11. Thanatos
LUNA
J'étouffais.
L'air était lourd, humide, chargé d'orage. Il s'infiltrait dans mes poumons et m'alourdissait de plus en plus, comme si je me changeais lentement en statue de sel.
Je suis sûre que vous avez déjà connu des nuits d'été comme celles-ci. Vous aviez sûrement été écrasés par la chaleur, écrasés par vos pensées qui ne vous laissaient pas en paix, étouffés par les draps qui s'enroulaient sournoisement autour de vous.
Alors vous vous démeniez, vous rouliez d'un côté, puis de l'autre, vous vous installiez sur le ventre, le dos ou sur le côté. Vous essayiez de faire le vide dans votre esprit, de penser à quelque chose d'agréable pour vous endormir.
Mais rien n'y faisait.
Vous vous sentiez toujours aussi asphyxiés, et votre recherche du sommeil était vouée à l'échec.
Oui, c'était exactement le type de nuit qui était en train de m'étouffer en ce moment.
Alors, quand ça m'arrivait, je faisais toujours la même chose, comme lorsque j'étais petite.
Je sortais.
D'un bond, je me libérai de mes couvertures, et enfilai une tunique par-dessus ma chemise de nuit. Je jetai un coup d'œil à Clairdelune, qui resplendissait sur ma table de chevet.
Un soupir m'échappa. Je saisis mon épée, et sortis par la fenêtre de mon cocon.
***
Je courais sur la large branche couverte de mousse, de plus en plus haut. J'escaladais le tronc en me servant des aspérités du bois, faisant corps avec l'Arbre Père.
Bientôt, l'épais feuillage devint plus clairsemé, laissant entrevoir la splendeur du ciel nocturne.
Un dernier effort, et je trouvai mon refuge, le même depuis toujours.
A cet endroit, le bois sombre s'enroulait en un noeud en forme d'étoile, deux fois plus grand que moi. Les branchages formaient une sorte de voûte incomplète, laissant une vue imprenable sur le ciel et la lune.
Je m'y affalai, haletante.
J'avais découvert cet endroit à onze lunes, lors d'une de mes nombreuses insomnies. Depuis je venais là à chaque fois qu'il m'était impossible de dormir.
Il fallait que je réfléchisse.
L'Aarmeerien. Lui. L'immonde cancrelat qui s'était infiltré à Crépuscule. Mon seul rival en escrime. L'incompréhensible cafard qui m'avait affronté en voulant me tuer et qui, le lendemain, nous demandait la paix, la bouche en cœur. Ma seule satisfaction était que la geôlière, plus proche d'une montagne que d'un être humain, lui en avait fait voir de toutes les couleurs.
Je ricanai à cette idée.
Malheureusement, j'étais loin d'être idiote, contrairement à une certaine rousse. Parce qu'il y avait la Prophétie... La coïncidence était bien trop grande. L'allusion au camp des mâles dans les vers et leur subite proposition étaient liées, je le savais. En temps normal, j'aurais renvoyé le général chez lui avec une ou deux oreilles en moins, mais là...
Je poussai un gros soupir.
Nous avions dû lui monter la Prophétie et lui exposer notre théorie. J'avais eu des envies de meurtre en voyant ses yeux briller de convoitise. Le cancrelat s'était aussitôt proposé de conduire les concernées -c'est à dire nous quatre- à Aarmeer pour rencontrer les autres "élus". Il avait d'ailleurs déclaré en faire partie.
Évidemment.
Il semblerait que je devrai cohabiter avec ces mâles pendant la Quête. Cela me révulsait, mais éliminer l'Ombre était vital.
Je relevai la tête et un sourire mauvais se posa sur mes lèvres.
Si cet "Ark" pensait que nous avions fait ami-ami, tant mieux pour lui. Ce n'était pas parce qu'il a fait craquer trois des quatre membres du Conseil avec ses manières mielleuses que j'allais lui faciliter la tâche.
Oh que non...
***
ARK
L'aube commençait à peine à poindre lorsque je me tirai de mon sommeil réparateur. Je restai quelques secondes immobile sous les draps.
Qu'est-ce que j'avais bien dormi...
Il était vrai que la cellule miteuse et puante de la nuit dernière n'avait rien à voir avec cette chambre douillette, bien plus luxueuse que ma tente à Aarmeer. Même si elle se trouvait dans un étrange cocon à plusieurs centaines de mètres du sol.
Pas très rassurant.
De toute façon, angoisse ou pas, je pouvais dormir partout. Vraiment. Pour donner un exemple, même hier, aux fers, allongé sur la pierre froide et gluante, j'avais dormi comme un bébé. Je suppose que cette capacité me venait de mon environnement militaire: chaque seconde de repos était vitale.
