5. Sombres souvenirs

LUNA

"Il n'y a pas une minute à perdre."

C'était ma seule et unique pensée, après avoir quitté le Conseil. Je devais rejoindre la caserne le plus rapidement possible afin d'informer mes guerrières sur les récents événements.

Je relevai la tête. Le jour commençait à poindre, laissant des traces roses et orangées dans le ciel encore sombre. La Forêt semblait se tirer d'un doux songe, et les bruits de la nuit étaient peu à peu remplacés par le chant mélodieux des oiseaux.

Je me dirigeai d'un pas pressé vers un étrange cube gardé par trois guerrières en armes. En me voyant approcher, elles se raidirent imperceptiblement. Je fronçai les sourcils.

- Laissez-moi passer!

- Et en quel honneur? Identifiez-vous!

La lumière se fit. Mes guerrières ne m'avaient pas reconnue! Si j'y pensais, il n'y avait rien d'étonnant: je portais une grande cape noire qui dissimulait mon visage et mon corps, et il faisait encore sombre.

Avec un soupir agacé, je rabattis d'un geste brusque la capuche, libérant ma crinière mordorée.

La guerrière pâlit et afficha une expression paniquée.

- Je... Je suis désolée, chef! Je ne savais pas que c'était vous!

- J'espère bien...

Je la fusillai du regard et elle se recroquevilla sous mes impitoyables yeux d'ambre.

- Bon, je n'ai pas de temps à perdre avec ces enfantillages. J'ai besoin de la Cage pour accéder aux basses branches.

La guerrière effectua un garde-à-vous tremblant, me faisant sourire.

- Bien sûr, chef! Tout de suite, chef! Allez! Remuez-vous! Vous voyez bien que la Première guerrière est pressée! dit-elle en se tournant vers ses comparses, étonnées.

J'observai les deux guerrières se tirer de leur léthargie et se diriger d'un pas traînant vers d'énormes engrenages, de chaque côté de la Cage. Les jeunes femmes commencèrent à pousser sur une lourde barre de fer, ce qui enclencha le mécanisme. Avec un grincement sourd, les roues dentelées tournèrent les unes sur les autres et bientôt, j'aperçus une nacelle dans le cube. Elle était soutenue par de solides cordages, mais tanguait dangereusement.

"Voyons, ressaisis-toi, tu as fait bien pire" murmurais-je en montant dans la cabine, pas rassurée du tout.

La nacelle émit un grincement sinistre. Je serrais tellement mes mains sur le rebord que les jointures commençaient à blanchir.

Ne semblant pas remarquer mon trouble, les guerrières commencèrent à relâcher les cordages, ce qui fit osciller dangereusement la nacelle au-dessus du vide. Je déglutis, et me préparai à affronter la descente infernale.

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Le bruit des armes s'entrechoquant avec violence et les cris de guerre des belligérantes résonnaient à mes oreilles comme une douce mélodie. Avec un large sourire, je m'avançai à grands pas vers l'Amphithéâtre, qui était caressé par les premiers rayons du jour naissant.

Chaque arc accueillait une statue en bronze resplendissant de reflets cuivrés. Toutes les Premières guerrières y étaient représentées, leurs nobles traits figés dans le métal pour l'éternité.

Du coin de l'œil, j'aperçus la statue d'une jeune fille a l'expression fière et à la crinière indomptable. À ses côtés, un tigre majestueux me toisait avec mépris, du haut de son socle en marbre.

J'adressai un sourire à mon propre visage.

Le marbre translucide qui constituait l'Amphithéâtre brille au soleil, ce qui le rendait éblouissant. Je plissai les yeux, laissant la lumière me réchauffer doucement le visage.

En m'approchant de l'entrée de l'Amphithéâtre, je saluai les deux gardes armées jusqu'aux dents qui me reconnaissent tout de suite, à en juger par le vif salut militaire dont elles me gratifient.

Avec un sourire satisfait, je m'adressai à la première.

- Annoncez mon entrée, mais sans exagérer: pas de déclarations pompeuses, je veux de la discrétion.

- Bien, chef! Tout de suite, chef! me répondent-elles en chœur.

Je m'avançai donc sous les hautes arcades qui mènent à l'Arène avant de me figer.

