Bas les coeurs ! Georges Darien, 1889

Darien est un inconvenant, un anti-consensuel, une tête-brûlée, le modèle des marginaux anarchistes, un déplaisant promis à l'oubli des « Bons » autoproclamés, un éternel Iconoclaste, une mauvaise conscience de son époque et de toutes les époques de sa nation, un dilemme de mœurs d'origine si lointaine qu'elles relèvent d'une civilisation. La Belle France moquait la société française, médiocre et sûre de son peu, ainsi que ses moindres usages routiniers et bas, avec une verve démonstrative truculente qui n'épargnait personne : deux ans plus tôt, l'auteur écrivait Bas les cœurs ! relatant les impressions de bourgeois versaillais durant la guerre franco-prussienne, vues par le fils, et dont l'intrigue peut se résumer comme suit :

« Depuis quatre mois nous vivons complètement isolés, sans communications avec la province et avec Paris, sans nouvelles précises même des opérations qui ont lieu tout à côté de nous. Nous avons d'abord espéré, puis attendu la délivrance ; mais, peu à peu, le découragement nous a abattus, la démoralisation nous a gangrenés et affaiblis. Une torpeur insurmontable, un engourdissement invincible nous a saisis, nous ont rendu incapables du moindre effort, de toute résolution, et nous nous sommes trouvés, un beau jour, beaucoup plus Prussiens que Français. » (page 204)

C'est en somme le récit des habituelles compromissions nationales, de la bêtise confite, de la grégarité fébrile, de la vilénie si quotidienne qu'on ne la sent plus nulle part, de l'ignoble et systématique hypocrisie, des rétractations oublieuses et opportunistes, de tout ce qui constitue le lot de la veule psychologie contemporaine normale, appliqué cette fois au conflit de 1870. On y entend la totale nullité morale, issue d'une bourgeoisie qui, depuis, s'est malheureusement étendue à la société toute entière, scandaleusement comique et versatilement hâbleuse, minable, suiviste, invétérée, pleine d'excuse, sans initiative ni sursaut, dépourvue de grandeur et certaine de sa valeur. Un ton de raillerie impavide, d'ironie cynique et d'esprit d'argot titi, gouailleuse et sarcastique, détachée et jubilatoire, vérace et dure, inonde l'expression détachée et acide à la Daudet, Renard ou Bazin, sans précaution mais non sans finesse, originale et idiosyncratique, amer et brusque, ridiculisant la lâcheté des pseudo-patriotes sans risque et les transactions sises au cœur des intérêts privés et honteux. On y lit, avec un perpétuel effarement mêlé de colère rentrée, l'absence de scrupules d'un peuple, avec le processus de consciences qui constamment se vantent et tripotent.

On peut certes y sentir un défoulement gratuit : on n'aurait alors pas compris qu'il s'agit d'un portrait réaliste et impartial, et l'on sera passé à côté du sujet à force de déformer le monde pour se protéger, comme s'il s'était encore agi d'une caricature et de divertissement au lieu d'un fidèle miroir social. C'est pourquoi, comme La Belle France, il est impossible que ce livre ait rencontré le succès, parce que c'est une œuvre véridique, même plus juste que maints ouvrages de science, et qu'ainsi c'est bien ce que le lectorat généraliste, qui n'aspire qu'à sa confirmation, fuit, en dépit de ce qu'ont toujours prétendu les auteurs célébrés, complaisants et racoleurs. Plus un livre est exact, moins on l'aime, car il ne flatte pas dans le sens des gloires établies – ceci vaut même pour la science et ses théorèmes nouveaux tant qu'ils n'apportent à la société qu'un démenti et ne contribue pas encore à son confort. Comme l'écrivait Darien lui-même :

« Un pareil livre ne peut pas être vendu, ne peut pas être lu en France. Ce qui l'attend, c'est le silence : c'est le mutisme de la sottise et de la lâcheté ; c'est un enterrement, religieux et civil, de première classe. »

Reste que malgré son sujet, Bas les cœurs ! est un travail d'exemple non de théorie, une illustration non une explication, et en cela est-il un peu moins éloquent, moins haut et réfléchi, que La Belle France qui décrit une époque, une ère, au lieu d'une année. Si le style a, par le fait du récit, une place primordiale, on considérera toujours que l'intrigue est une fiction et qu'ainsi une imagination purgative supplée à l'analyse dépassionnée qui offrirait davantage la possibilité d'une correction.

