Ainsi parlait Zarathoustra, Friedrich Nietzsche, 1885

On doit pouvoir mesurer la sagesse générale d'un individu à la façon dont il comprend Ainsi parlait Zarathoustra, dont il le reçoit non avec évidence (car le livre est en quelque chose surhumain) mais avec acuité, dont l'œuvre confirme ce qu'il pense et ce qu'il est, dont l'auteur porte un éclairage sur ses lumières déjà acquises comme un surprojecteur sur des clartés en soi incertaines. Car il faut le reconnaître, on ne peut vraiment entendre – « entendre » au sens profond d'« intégrer » – ce texte avec une simple théorie, à la façon d'un étudiant systématique ou d'un professeur distancié qui ne se charge que d'inscrire ce livre dans l'histoire de la pensée occidentale, même si la lecture préalable d'autres Nietzsche permet d'en intellectualiser l'esprit et le style, ainsi qu'on trace en cohérence des taxonomies de concepts pro hominem. Beaucoup ont appris patiemment Zarathoustra, aidé de fiches de lecture et de renseignements contextuels, comme on fait en prétendant bien savoir plutôt que mal connaître, en multipliant les références, avec citations pour futures notes de bas de page, y compris en s'adossant à des penseurs aux idées contraires. On se contente alors de « concevoir » la verve hautaine et méprisante de Nietzsche, on anticipe l'orgueil et la jouissance, on augure la figure de l'antéchrist avec prédilection pour les renversement et dépassement des valeurs humaines, et l'on fait grande provision d'un lexique inutile, comme si ce philosophe se résumait à une terminologie qu'il avait toujours détestée – « volonté de puissance », « éternel retour », « littérature dionysiaque », que sais-je encore, moi qui ne me préoccupe pas tant de mots que je me passionne pour des réflexions ? fatras d'idées valorisantes à dessein de « briller » en une société prétendue de connoisseurs, un fatras presque faux, généralement surinterprété comme pérorent l'universitarien qui toujours cite beaucoup et comprend peu – ; on a ainsi gravé dans l'esprit du récipiendaire un rapport au texte, un rapport à la lecture, controuvé, travesti, inessentiel et presque périphérique, comme si un livre, particulièrement un ouvrage de philosophie, se relatait à distance à la façon d'un répertoire à destination d'une révision pour concours. Le Français en vient à lire en désapprenant la lecture, c'est-à-dire avec la pensée de constituer une science toute faite plutôt que de l'éprouver et de se l'approprier, plutôt qu'elle résonne dans le vécu.

En l'occurrence, une clé de lecture considérera qu'Ainsi parlait Zarathoustra est une sorte de contre-Bible, empruntant ses emphases et son péremptoire au registre christique, en en détournant le sens originel, le traversant et supplantant avec l'intention d'une sur-Bible, raison pourquoi Nietzsche admet que l'œuvre représente (je cite Ecce homo de mémoire) « le plus grand cadeau qu'on ait fait à l'humanité ». Il s'agit de remplacer les maladives faussetés d'un Nouveau Testament d'amour pleutre et de passivités tristes qui en font un culte pour la mort, par de gais enseignement du brave mépris et des actes hardis fondant une doctrine de vitalité contre la mort. Zarathoustra écraseJésus, proclamant la mort de Dieu, ordonnant l'indépendance et l'accès à la création, réfutant les disciples et les vieilles valeurs, à la fois négateur et démiurge, dur, indocile, juste, libre. Il fallut l'innocent orgueil d'un hors-norme, d'un hors-hommes, avec le complet débarras du péché d'orgueil, pour oser une entreprise de si authentique démesure, spontanée, assumée sans outrance, sans même la pensée d'excès, consistant à se représenter en prophète, puisque Nietzsche estZarathoustra, puisque l'auteur remet au monde sa sagesse sublimée sans les vicissitudes inutiles des apprentissages d'enfance – « inutiles » dans une perspective de transmission quintessenciée. Et cette autre Bible, plus morale et vraie, où l'homme de l'ancienne Bible est un être qu'il faut « surmonter », où l'homme normal est resté trop en-dessous de sa valeur et doit par nature être pionnier de l'existence, cherche un destinataire apte à l'entendre, se heurte aux préjugés des foules, aux conforts des routines, aux rituels peu exigeants qui rassurent, et il manque de disciples : Ainsi parlait Zarathoustra est un livre forgé de solitude qui se destine à des temps à venir, ouvrage pour une postérité de postérités, sans espérance ni déception, simplement né d'une résolution au devoir, une nécessité, un destin. Oui, tout ceci est exact, voici une herméneutique, même une exégèse, vraiment juste, cependant ce demeure théorie et synthèse, c'est mauvaise distance, recul qui enregistre et n'éprouve rien, compendium de l'œuvre sans le commencement d'une critique, sans même le début d'une lecture, « digest » sans digestion, sans consommation pour soi, sans apport nutritif personnel, presque comme un tableau des valeurs nutritionnelles – en somme, typiquement de la lecture à la française.