Un chœur de trompettes et de tambours commença à entonner une marche solennelle tandis qu'une voix de stentor claironnait:

- Notre Première guerrière, Luna du Crépuscule, nous honore de sa visite! Prosternez-vous devant sa grandeur, sa magnificence, sa...

Je roule des yeux, excédée, et poursuivis mon avancée dans le couloir sombre.

Les murs suintaient d'humidité et la mousse verdâtre sur le sol émettait des bruits spongieux et mouillés à chaque fois que mon pied se posait dessus. Je promenai mon regard sur les parois, curieuse. Des graffitis célébrant la victoire d'une combattante ou se moquant de la vaincue ornaient les voûtes, gravées dans le marbre pour l'éternité.

J'avais l'étrange impression de me trouver au centre de la Terre. L'air immobile avait une odeur particulière, comme si personne ne l'avait respiré depuis des siècles. Un silence presque complet règnait dans le couloir.

Presque.

Le tambour résonnait encore entre les arcades, semblant rebondir sans fin contre les murs immaculés. Le son avait quelque chose, d'ancien, d'archaïque, et pulsait dans les souterrains comme le cœur même de la Terre.

Je fermai les yeux, me laissant emporter par le rythme hypnotique qui semblait provenir d'un autre monde. Le son était déformé par de nombreux échos : j'avais l'impression qu'une centaine de tambours résonnaient autour de moi.

La pulsation grave et puissante vibrait en moi, masquant les battements de mon propre cœur.

Souterrain... Tambours... Humidité...

Alors, je me laissai emporter par le flot des souvenirs.

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La pulsation puissante des tambours résonnait dans mon corps, masquant les battements de mon propre cœur.

J'étais entourée d'immenses femmes vêtues de blanc et murmurant une litanie torturée. Dans la nuit sans lune, la seule lumière provenait de la torche de la plus grande et belle des prêtresses -j'imaginais que c'est ce qu'elle étaient - qui siégeait en tête du convoi. Ses longs cheveux noirs coulaient dans son dos comme une rivière de jais, et ondulaient doucement.

Je baissai les yeux sur mon corps. J'étais minuscule par rapport aux prêtresses, et habillée d'une robe aussi immaculée qu'elles, à l'exception d'un arbre qui étalait ses racines noueuses sur ma poitrine.

La procession se déplaçait le long d'un tunnel sombre, suintant d'humidité. Le rythme des tambours rebondissait sur les murs, semblant se multiplier.

Une lueur dorée se dévoila lentement au fond du boyau obscur, et l'étrange litanie des prêtresses redoubla d'intensité, leurs voix devenant plus rauques, plus puissantes.

Je peinai à les suivre, mes jambes étant trop courtes. Je m'accrochai donc à la tunique d'une d'entre elles.

Soudain, la procession se figea devant un spectacle si époustouflant que je retins mon souffle.

Des racines énormes, puissantes et noueuses, semblaient chuter du plafond et envahissaient la salle, formant une forêt fournie. Des cristaux verts étaient accrochés à chacune d'entre elles, semblant pulser d'une vie propre. La salle dégageait une telle impression de sainteté que mon instinct me souffla de baisser les yeux, de peur de corrompre cette pureté.

Et finalement, je compris.

Je me trouvais sous l'Arbre, et c'était Ses racine.

La Grande prêtresse s'avança d'une démarche pleine de noblesse et de grâce et s'agenouilla devant la plus grosse des racines, qui portait un cristal bleu.

Elle commença à parler, de sa voix rauque et envoûtante.

- Ô Arbre, notre père à tous, daigne accueillir tes humbles servantes dans ton temple. Approche, mon enfant.

Un peu impressionnée, je m'avançai, trébuchant dans ma tunique trop grande.

La prêtresse posa sa main fraîche sur mon épaule, me faisant frissonner.

- Ô Arbre, voici l'une de tes filles. Elle a atteint l'âge de rejoindre une caste: ce soir, elle fête ses sept lunes.

La prêtresse me fixa de ses prunelles profondes et j'eus soudainement l'impression de me perdre dans son regard.