En somme, quand c'est inventif on prétend que c'est trop particulier et ainsi que ce n'est pas vrai.

Quand c'est théorique on prétend que c'est trop général et donc inexact.

Il y aura toujours une échappatoire au bourgeois contemporain.

À suivre : Œuvres, Histoires d'amour, Mendès.

***

« — ... Un bourgeois, parbleu ! ...

— Et dire qu'à la maison, on ne parlait que de patriotisme, de défense nationale, de guerre à outrance ! On ne parlait que d'élever son cœur !...

— Le patriotisme, murmure le père Merlin qui semble se parler à lui-même, mais dont la voix s'élève peu à peu, le patriotisme ! Une trouvaille du siècle ! Une création toute nouvelle ! Une invention des bourgeois émerveillés par la légende de l'an II, hébétés par les panaches et les chamarrures de l'Empire ! C'est drôle, ils en rêvent tous, ces idiots, du plumet et de la ceinture à glands d'or des commissaires de la Convention aux armées !... On n'a qu'à désosser Saint-Just pour avoir Prud'homme... Un peu trop jeunes pour partir en guerre, les sbires de Framboisy ; mais ça ne les empêche pas de faire les crânes. À Berlin ! À Berlin !... Allez leur crier : Vive la Paix, à ces ânes-là, pour voir comment vous serez reçu... J'en sais quelque chose... Le patriotisme, monsieur ! Et allez donc, les blouses blanches et les casse-têtes tricolores !... Et puis, la débâcle : encore le patriotisme... Seulement plus de casse-têtes : les souvenirs de 92. Ça vous assomme tout de même... Ah ! les souvenirs de 92 ! Le passé pris à témoin du présent ! Les fantômes devant les fantoches ! Les objurgations, les évocations, les exhumations... Mânes de Bonaparte, protégez-nous ! Après Bonaparte, c'est Kléber et Marceau... Pourquoi pas Sobieski et Palafox ?... Voilà : ils avaient moins de panaches... Et puis, le dénigrement préconçu de l'ennemi, les railleries, les moqueries, les annonces mensongères, les défaillances, les chaises qu'on brise à la Bourse, la Marseillaise qu'on fait chanter à Capoul. C'est du patriotisme, tout ça ! C'est du patriotisme bourgeois, le patriotisme de l'épicier et celui du journaliste – les journalistes ! Quels misérables ! – ... Mais le patriotisme de première classe, le patriotisme extra, le fin et le râpé, c'est celui de Gambetta. Ah ! celui-là, par exemple, j'espère bien lui voir élever une statue avant ma mort... Ni un pouce du sol, ni une pièce de forteresse !... Et une fierté de théâtre, et des phrases creuses, et des déclamations ampoulées, et encore 92 – lorsqu'il n'y a plus ni soldats, ni armées, ni rein – lorsqu'on ne peut aboutir qu'à une chute plus irrémédiable, après des tueries inutiles, des boucheries idiotes, des carnages imbéciles. Ah ! il a tenu haut le drapeau, celui-là...

Le drapeau !... Voilà Thiers, le vieil assassin, l'homme qui a toujours fait litière de la justice et du droit :il est au pinacle. Il montera encore, le chacal ; et il pourra, si ça lui plaît, recommencer Transnonain. Qu'est-ce que ça fait ? C'est un patriote...

Ah ! ils y tiennent, à leur patriotisme ! Ils y tiennent, comme on tient aux sentiments factices, ceux qu'on n'éprouve pas – et qu'on se targue d'éprouver... Seulement, il y a la pierre de touche : l'intérêt. Oh ! alors... Alors, les capotes en papier buvard, les souliers en carton, la poudre d'ardoise pilée, la viande pourrie, la farine avariée... Tiens, petit, tu serais à l'armée, toi, – et le vieux me tape sur l'épaule – tu serais soldat, que ton père, entends-tu, ton père ? fournirait, pour de l'argent, aux Prussiens, de quoi établir les batteries qui devraient tirer sur toi !...

C'est dégoûtant, hein ? C'est infâme ? Oui, je sais bien... mais c'est logique, après tout. Ou plutôt, ce serait logique s'il n'y avait pas le patriotisme... L'intérêt ! l'intérêt !... » (pages 197-198)

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