19. Invocation
LUNA
Le temps semblait s'être figé.
Nous étions quatre, au centre de la tente obscure, luttant contre l'instinct qui nous hurlait de nous enfuir.
Quatre chevelures brillantes ternies par la poussière du voyage.
Quatre regards perdus mais décidés, d'un courage presque peureux.
Quatre cœurs battant à l'unisson.
Quatre jeune filles au milieu des mâles.
Nous étions assises en cercle sur le sol de terre battue, le corps raidi par la méfiance. Dans la pénombre, les rayons qui s'infiltraient par la porte semblaient d'or pur.
En sentant le poids des regards masculins sur nous, je frissonnai.
Nous étions sans défense.
Nerveusement, je traçais des arabesques dans la poussière, noircissant le bout de mes doigts.
- Bien femelles, nous allons commencer. C'est un sort très difficile, et il prendra fin à la tombée de la nuit. Il faut que vous soyez rapides.
Le mage aux yeux de saphir nous fixa d'un air mauvais, son éternel rictus satisfait aux lèvres.
Je dégainai Clairdelune, menaçante.
- Je te conseille de faire attention à ton sort si tu ne veux pas tâter de ma lame...
À mes côtés, Sasha foudroyait le mage de son regard brun.
- Je te préviens: si j'entends la moindre rune suspecte, je te réduis en cendres.
Un sourire victorieux se posa sur mes lèvres. Après tout, nous ne sommes peut-être pas si inoffensives...
En grommelant, le mâle aux yeux bridés rentra au centre de notre cercle, et se pencha sur le sol poussiéreux. Je plissai les yeux, curieuse de découvrir ce que manigançait le mage.
Pour la première fois, son regard bleu profond ne traduisait aucune malveillance. Seule une grande concentration y brillait, ainsi qu'une étrange étincelle mystique. Un éclat de passion.
La signification de ce regard me frappa soudainement: Shiro vivait pour la magie.
Soudain, ses doigts pâles se nimbèrent d'une lueur azurée, surnaturelle. Avec douceur, presque gracieusement, le mage posa son index sur la poussière et traça un simple trait.
Une ligne couleur saphir qui scintilla dans l'obscurité.
La danse de ses mains s'accéléra , rendant presque invisibles ses fluides mouvements. Des arabesques bleutées fendaient la pénombre, rappelant les êtres d'autres temps à la vie. Les runes semblaient valser autour des mains d'albâtre du mage, s'entrelaçant dans les mèches de soie noire.
Puis, tout aussi soudainement, Shiro s'immobilisa.
Sur la poussière luisait un pentacle à cinq branches, nimbant les visages fascinés d'une lueur azurée.
Avec lenteur, le mâle se positionna au centre de celui-ci. Dans sa main droite, il serrait le bâton de pouvoir des magiciens.
- Femelles, tenez-vous les mains.
La voix rauque et autoritaire du mage résonna dans le silence de la tente.
Par réflexe, nos mains s'entrelacèrent, moites et glacées.
Mon cœur battait la chamade, frappant douloureusement ma poitrine. Je sentais l'adrénaline courir dans mes veines, m'enflammant toute entière. Le danger me rendait si... vivante.
Soudain, Shiro ouvrit les yeux.
Je retins à grand peine un cri de stupeur. Ses prunelles étaient fendues, comme celles d'un serpent.
Comme celles d'un cobra.
Le mage inspira lentement, une lueur prédatrice dans le regard.
Et ses lèvres commencèrent à former les mots de pouvoir.
Ej, Shiro
Falathar dèlsulta tanavial
Se romasta galahad sohlaaj...
L'air se chargea d'une énergie destructrice. Je sentis les étincelles magiques crépiter autour de notre cercle, chaque mot prononcé résonnant douloureusement dans mon corps tendu.
Salahad gùltar ęsprirav kanę
Hafaël monęræ jihiram
Djinns...
Shiro semblait avoir de plus en plus de mal à parler. Une goutte de sueur dévalait sa tempe et ses traits étaient crispés par l'effort. Son bâton de mage semblait entouré de flammes bleutées, qui parcouraient aussi son corps. Il était littéralement brûlé vif.
Aastar nę ignis fimorön
Malœn stenartę novolęs
Es sęlęnę fëanor isil
Argawaęn !
La douleur m'envahit, dévastatrice.
Argawaęn !
Mon sang était en feu. Chacun de mes os se réduisit en poussière, mes muscles furent lentement arrachés à leurs ligaments.
Un hurlement de pure souffrance retentit. Je ne savais même pas si c'était le mien.
Argawaęn !
Un éclair de lumière m'aveugla et je plongeai dans les ténèbres.
***
Une douleur cuisante à la joue me sortit de ma torpeur.
J'ouvris les yeux, et plongeai dans un océan de noirceur.
Ark. Évidemment.
- Non, mais ça va pas ? De quel droit...
Oh, par le caleçon de l'Arbre Père.
Ma voix. Elle était grave, un peu rauque mais surtout... masculine.
Non...