Bref, il était temps de me lever. Les femelles m'avaient convié au discours qu'elles allaient faire à leur minable tribu pour annoncer qu'Aarmeer leur faisait l'honneur de s'allier avec elles.
Je commençai mes préparatifs, non sans avoir jeté un coup d'œil à la position du soleil dans le ciel.
Je détestais arriver en retard.
***
Escorté par deux guerrières, je parcourais la route principale de Crépuscule. Ou devrais-je dire la branche: le sol était moussu et de temps à autres, des noeuds de bois en surgissaient.
Le silence était glacial.
Des deux côtés du chemin, les habitantes de Crépuscule s'étaient rassemblées en pour m'observer intensément. J'interceptai des regards curieux, mais surtout haineux.
Je relevai la tête et les toisai avec tout le mépris dont j'étais capable. Ce n'étaient que des sauvages après tout.
Nous arrivâmes bientôt à une énorme estrade de bois précieux, sculptée avec une telle habilité qu'elle aurait facilement pu rivaliser avec le Dôme.
Les quatre dirigeantes m'y attendaient.
Je saluai d'un hochement de tête peau-d'ébène et blonde-aux-yeux-gris, qui m'observaient d'un regard neutre. Ensuite, j'adressai un petit sourire en coin à beauté-rousse-flamboyante qui me lança une œillade aguicheuse.
Je déglutis. Wow, rien que pour elle, mon voyage en valait la peine.
Enfin je foudroyai yeux-de-feu de mon regard le plus noir, frémissant de haine mal contenue. Elle me le rendit bien, me brûlant de ses prunelles incandescentes.
- Je vois que vous avez daigné nous honorer de votre présence, général.
Je lui adressai mon rictus le plus venimeux.
- C'est également un plaisir de vous voir, mademoiselle.
Peau-d'ébène nous coupa brusquement.
- Bien, maintenant que les civilités ont été échangées, nous pouvons passer aux choses sérieuses.
La femelle écarta théâtralement les bras et...
Se transforma en torche humaine.
Je poussai un cri de stupeur.
La magicienne était entourée de flammes d'un bleu électrique qui effleuraient son corps, sans la brûler. Les volutes de fumée couleur saphir s'élevaient vers le ciel, visibles à des kilomètres.
Yeux-de-feu me lança un regard goguenard pendant que je me remettais de ma frayeur.
Sasha saisit son bâton de magicienne, surmonté du même saphir que celui de Shiro.
- PEUPLE DE CRÉPUSCULE! NOUS AVONS UNE NOUVELLE IMPORTANTE À VOUS ANNONCER.
Je grimaçai. Sa voix était incroyablement puissante, elle devait l'avoir amplifiée par magie. Décidément, je ne supportais pas les magiciens, qu'ils soient mâles ou femelles.
Aussitôt, la clairière à nos pieds commença à pulser de vie. De nombreuses femelles descendaient avec agilité de leur branche et bientôt, une véritable foule se trouva sous le promontoire.
Des femmes.
Jeunes, vieilles, petites, grandes, jolies ou non, brunes, blondes, rousses ou châtains, elles étaient toutes là. Des centaines de femelles.
La magicienne s'avança, d'un pas calme et mesuré.
- Peuple de Crépuscule, déclara-t-elle plus doucement, au grand soulagement de mes pauvres tympans.
-Les temps sont sombres, vous le savez autant que moi. Avec l'assassinat de nos consœurs Amazones, l'Ombre a atteint un nouveau degré d'horreur. Certes, nous n'étions pas toujours d'accord avec leur convictions, plus radicales que les nôtres: elles voulaient en effet exterminer jusqu'au dernier mâle sur Terre et étendre leur domination aux territoires voisins. Bien que nous ne portions pas les Aarmeeriens dans notre cœur, nous ne voulons pas leur disparition car cela troublerait l'équilibre de ce monde. Nous devons détruire l'Ombre, c'est elle la menace. Et nous avons trouvé une solution. Je vais laisser la parole à notre première guerrière, Luna.
Yeux-de-feu s'avança d'un pas rapide, un demi-sourire sur les lèvres, visiblement pressée de s'adresser à la foule.
J'étouffai un ricanement.
Nous avions donc un point commun.
Elle s'appuya à la balustrade, sondant la foule du regard. Progressivement, les chuchotements cessèrent et le silence se fit.
Je haussai un sourcil. On dirait qu'elle avait de l'autorité.
Soudain, sa voix s'éleva. Grave, ronde, claire comme du cristal. Elle parlait doucement, presque en murmurant, mais chacun de ses mots résonnait comme un coup de tonnerre dans la clairière silencieuse.
