[24] juillet - loup-garous

"The world is full of obvious things which nobody by any chance ever observes."
— Sir Arthur Conan Doyle, The hound of the Baskervilles

« C'est vous le loup-garou ? demanda Eustache.

— Oui, pas mal le costume, non ? D'ailleurs, j'ai besoin de vous.

— Besoin de nous ? répétai-je mécaniquement, abasourdie par cette découverte.

— Je veux faire la peur de leur vie à ces Terminales. Être le point d'orgue de leur année !

— Et pourquoi ça ? demanda Eustache.

— Parce que le lycée sera pour la plupart d'entre eux l'une des meilleures parties de leur vie et que je me dois de le rendre inoubliable jusqu'au bout ! Vous imaginez ? Une dernière soirée avec ses amis, baccalauréat en poche, à échanger des anecdotes, des blagues et des baisers alcoolisés, et soudain... un loup-garou ! Combien de Terminales pourront raconter une histoire pareille plus tard ? Se remémorer un moment pareil ? Aucun à part eux !

— Vous êtes vraiment un professeur formidable M. Melbel, déclara Eustache.

— Oui je sais. »

Le regard de M. Melbel se fixa dans le vide, son menton était légèrement relevé et il avait une main sur la hanche. Il avait l'air d'une statue de héros grec, si on faisait fi de son costume de loup-garou.

« Et c'est quoi le plan ? demandai-je, rappelant le fan et l'idole sur terre.

— Vous devez attirer les autres dans la forêt. Tous les autres. Ensuite, je leur tombe dessus. L'idée, c'est qu'ils me voient tous, mais que jamais ils ne devinent que c'est moi.

— Comment allons-nous faire ça ?

— Alors ça Eustache, c'est votre mission. C'est bien pour cela que je vous ai appelés : moi, je n'avais pas d'idée.

— Je sais exactement comment faire. » dis-je soudain.

Ils se tournèrent tous deux vers moi, tandis que je peinais à réprimer mon sourire satisfait : j'allais enfin devenir un acteur à l'origine de l'action dans cette histoire.

🐺

« Tu es sûre de vouloir faire ça ? me demanda pour la énième fois Eustache.

— Il faut que ça ait l'air crédible, alors oui, répondis-je, sûre de moi.

— Très bien... »

Il hésita un instant, considérant l'arme de fortune que nous avions trouvée : une branche de ronces, puis passa à l'action. Il me griffa le bras et les jambes. Il prit ensuite de la main (ou plutôt de la patte) de M. Melbel le couteau suisse qu'il lui avait confié.

« Sûre de sûre ?

— Bon Eustache on n'a pas toute la nuit, si ça te fait peur, je peux le faire moi-même. »

À nouveau, il marqua un silence, hésitant. Il me tendis alors le couteau :

« Oui, fais-le s'il te plaît, j'ai déjà eu du mal à t'écorcher... »

Je me saisis de l'arme, pris une grande inspiration et...

Rien.

« Je n'y arrive pas non plus. »

Nous nous tournâmes alors tous deux vers M. Melbel :

« Pourquoi vous me regardez comme ça ? »

Nous le fixâmes intensément. Il comprit.

« Ah non, hors de question : je ne blesserai pas d'élève !

— Mais c'est pour votre blague !

— Non, je ne peux pas. »

Alors que nous tergiversions, un élément invraisemblable et pourtant bien réel vint résoudre notre problème :

la chouette de tout à l'heure lâcha le téléphone qu'elle avait volée à J-B sur ma main, qui portait toujours le couteau au-dessus de ma cuisse. Sous le choc, celui-ci glissa en s'enfonçant légèrement dans ma chair.

Je hurlai de douleur.

« C'est quoi ce truc ? demanda M. Melbel, ahuri.

— Le téléphone de J-B. », soufflai-je entre mes dents que je serrai pour essayer de contenir la souffrance.

M. Melbel allait poser une question pour essayer de comprendre, mais je ne lui en laissai pas le temps :

« C'est une longue histoire. Bon, je devrais y aller, ils ont dû entendre mon cri et doivent s'attendre à me voir sortir des bois.

— Très bien. »

Eustache avait prononcé ces mots en s'approchant de moi. Il posa une main solennelle sur mon épaule avant d'ajouter :

« Courage Renée. Que le Seigneur soit avec toi. »

Je me mis alors en chemin. Arrivée vers l'orée du bois, je commençai à courir et à hurler à l'aide, afin de parfaire l'illusion.

J-B ne tarda pas à me rejoindre :

« Renée ! Renée ! Ça va ? »

Dramatiquement, je me lassai choir sur le sol, et mis bien en évidence ma blessure. L'apercevant, J-B somma à ceux qui arrivaient d'appeler une ambulance. En quelques secondes, une foule de Terminales s'était amassée au-dessus de moi, me fixant de leurs yeux terrifiés et inquiets.

« Est-ce que ça va Renée ? répéta le délégué.

— On avait raison Jean-Baptiste...

— Raison sur quoi ?

— Eustache... Il est de mèche avec le loup-garou...

— Eustache est un loup-garou ? répéta-t-on en hurlant.