- Mais, poursuit-elle, cette enfant n'est pas comme les autres. Depuis des temps immémoriaux, nous trouvons nos filles ici, dans votre sanctuaire, au moment où la lune disparaît. Chaque année, au moment où la nuit est la plus sombre, vous nous offrez le plus précieux des cadeaux: une nouvelle sœur de Crépuscule, ce qui permet à la communauté de survivre sans l'écoeurante intervention des mâles.
Cette enfant n'a pas été trouvée lors de la nouvelle lune. Il y a sept lunes de cela, la nuit était éclairée par un disque d'argent parfait: une pleine lune! Cet étrange phénomène reste inexpliqué, et nous comptons sur vous, Père, pour nous éclairer.

La Grande prêtresse se tourna vers moi, non sans avoir baisé avec dévotion la racine de l'Arbre.

- C'est l'heure de l'offrande.

Avec effroi, je la vis soulever un grand coutelas aiguisé et s'approcher de moi. Je me débattis avec l'énergie du désespoir mais deux autres prêtresses m'immobilisèrent. Terrorisée, j'observai la lame s'approcher de mon poignet.

D'un geste sec, le couteau mordit ma chair, me faisant hurler de douleur.

Le liquide couleur rubis coula lentement sur mon bras, et une goutte tomba sur le cristal azur, qui se teinta immédiatement d'écarlate.

Les racines semblèrent alors prendre vie: elles se tordirent et grouillèrent sur le sol comme des serpents pour former une sorte de trappe.

- Ouvre-la et laisse toi glisser. Tu vas avoir l'honneur de rencontrer l'esprit de l'Arbre, déclara la Prêtresse.

En grimaçant à cause de mon bras blessé, je rabattis la trappe, qui laissa entrevoir une entrée obscure et étroite.

Je pris une grande inspiration et je sautai.

Le trou m'avala, me plongeant dans une obscurité totale. Je ne faisais que chuter, de plus en plus profond dans les entrailles de la Terre, à une vitesse folle. J'essayais de ne pas penser à mon arrivée et à l'état dans lequel j'allais être.

Enfin, après un laps de temps inconnu, j'atterris sans douceur sur une masse gélatineuse qui amortit l'impact.

Avec une moue de dégoût, je me relevai en observant la salle dans laquelle je me trouvais.

"Je suis dans le cœur de l'Arbre"

C'est la seule explication qui me venait à l'esprit. La pièce était constituée d'un bois sombre et veiné d'or, et semblait de forme circulaire. Un étang couleur d'argent reflétait les rayons de lumière du soupirail dans le plafond.

Sur un socle d'ébène trônait le plus gros rubis que j'aie jamais vu. Il pulsait de vie, m'attirant irrésistiblement. Je m'approchai, hésitante. Finalement, je posai un doigt sur la gemme brillante.

La douleur fut indescriptible.

Je hurlai de toute la force de mes petits poumons et me debattis pour retirer ma main du joyau infernal. Rien n'y faisait. Mon doigt restait désespérément collé au Rubis.

Après plusieurs minutes de panique totale, je me décidai à résister. Bien que l'atroce douleur brûlait par vagues mon bras droit, je me calmai et m'empêchai d'hurler en me mordant la joue jusqu'au sang.

Alors, je sentis quelque chose. Une présence étrangère fouillait mon esprit sans délicatesse, retraçant le moindre événement de ma courte vie. Avec rage, j'essayai de faire barrière à la chose, mais celle-ci balaya mes défenses avec une facilité déconcertante.

Une voix grave et profonde résonna soudainement dans mon esprit, me faisant frissonner d'effroi.

- Luna du Crépuscule... Tant de courage et de hargne dans cette petite personne.

- Qui êtes-vous?

Un rire rocailleux se fit entendre.

- Eh bien, mon enfant, ne reconnais-tu donc pas ton père?

- Vous êtes l'esprit de... l'Arbre?

Je frissonnai de plus belle.

- Quelle perspicacité... Mais je sens sur toi une bénédiction, et puissante avec cela. C'est ma sœur la Lune... Tu es sa protégée. Alors, qui est-tu vraiment, fille de la Lune?

De nouveau, je sentis l'esprit millénaire appuyer sur le mien. Les couleurs, odeurs, et souvenirs semblèrent s'intensifier et dans un spasme douloureux, je crachai une boule de lumière dorée. La lumière émit un doux ronronnement et augmenta, jusqu'à devenir insupportable. Je détournai le regard.

Un instant plus tard, un petit tigre me fixait de ses grands yeux d'ambre.