La vérité : je suis un des rares au siècle à avoir si bien compris Ainsi parlait Zarathoustra, sans tentation de verbiages et d'analyses intellectuelles ; je l'ai même tant compris, avec une si nette philologie, que je comprends aussi ses défauts, ses faiblesses nées de sa volonté et de sa grandeur ; et je suis comme fier et étonné d'avoir fait ainsi plus que traverser cette œuvre, c'est-à-dire non de m'en être imprégné et empli – je n'y ai rien appris cette fois, je savais déjà son contenu non par cœur mais par expérience –, mais de l'avoir à mon âge, du commencement à la fin, en esprit confirmée et réfutée – de l'avoir comprise en même temps que de la lire sans que rien ne m'en soit étranger. Sans pourtant qu'une simplification me tienne lieu, je crois, de vantardise ou de consolation, je dis avec sincérité que rien n'est compliqué dans cette œuvre, qu'il n'y faut que la vertu d'un vrai lecteur c'est-à-dire la patience de l'examen, qu'un livre exige en principe un travail qui démontre le respect même qu'un esthète accorde à un artiste, et que c'est le retour à soi des enseignements qu'il contient, sans cesse convertis en exemples personnels ou en contradictions, qui confère à cet essai sa vivante dialectique au-delà de quelque « péremptoire mystique ». Je n'ai pas juste « consulté » ce Nietzsche, je l'ai vécu, sa matière m'était propre, et je devine les torts de Nietzsche, je l'ai réfuté d'avoir admis qu'il pouvait y avoir des disciples après avoir renoncé à chercher des individus au sein des foules (lui-même n'avait jamais disposé de disciple), je le blâme encore de la tournure poétique qu'il donne à son œuvre parce qu'il surestime le poète en lui et conçoit le lyrisme à l'image des ampoules fastidieuses des siècles passées – c'est notamment la prédominance emphatique répétitive qui atténue l'efficacité de Ainsi parlait Zarathoustra et qui rebute le lecteur : le « marteau » disparaît où apparaissent l'émoi atermoyé, les figures imposées, les allégories de style, tout cet apparat de spiritualité chargé de donner à l'œuvre une hauteur reconnaissable d'interprétations démultipliées. L'« éternel retour » surtout, sur quoi les commentateurs se sont tant appesantis justement parce qu'ils ont la manie de s'emparer des paradoxes en cuistres argutieux, est une de ces intuitions sans étayage, uniquement mystique, qu'on ne retrouve nulle part ailleurs chez Nietzsche et qu'il ne faut pas admettre plus qu'une tendresse veule de l'auteur, qu'un épanchement pleutre et contradictoire surgi en Zarathoustra à l'heure de son flagrant abandon de faiblesse et de sa plus grande lassitude : avec les récurrences d'allégories et de lamentations, c'est ce qui nuit à l'unité ferme de la puissance du philosophe et qui entre en contradiction avec l'esprit de rationalité qu'il promeut dans toute son œuvre – même s'ils ne démentira point cette « vision » dans sa synthèse Ecce homo. Peut-être – j'y songe sérieusement – récrirai-je ce livre en n'en gardant que les extraits éloquents, que les directions les plus fermes et inédites, que les synthèses les plus fortes – alors ce livre de 350 pages en comptera-t-il moins de 50 peut-être, et ce sera véritablement un guide clair et frappant plutôt que le délaiement élégant qu'il figure délibérément par souci de postérité et de patrimoine. Je distingue en ce Nietzsche ce que je n'ignorais pas, que j'estime personnellement un superflu, de ce que je me représente comme des excès de littérarité mystique, empruntée de manière à signifier la profondeur, pour la symboliser, pour étendre la portée et le lectorat de l'œuvre grâce à la dimension céleste qui, ostensiblement éthérée, ne se soucie pas, sauf en « style » voire en « beauté », de la densité de l'écrit : ce sont ces facticités-là que je réprouve.