— Je ne crois pas. Mais il est de mèche avec celui qui habite ces bois...

— Tu es sous le choc Renée, tu t'es blessée, tu ne dois pas avoir les idées claires, essaya de rationaliser Maya.

— Non, je suis sûre de ce que j'ai vu : un loup-garou, qui m'a attaquée.

— Et Eustache ?

— Rien ! Il n'a rien eu ! Pire, il est parti avec lui !

— C'est sûrement quelqu'un qui nous fait une mauvaise blague, et Eustache est de mèche avec lui, continua d'essayer d'expliquer Maya.

— Une blague ? Qui implique ouvrir la jambe de Renée ? s'étrangla J-B.

— Moi aussi je l'ai vu, ce truc pas net qui rôde dans les bois, se mêla Natacha. Je ne sais pas si c'est un loup-garou ou une autre bête, mais ce que je sais, c'est que ce n'était pas humain.

— Tu ne vas pas t'y mettre toi aussi ? soupira la « SPORTIVE ».

— Nous aussi on les a vus.

— Deux yeux jaunes.

— Qui fixaient la maison.

— Depuis les bois. »

Tania et Anita.

Maya roula des yeux et soupira à nouveau.

« Bon, vous savez quoi ? Cette fois-ci, c'est moi qui vais dans les bois, et je vais vous prouver que ce n'est qu'une mauvaise blague. »

Alors que la téméraire adolescente s'avançait déjà vers la forêt, J-B la saisit au poignet et l'arrêta :

« Non Maya. Tu n'iras pas seule. Je viens avec toi.

— Nous aussi on veut voir ! s'exclama Tania, ou Anita, peut-être bien les deux en même temps.

— Moi aussi.

— Et moi !

— Je viens avec vous. »

Le plan fonctionna comme sur des roulettes : presque tous les élèves présents à la fête avaient décidé d'accompagner leur camarade. Les adolescents ressentent ce besoin oppressant d'être des héros de romans ou de série, et ils savent pertinemment qu'on ne devient pas un héros en restant à l'abri à l'orée du bois, mais qu'il faut y entrer pour pouvoir attirer le narrateur et se voir accorder un paragraphe, voire un chapitre.

Malheureusement pour eux, la narratrice de cette histoire, c'est moi. Et je suis restée hors du bois, en attendant que des ambulanciers viennent s'occuper de ma jambe. Je ne peux donc que leur accorder une phrase et parler des cris et de la tête des élèves qui revenaient en courant :

le mascara de l'une avait coulé, laissant deux cascades noires sur ses joues,

le t-shirt d'un autre s'était visiblement pris dans un arbre, et il était à présent déchiré en plusieurs endroits,

la fierté d'un troisième avait disparu avec la tâche humide qui apparaissait sur son short au niveau de l'entrejambe.

Alors que la plupart des adolescents présents à la fête étaient sortis du bois, une sphère flamboyante se détacha du fond vert sombre et noir que formait l'amas de buissons, d'arbres, fougères et herbes folles. Elle avançait en boitant, soutenue par Maya.

Eustache.

« Renée ! s'exclama-t-il en me voyant, feignant d'être soulagé. J'ai cru que je ne te retrouverais jamais !

— Mais tu m'as abandonnée Eustache !

— Non, je suis parti essayer de faire la peau à cette... chose.

— C'était un loup-garou, assura un élève derrière moi.

— Vous avez vu de vos propres yeux un loup-garou ? demanda Maya.

— Non, mais j'ai vu un truc énorme et poilu, qui fondait sur moi... Heureusement, je cours vite ! Je ne serais sûrement pas là pour vous le raconter sinon.

— C'est sûrement une mauvaise blague...

— Alors comment tu expliques l'état d'Eustache ? C'est pourtant toi qui le ramènes de la forêt.

— Une mauvaise blague dont Eustache est aussi victime ! se justifia-t-elle.

— Tu sais, ce n'est pas parce que tu ne crois pas à ces choses-là qu'elles ne pourront pas t'atteindre.

— Oui, tu es tout autant exposée que nous.

— Oh c'est bon Tania et Anita, pas la peine d'en rajouter une couche ! »

Les derniers Terminales sortaient du bois ; parmi eux, J-B, soutenu par Bernard.

« Et là, c'est une preuve suffisante pour toi Maya ? », demanda une fille à lunettes. « D'une part, Bernard est aussi victime de cette blague, alors qu'à part lui, personne n'aurait pu la faire. D'autre part, Bernard qui aide J-B, à part en cas d'attaque zombie, ou loup-garou comme ce soir, c'est quelque chose d'impensable. Conclusion... »

Mais l'adolescente ne l'écoutait déjà plus : elle s'était précipitée vers son meilleur ami pour l'aider.

L'ambulance arriva, et s'occupa de nous. On aurait pu se croire dans une série américaine, avec tous les élèves terrifiés enveloppés dans des couvertures de survie, les joues trempées de larmes ou de mascara, ou des deux, écorchés (le plus souvent par les brindilles) et tremblants, tandis qu'un ambulancier désinfectait ma plaie, le tout éclairé de bleu par intermittence au rythme du gyrophare.

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