Émerveillée, je caressai le petit animal qui ronronnait de plus belle en se frottant contre mes jambes.

- Qu'est-ce qu'il est mignon...

L'esprit de l'Arbre se mit de nouveau à ricaner, ce qui m'agaça prodigieusement. Pour qui se prenait ce vulgaire végétal ?

- Ce tigre a l'air d'être adorable et inoffensif, mais dans quelques années, il sera puissant et craint. Tout comme toi, fille de la Lune. C'est ton animal-totem, l'incarnation animale de ton âme. Il sera ton plus fidèle compagnon.

Un fort scintillement attira mon attention. Sur l'autel, éclairé par un rayon lunaire, un pendentif d'argent gravé d'un tigre luisait doucement.

- Tu pourras l'invoquer grâce à ce bijou.

J'enfilai précautionneusement le pendentif.

La voix profonde de l'Arbre prit soudain des accents solennels.

- Et maintenant... Il est temps de découvrir à quelle caste tu appartiens, fille de la Lune.

- Je m'appelle Luna, dis-je, agacée.

- Bien, fille de la Lune, déclare l'Arbre en m'ignorant totalement, approche-toi de l'étang et sors l'objet qui s'y trouve.

Je m'approchai de l'étang qui resplendissait comme de l'argent sous les rayons lunaires. En y plongeant la main, l'eau commença à chauffer et à diffuser une douce lueur dorée.

D'un geste ample, je tirai une épée d'argent de l'étang.

Je retins mon souffle tant l'arme est magnifique. Une myriade de gouttes coulaient le long de la lame affûtée. Le pommeau était fait de pierre de lune et le manche semblait d'ambre pure. En plissant les yeux, je parvins à distinguer des corps d'insectes, figés dans la gemme pour l'éternité.

Je soupesai l'épée. Légère et équilibrée, elle s'adaptait parfaitement à la paume de ma main.

- Ainsi, tu es une guerrière... Cela ne m'étonne pas. Cette épée se nomme Clairdelune et a un brillant passé: sois-en digne.

- Je le serai.

- Il est temps pour toi de rejoindre tes sœurs, fille de la Lune. Jure sur ta lame de ne raconter à personne ce que tu as vu aujourd'hui.

Avec mon épée, je recueillis un peu de sang de ma blessure au poignet. Le liquide couleur rubis coula doucement le long de la lame d'argent.

- Sur ma lame et sur mon sang, je jure de ne jamais raconter ce que j'ai pu voir ou entendre ici.

- Bien, il est temps de nous dire adieu.

"Nous nous reverrons un jour, Luna, fille de la Lune."

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- Luna! Luna!!

J'ouvris difficilement les yeux, m'extirpant de mes souvenirs, et découvris deux prunelles d'émeraude écarquillées à quelques centimètres de mon visage.

- Mim? Qu'est-ce qu'il se passe?

- C'est la Pythie! Elle s'est réveillée!

Je me relevai d'un coup. Si cela s'était vraiment produit, la situation était grave.

- J'y vais tout de suite. Annonce la destruction des Amazones par l'Ombres aux guerrières et dis-leur de redoubler de vigilance, je n'ai pas le temps de le faire.

Je tournai les talons d'un pas pressé.

- Luna?

Je me fige.

- Oui?

Mim me fixait avec curiosité.

- Que faisais-tu? Je t'ai cherchée pendant des heures. Tu t'étais perdue?

- Perdue?...

Mon regard se perdit lui aussi dans le vague, et je repensai à mon aventure dans les tréfonds de la Terre.

- Oui, je pense que je m'étais égarée. Dans mon passé.

Et je m'en allai, laissant derrière moi
une Mim perplexe par ma réponse sibylline.

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Alors, le chapitre 5 vous a plu? Tout d'abord, excusez-moi pour mon petit retard mais je suis en vacances, et taper un chapitre dans une voiture est beaucoup plus compliqué ;)
Ce chapitre a été un peu complexe à écrire, parce que l'action se déroule à deux moments différents. Pour l'Amphithéâtre, je me suis inspirée du Colisée (de Rome bien entendu). Dites-moi si le flash-back vous a convaincu (ou pas!) dans les commentaires, j'ai besoin de vos conseils pour m'améliorer!

Bisous et à la semaine prochaine!

Votre dévouée,

Nocturnale.

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