Et néanmoins, comme je suis satisfait ! Je continuerai Nietzsche, m'abstenant de ses manies, de ses biais, quoique d'un élan moins assidu sans doute, ne disposant pas des mêmes libertés : on ne dépasse un homme qu'après l'avoir entièrement compris et circonscrit. Une joie épanouie m'a saisi à la relecture de Ainsi parlait Zarathoustra : c'est que j'en ai écrit des pages entières sans le recopier, que j'en savais et prévoyais les termes de vérité. Ainsi ai-je tant connu Nietzsche : ses reculs avec ses défauts ; j'échappe à la position de disciple, de séide, d'émule ; Nietzsche m'est une borne chère : je l'ai passée ; presque tout son mystère m'est arrière ; je lui suis reconnaissant, mais aussi, je le sais, il voudrait malgré cela que je poursuivisse mon chemin. J'y vais, j'avance un pas avec son bagage et sa route : n'importe si je ne foule que quelques enjambées de plus ; c'est ma façon à moi de surmonter l'homme que je suis ainsi que tout l'homme resté au village dans son salon soporifique et aux lumières bleues. Nietzsche confirme chaque homme supérieur, il est l'essor et la visée, la science élémentaire en la fondation de sa méthode ; tout philosophe réel le considère comme un socle, mais il faut encore développer ce période, ce calvaire et cette passion, son extase ; sa « petite mort », ne doit pas être le dernier mot, l'ultime souffle exhalé : il faut, à partir de là, bâtir plus loin, plus loin...

À suivre : La Horde du Contrevent, Damasio.

***

« « Nous avons inventé le bonheur », disent les derniers humains et ils clignent des yeux.

Ils ont quitté les contrées où il est dur de vivre : car l'on a besoin de chaleur. On aime encore le voisin et l'on se frotte à lui, car l'on a besoin de chaleur.

Devenir malade et éprouver de la méfiance leur paraît relever du péché : on marche avec précaution. Fou donc celui qui trébuche encore sur des pierres ou des humains.

Un peu de poison par-ci par-là : cela donne des rêves agréables. Et beaucoup de poison pour finir : cela donne une mort agréable.

On travaille encore car le travail est un divertissement. Mais on prend soin que le divertissement ne soit pas trop fatigant.

On ne devient plus ni riche, ni pauvre, l'un est l'autre sont trop pénibles. Qui veut encore gouverner ? qui veut encore obéir, l'un et l'autre sont trop pénibles.

Point de berger et un troupeau. Chacun veut la même chose : chacun sera pareil, celui qui sentira les choses autrement, ira volontairement à l'asile d'aliénés.

« Jadis tout le monde était fou », disent les plus finauds et ils clignent des yeux.

On est malin et l'on sait tout ce qui s'est passé : ainsi on n'en finit pas de se moquer. On se querelle encore mais on se réconciliera bientôt – sinon ça abîme l'estomac.

On a son petit plaisir pour le jour et son petit plaisir pour la nuit : mais l'on révère la santé.

« Nous avons inventé le bonheur », disent les derniers hommes et ils clignent des yeux.

Et sur ces mots s'acheva le premier discours de Zarathoustra, discours que l'on appelle aussi « le prologue » : car à cet endroit les cris et la joie de la foule interrompirent Zarathoustra : « Donne-nous ce dernier homme, ô Zarathoustra, s'écrièrent-ils, fais-nous devenir ce dernier homme ! Et nous te faisons grâce du surhomme ! » Et toute la foule jubilait et claquait de la langue. Mais Zarathoustra devint triste et il dit à son cœur :

« Ils ne me comprennent pas, je ne suis pas la bouche qu'il faut à ces oreilles. J'ai vécu par trop longtemps dans les montagnes, j'ai trop écouté les ruisseaux et les arbres : or me voici en train de leur faire des discours pour chevriers.

Mon âme est immobile et limpide comme la montagne au matin. Mais ils trouvent que je suis froid et me prennent pour un railleur aux farces sinistres.

Et les voici qui me regardent et qui rient : et tout en riant ils me haïssent encore ; il y a de la glace dans leur rire. » » (pages 26-28)

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