Brusquement, je me redressai pour faire face au général. À ma grande surprise, il ne me dépassait que d'une demi-tête, ce qui était une nouveauté: j'avais toujours été obligée de me tordre le cou pour le regarder.
Il me fixait avec fascination, le regard rivé sur mon visage.
Oh non... Est-ce que le sort aurait marché...?
Frénétiquement, je me touchai le visage. Ma mâchoire était plus large, ma peau moins douce et un peu rugueuse... Même mon corps était étrange: lourd, raide, je ne me sentais pas du tout à mon aise.
Ce n'est pas moi !
Un ricanement me sortit de mes réflexions affolées.
Le général me regardait, goguenard.
- Qu'est-ce que ça fait d'appartenir au sexe fort ?
Trop effrayée pour le découper en morceaux, je me précipitai vers le miroir au fond de la tente. Là, reflété sur la surface brillante se tenait un mâle.
Des yeux d'ambre m'observaient, apeurés. Ses traits étaient nobles: il avait une mâchoire carrée et des pommettes hautes qui dessinaient des ombres sur ses joues. Ses cheveux châtains étaient courts, bouclés et s'harmonisaient parfaitement avec son teint cuivré.
Tout cela aurait été normal si cet inconnu ne me ressemblait pas comme un frère.
Avec dégoût, je pris conscience que ce mâle, c'était moi.
- Luna ?
Je me retournai.
Devant moi se trouvait un beau jeune homme à la chevelure flamboyante et à la peau laiteuse. Il était parfait: chaque centimètre de son corps musclé et élancé semblait été taillé dans le marbre le plus pur. Mais... ses yeux de saphir étaient emplis d'écœurement et d'incompréhension.
Mon cœur manqua un battement.
- ...Ava ? Alors le sort a marché !
Le roux acquiesça, effrayé.
- C'est tellement... bizarre. Je veux dire, nous avons des corps de mâles !
- Les filles !
Deux jeunes hommes se précipitèrent sur nous. Le premier avait la peau et les cheveux sombres et un regard brun perçant. L'autre était blond avec de grands yeux gris rêveurs qui m'étaient très familiers.
- Sasha ? Diane ?
Le brun hocha la tête.
- Il faut croire que ce mage de foire a réussi son coup... Vous ne trouvez pas ça écœurant d'avoir un corps de mâle ?
Je hochai frénétiquement la tête.
- Si ! Penser que nous avons pris la forme de ces créatures impures... Et puis, ces corps ne sont pas du tout maniables !
- Exactement ! Depuis que j'ai repris conscience, je ne fais que trébucher et me cogner à tout les obstacles. C'est vraiment des balourds !
- Et bien merci du compliment...
Shiro nous toisait d'un air méprisant, à coté des trois autres Aarmeeriens.
Absorbées dans notre conversation, nous n'avions pas remarqué les quatre "vrais" mâles qui nous observaient, déconcertés.
Herran éclata de rire, incrédule.
- Qui aurait dit que nos jolies demoiselles pouvaient devenir des gars normaux ?
Je grognai, agacée.
- Je te conseille de surveiller tes mots, sinon je te jure que les "jolies demoiselles" vont s'occuper de toi.
Le mâle déglutit, nerveux. J'imagine que ma voix grave et ma nouvelle carrure y étaient pour quelque chose. Finalement, être un mâle n'avait pas que des inconvénients...
La voix rauque d'Ark résonna, autoritaire.
- Bien, c'est l'heure de partir. Le marché des trois écus bat son plein.
Mettez-vous par binômes, nous nous retrouvons dans ma tente à la tombée de la nuit.
Le général était nonchalamment appuyé contre une des parois, froid comme la glace. Mais lorsque son regard ténébreux se posa sur moi, un sourire mauvais se dessina sur ses lèvres.
- Allons-y, partenaire.
Je levai les yeux au ciel. Devait-t-il toujours être aussi dramatique ?
***
SASHA
En sortant de la tente, je fus aspirée par la masse grouillante de mâles. Les odeurs, les couleurs... Tout se mêlait joyeusement, me donnant le tournis.
- Suis-moi et surtout, ne me perds pas de vue ! Tu pourrais être assez bête pour te perdre.
Je lançai un regard résigné à mon nouveau partenaire.
Shiro me fixait d'un air glacial, comme à son habitude.
Le mâle aux yeux bridés serrait dans sa main gauche son bâton de mage. J'y jetai un regard envieux: j'avais été obligée de laisser le mien chez le général.
Je ne l'aurais avoué pour rien au monde, mais il m'avait impressionnée tout à l'heure, pendant l'invocation. Les runes qu'il avait employées... Eh bien, je ne les connaissais pas toutes, ce qui était très rare. De plus, les runes elfiques étaient particulièrement difficiles à employer: on ne comptait plus les sorciers consumés par leur propre magie.
Soudain, une main froide me saisit le poignet, me faisant sursauter.
- Je t'ai dit de me suivre, femelle.
Un instant, je restai figée par la profondeur de ses yeux indigos. Quelque chose dans son regard était brisé, malsain. Si ce n'était pas lui,
j'aurais dit que de la souffrance brille au fond de ses pupilles.
