[15] mai - horreur
L'inquiétude présente est moindre que l'horreur imaginaire.
— Shakespeare
« Chère Renée,
» tu trouveras dans cette lettre le récit de ce qu'il se passa entre Eustache et Jean-Baptiste ce midi-là. En espérant que ma plume ne soit pas trop désagréable à lire,
» Angélique. »
J'avais trouvé ce petit mot au côté d'un autre, plus long, dans une enveloppe bleue glissée dans mon casier juste avant que les cours de l'après-midi ne reprennent. La même écriture serrée que la dernière fois... Voici ce que contenait la lettre :
« Lorsque Eustache sortit de la cantine, le vent qui s'était levé pendant que vous mangiez le surprit. Une bourrasque vint secouer sa chevelure carotte et le fit frissonner. Il croisa les bras, tentant de les réchauffer au contact de ses mains, et se mit à avancer sous les cloîtres d'un pas décidé à la recherche de Jean-Baptiste.
» Ton ami Terminale n'était pas allé bien loin : il s'était réfugié dans la salle de spectacle qu'un professeur avait distraitement laissée ouverte. Eustache l'aperçut à travers la fenêtre, là, tout seul sur la scène, à fixer le bout de ses chaussures.
» Il entra dans la pièce à son tour et s'approcha de son ami. Durant une minute ou deux, il ne dit rien, restant simplement assis à ses côtés et fixant le bout de ses chaussures lui aussi. Eustache n'avait pas les belles chaussures italiennes de Bernard et Olivier, mais de simples mocassins de couleur brune, comme stipulé dans le règlement. Finalement, ne tenant plus face à ce silence qui le faisait se sentir dans ses petits souliers, il engagea la conversation :
» « Tu sais quoi faire ?
» — Je devrais ? répondit simplement J-B.
» — Pas nécessairement. Mais c'est bien pour ça que je suis là.
» — Toi et tes plans farfelus... »
» Jean-Baptiste laissa sa phrase en suspens, trop tourmenté par cette histoire de Marie-Anne pour faire une quelconque remarque un tant soit peu désagréable à Eustache.
» Oui, ses plans étaient vraiment tirés par les cheveux.
» Non, il n'en avait pas trouvé un pour faire renvoyer Bernard.
» Et non, Jean-Baptiste n'avait pas réellement envie qu'Eustache s'occupe de sa vie amoureuse. Après tout, même s'ils étaient amis, ce n'était que depuis quelques mois. Sa relation avec Marie-Anne était beaucoup plus ancienne que ça ; ils se connaissaient tous les deux depuis la quatrième*, avaient depuis toujours été dans la même classe, et s'entendaient comme larrons en foire, surtout sur les heures de Travaux Pratiques en physique-chimie.
» M. Saint-Deezer les avait un jour mis ensemble pour un travail sur l'électricité, et depuis ils formaient l'un des binômes les plus efficaces.
» J-B devait probablement se ressasser toutes ces images, tous ces moments passés aux côtés de Maya, à rire de blagues qu'eux seuls connaissaient, à aller à ses matchs de baseball et elle à encourager tous les élèves à voter pour lui aux élections des délégués en début d'année.
» Marie-Anne était décidément sa meilleure amie, et l'une de ses plus grandes alliées. Du moins, elle l'avait été, car depuis la rentrée des vacances de Pâques, elle était froide et distante avec lui. Elle n'avait même pas soutenu son projet d'armée-anti-Bernard...
» Finalement, levant enfin les yeux de ses chaussures vernies, Jean-Baptiste répondit la chose suivante au « CHINOIROUX » :
» « Je n'ai envie de sortir avec aucune des deux. »
» Eustache aurait pu s'étrangler, tombant des nus face à la réaction de J-B qui rejetait deux filles super.
» Ou bien il aurait pu s'insurger, l'insulter, lui reprocher de faire cela à Marie-Anne qui méritait que J-B lui accorde au moins une chance.
» Ou il aurait pu lui demander sur un ton sarcastique si en fait il était réellement gay.
» Mais Eustache se contenta de déclarer :
» « Il va donc falloir trouver un moyen de le leur annoncer sans recréer la Guerre Froide dans notre groupe.
» — Effectivement, répondit distraitement J-B qui essayait toujours de digérer l'information.
» — Pourquoi tu refuses de sortir avec aucune d'entre elles ? Si c'est justifié, elles devraient comprendre après tout. Ce sont de grandes filles tu sais, suggéra Eustache.
» — Et bien c'est que... Je ne suis pas amoureux, déjà. Pas qu'elles soient moches, embêtantes ou quoi que ce soit, non. Cependant... Enfin, je ne suis pas amoureux quoi ! Et puis, j'ai très peu envie de m'attacher à quelqu'un deux mois avant la fin de ma dernière année de lycée. J'ai demandé des écoles à Bordeaux pour l'an prochain. C'est vraiment...