- Mes sœurs. Je vais aller droit au but, comme à mon habitude. La Pythie s'est manifestée.
La clairière fut aussitôt submergée par des chuchotements de surprise. Yeux-de-feu foudroya immédiatement la foule de son regard incandescent, et la foule de calma.
- C'est moi qui ai recueilli la Prophétie. Nous avons donc commencé à la décrypter et nous avons découvert que nous, les membres du Conseil, faisions partie d'une Quête pour détruire l'Ombre. Ensuite, Sasha a émis une hypothèse. Il semblerait en effet que dans les vers, il est plusieurs fois fait mention d'une alliance entre Crépuscule et... Aarmeer.
Là, ce furent des cris de protestation qui résonnèrent et la foule commença à s'agiter.
- SILENCE!
La voix de la guerrière et le claquement de son épée sur la rambarde couvrirent le brouhaha. Mais le plus terrible, c'était son regard. On aurait dit qu'elle allait les bruler vifs.
J'eus un mouvement de recul.
- C'est de notre avenir dont nous parlons! Ne me coupez plus, sinon je jure que je descends de cette estrade et j'égorge quelqu'un au hasard.
Ah, oui. Effectivement.
Yeux-de-feu se reprit, encore flamboyante de fureur.
- Bien. Je n'y croyais pas non plus, mais un autre événement m'en a convaincu.
Elle se tourna soudain vers moi et me fit signe de la rejoindre sur l'estrade.
Je m'exécutai.
- Voici le général Ark d'Aarmeer. Il est venu nous proposer une alliance. Il assure que l'autre moitié des participants de la Quête se trouvent à Aarmeer, nous allons donc le suivre et confier Crépuscule à des personnes fiables.
Les femelles me fixaient, l'air hagard.
La voix de la guerrière s'adoucit.
- Ne vous inquiétez pas, nous serons prudentes. Je comprends que cela soit difficile à accepter, mais éliminer l'Ombre toutes seules est impossible. D'ailleurs, Aarmeer aussi a été attaqué et...
- LUNA! LUNA! C'EST L'OMBRE!
Le cri fendit l'air et le temps se fige.
Je me retournai lentement, comme pour découvrir le plus tard possible d'où vient ce hurlement de pure horreur...
***
LUNA
- LUNA! LUNA! C'EST L'OMBRE!
Mon sang se glaça.
Chacun de mes membres était paralysé, tétanisé par l'horreur.
Celle qui avait lancé le cri était une apprentie guerrière, de douze lunes tout au plus. Son visage était strié de larmes et de poussière.
Un corps gisait aux pieds de la petite. C'était une jeune fille.
Ses yeux verts, autrefois brillants, étaient ternes et sans vie. Son corps menu était disloqué au sol, comme un morbide pantin. Mais le pire, c'était l'immonde trace noire qui s'étalait sur tout le côté droit de son visage, s'enroulant autour d'elle dans une étreinte mortelle.
Mon cœur se gela.
- Non... murmurai-je.
D'un seul coup, je me précipitai sur le cadavre.
- MIM! NON!
Je la secouai avec la force du désespoir.
- Réveille-toi! RÉVEILLE-TOI!
Mais Mim ne faisait plus que me fixer de son regard mort, la Marque dévorant ses traits.
- Je n'ai rien pu faire, sanglota la petite.
Elle faisait sa ronde, je l'ai rejointe pour faire la mienne et...
Sa voix se brisa.
C'est alors que je remarquai le sang qui s'écoule sous la frange de cheveux bruns. Je les écartai avec douceur et hoquetai d'horreur.
Sur le front d'albâtre de la jeune fille, un seul mot était gravé en lettres de sang.
Thanatos.
Comme dans un rêve, je sentis les cheveux de soie noire de Sasha m'effleurer le visage.
- C'est un avertissement.
Je me retournai, le regard brouillé de larmes.
La magicienne me regardait, une étincelle de pitié dans ses yeux bruns.
- Cela signifie Mort dans la langue des anciens.
Je sentis la haine me dévorer. Jamais je n'avais ressenti une telle envie de tuer. Je baissai une dernière fois les yeux sur le regard vide de celle qui fut ma sœur.
Thanatos.
Et je m'abandonnai enfin aux larmes amères de mon désespoir.
***
Voilà! Un chapitre bien sombre, j'en conviens. Je suis sincèrement désolée de la mort de Mim, mais l'Ombre est vraiment impitoyable.
N'oubliez pas de commenter pour dire ce que vous en avez pensé, ça me fait vraiment plaisir!
Je vous embrasse bien fort,
Nocturnale
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