Je me dégageai avec une force qui m'est étrangère, sans doute due à mon corps masculin.
- Je ne suis plus une enfant, je n'ai pas besoin que tu me prennes la main. Et ne m'appelle plus "femelle" imbécile, je suis censée cacher ma nature.
Ignorant les bousculades des guerriers, Shiro se rapprocha de moi et susurre à mon oreille:
- Petite magicienne, je te rappelle que tu es perdue à Aarmeer parmi tes pires ennemis, et désarmée. Je pourrais faire ce que je veux de toi... Ne me manques plus jamais de respect si tu ne veux pas en payer les conséquences.
Shiro me saisit une nouvelle fois le poignet et m'entraîna dans la foule, le visage fermé.
Il était vraiment bizarre.
Mais ma légendaire curiosité s'était éveillée.
- Attends, où allons nous ?
À ma grande surprise, le mage n'ignora pas ma question, et m'adressa un rictus que je qualifierais de tordu.
- Dans le lieu le plus secret et fascinant d'Aarmeer... Un endroit pour les gens comme toi et moi.
***
DIANE
J'avais du mal à suivre Jack dans la foule qui m'oppresse de tous les côtés. Heureusement, sa chevelure blonde resplendissait au milieu des têtes brunes, ce qui me facilitait la tâche.
Le jeune homme se retourna et m'offre un sourire éblouissant.
Mon cœur rata un battement.
- Ça va ? Pas trop désorientée par le bruit ?
- C'est gentil de t'inquiéter, mais tout va bien.
Il lâcha un petit rire gêné.
- Je suis désolé, j'ai tendance à faire ça tout le temps. Ark est exaspéré ! Je ne sais pas combien de fois il m'a répété que je n'étais pas sa mère. Mais je n'y peux rien, c'est dans ma nature.
Je lui adressai un sourire timide.
Ce garçon était un vrai rayon de soleil.
- Ne me perds pas de vue, nous allons dans la taverne de la tête d'or, c'est un endroit très mal famé. Un de mes amis Rôdeurs y est de passage et je suis sûr qu'il pourra nous renseigner.
Il m'attrapa la main et je sentis mes joues se teinter d'écarlate.
Maudite timidité ! Si j'avais la témérité de Luna, la répartie de Sasha ou la beauté éclatante d'Ava...
Mais je n'étais qu'une petite artisane, tout juste capable de bricoler des mécanismes ou forger des armes.
Je savais que j'étais fade, quasiment invisible par rapport à mes trois compagnes, mais cela ne me gênait pas. J'avais toujours détesté être au centre de l'attention.
Mais en me perdant de nouveau dans les yeux cristallins de Jack, un nouveau courage m'envahit.
Je ne voulais plus être invisible.
***
AVA
Herran m'entraîna dans la foule du marché, me plongeant dans les arômes écœurants de nourriture.
Je plissai le nez, dégoûtée.
Qu'est-ce que je faisais ici ? En ce moment, j'aurais dû être dans la forêt et ramasser les herbes médicinales. Il avait fallu que je suive cette guerrière prétentieuse...
Je soupirai.
À la seconde où mes yeux avaient croisé les siens, je l'avais haïe de tout mon cœur. Je ne savais même pas pourquoi. Peut-être que nous étions trop différentes... Cette sauvageonne passait son temps à se battre, à diriger l'armée d'une main de fer sans se soucier un minimum de son apparence !
D'une certaine façon, elle était égoïste. Luna avait voué sa vie à défendre Crépuscule, mais elle ne s'occupait jamais des petites blessures quotidiennes, des souffrances personnelles de chaque habitante.
Moi, je passais mon temps à essayer de les soulager. J'avais conscience que mon rôle était modeste par rapport à celui de la grande guerrière, mais en dirigeant les guérisseuses, je me sentais utile.
Je savais très bien que j'étais superficielle et trop fière de ma beauté. Depuis toute petite, c'était mon seul atout. Le seul moyen d'attirer l'attention sur moi, de sortir de ma banalité affligeante. L'unique façon de surpasser Luna et de l'humilier.
Je n'étais ni intelligente, ni courageuse, ni généreuse. La seule chose que j'avais, c'était une ambition dévorante et une beauté éphémère.
Alors, quand le guerrier se retourna et me sourit, je me contentai de sourire et saisir sa main.
Je le suivis, sans poser de questions, sans m'indigner.
Tais-toi et sois belle.
******
Ouf !
Ce chapitre était particulièrement difficile à écrire. Entre l'invocation, les différents points de vues et l'analyse psychologique des personnages, j'ai bien peur de m'être perdue !
Dans le prochain chapitre, vous aurez le PDV des garçons et bien sûr la suite des aventures des binômes (Ark et Luuuna ;))
Dites-moi ce que vous avez pensé des PDV et du chapitre en général, parce que je n'en suis pas vraiment satisfaite. J'ai besoin de votre aide !!
Bisous et à la semaine prochaine !
Nocturnale
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