» — Très loin ? Je confirme, le coupa Eustache. »
» Aucun des deux garçons n'ajouta rien de plus. Le « CHINOIROUX » finit par claquer ses mains noires sur ses cuisses couvertes par le pantalon de son uniforme.
» « Bon, en attendant de trouver le courage d'expliquer la situation aux gonzesses, on va aller passer un peu de temps entre hommes !
» — Les faux airs de beaufs te vont très mal Eustache, déclara J-B en retour, le sourire retrouvé. »
» Les deux amis se levèrent et il ne se passa rien d'autre de très notable ensuite.
» En espérant que ce petit récit serve à la construction de ton histoire,
» Avec mes sincères salutations,
» Angélique. »
Je refermai mon casier peut-être un peu fort, tellement intriguée par cette lettre que j'en devenais presque agacée.
Qui était Angélique ? Comment se faisait-il qu'elle ait pu assister à toute la scène, connaître tant de choses sur J-B et Maya, et tout cela sans que personne n'ait jamais parlé d'elle ?
Et surtout : comment était-elle au courant que j'écrivais une histoire sur le « CHINOIROUX » ?
Si Philippine lui avait tout raconté, j'aurais tout de même été au courant de l'existence de cette fille. Mais là, rien, nada, nichts.
Tandis que je remuais ces pensées, j'entendis deux voix par-dessus mes épaules :
« Une enveloppe bleue, observa-t-on à ma droite.
— Une écriture serrée, compléta-t-on à ma gauche.
— Une seule possibilité.
— Oui, c'est forcément elle, tu as raison. »
Je fis volte-face, presque apeurée par cette intrusion, et découvris les « COUSINES ».
Vous savez, celles qui discutent (très probablement) par la pensée ?
Toutes les deux observaient de leurs yeux bleu nuit la petite enveloppe de kraft que j'avais entre les mains comme s'il s'agissait d'un trésor inestimable. Moi, complètement déroutée, leur demandai de quoi il retournait :
« Cette enveloppe, me répondit Anita la cousine au teint plus pâle qu'un linge, a été déposée dans ton casier par Angélique. N'est-ce pas ? »
Je fus surprise qu'elle le sache. Connaissait-elle cette mystérieuse inconnue ?
« Non, on ne l'a jamais rencontrée, m'expliqua Tania. Mais on sait plein de choses sur elle...
— Des choses sur elle ? répétai-je.
— Tu n'es pas au courant ? s'étonna Anita.
— Tu es sûre qu'on devrait lui expliquer An', si elle n'est pas au courant ?
— Il faudrait qu'elle sache tout de même, Ta'. Après tout, elle a reçu une lettre.
— Oui c'est vrai... Mais si elle ne nous croyait pas ?
— C'est vrai que cette histoire ne peut pas être comprise par tout le monde. Tant de gens ne croient pas à ce genre de choses !
— On ne devrait pas lui expliquer qui est Angélique.
— Non, on ne devrait pas. »
A parler toutes les deux comme si je n'étais pas juste en face d'elles, les « COUSINES » commençaient à me pomper l'air. À bout de nerfs, je m'exclamai :
« Bon vous avez fini votre cirque ? Lâchez le morceau : c'est qui Angélique ?
— Chut pas si fort ! m'ordonna Anita en posant son index sur ses lèvres. »
Quant à Tania, elle m'avait saisi d'une main le bras gauche et avait posé l'autre sur ma bouche pour que je me taise.
« Il ne faut pas que les gens soient au courant.
— Ils pourraient prendre peur, compléta Tania.
— Et du coup se mettre à chercher Angélique.
— De ce fait, elle serait mise en danger.
— Et qui sait ce qu'il adviendrait si elle l'était... »
Anita avait lâché cette dernière phrase sur un ton mystérieux, comme celui que votre ami adopte le soir de Halloween alors qu'il tente en vain de vous faire peur avec l'histoire du fou échappé de l'asile et du chien que tout le monde raconte.
Je fronçai les sourcils, ne comprenant toujours pas où les « COUSINES » voulaient en venir :
« Où est-ce qu'on veut en venir ? répéta Tania. Mais c'est très simple Renée.
— Oui, l'évidence même, surenchérit Anita.
— Sauf que comme ça ne tombe pas sous le sens, personne ne nous croit.
— Exactement Tania. »
Si elles avaient rajouté ne serait-ce qu'une phrase en duo, j'aurais probablement pris la tête de l'une pour la fracasser contre celle de l'autre. Mais Tania acheva mes souffrances, et les vôtres aussi probablement, en m'expliquant enfin de quoi il était question :
« Angélique est un fantôme. »
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