par des chemins étroits et abandonnés, à travers les dunes couvertes de végétation hivernale : d'énormes herbes comme des sabres sortis du sable ou des chardons desséchés sur des étendues infinies, comme le véritable brou des plaies et des hématomes de la terre.

Parfois, la pluie les surprenait et, bien qu'il remontât le planchéiage, l'eau rentrait par bourrasques et mouillait leurs pommettes. Solange essuyait le visage d'Emmanuel, pendant qu'il ordonnait au cheval d'aller plus loin, au bord d'une route pour y trouver un endroit abrité par le haut muret d'une propriété rurale. Là, protégés de la tempête et du monde entier, ils s'embrassaient sans enthousiasme, les joues humides de pluie. Solange descendait du carrosse et cueillait dans les champs des mauvaises herbes au parfum sauvage et piquant de la poussière, ou des feuilles qui, lorsqu'on les frottait longuement dans la main, dégageaient une vague senteur de cadavre. Elle décorait le carrosse de ronces et agrémentait le planchéiage d'énormes feuilles de plantes rudérales, d'un vert sombre et triste. Il revenait ainsi avec un carrosse ornementé et chargé de mauvaises herbes comme une charrette de gitans.

Souvent, ils s'arrêtaient dans des auberges de campagne aux serveuses cramoisies, habillées solennellement en robes noires de dentelles endimanchées. Là, ils mangeaient des viandes saignantes et on leur donnait à boire une bière noire et amère de fabrication maison, dans laquelle ils retrouvaient encore des gousses de semences qui avaient servi à l'élaborer. C'était la boisson la plus savoureuse qu'Emmanuel eût jamais dégustée.

Une fois, ils demandèrent dans un bistrot perdu au milieu des ronces et des halliers du café au lait, et on leur servit le liquide brûlant, fumant, dans deux grandes assiettes à soupe, sur un plateau avec deux cuillères. Emmanuel s'étonna quelque peu de cette présentation.

— C'est ainsi que nous dégustons le café ici, dit le tenancier, un paysan tout aussi rude et sauvage que l'endroit désertique où se trouvait son auberge. Nous y trempons aussi des morceaux de pain...

Il apporta des tranches de pain grumeleux qu'Emmanuel et Solange déchiquetèrent en morceaux et trempèrent dans les assiettes à café. » (pages 90-91)

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