[12] mai - free your body

— A propos, reprit Passavant, je ne vous avais pas, je crois, donné mon livre. Je regrette de n'en avoir plus d'exemplaire de la première édition...

— Comme je n'ai pas l'intention de le revendre, cela n'a pas d'importance.

— Simplement, le tirage est meilleur.

— Oh ! comme je n'ai pas non plus l'intention de le lire...

— André Gide in Les Faux-Monnayeurs


Si le récit des chroniques du « CHINOIROUX » fut jusqu'à présent un ensemble de succès de la part des différents protagonistes, je suis navrée de devoir vous annoncer que ce chapitre n'en sera pas un.

En effet, les histoires voient souvent, malgré quelques bâtons mis dans les roues des héros, tous les projets de ces derniers couronnés de succès. Cependant, nombres d'entre vous pourront témoigner en ma faveur lorsque j'assure que dans la vraie vie, on ne réussit pas toujours ce que l'on entreprend.

Ainsi, le projet un peu trop romanesque de Jean-Baptiste fut très vite rattrapé par le côté terre à terre de la réalité.

Mardi neuf mai, Jean-Baptiste fut convoqué chez le directeur juste après la prière du matin. Je me trouvais devant le bureau au même moment, cherchant à récupérer une attestation de scolarité auprès du vieux russe qui nous servait de chef d'établissement.

M. Bogdanovitch sortit de son bureau après que Jean-Baptiste avait frappé à sa porte. Il le toisât de ses petits yeux enfoncés puis le fit entrer d'un signe de main : il lui semblait impossible de parler, comme si ses fines lèvres avaient été scellées entre elles par le froid sibérien.

Penaud, puisque c'était la première fois que J-B était convoqué chez le directeur et non invité, mon camarade pénétra dans l'antre du Russe et referma la porte derrière lui en me jetant un dernier regard terrorisé. Curieuse d'en apprendre plus, je collai mon oreille contre la mince paroi de bois et me mis à écouter la discussion que se tenait de l'autre côté...

« Prends place Jean-Baptiste. » déclara M. Bogdanovitch.

J-B ne disait mot, ou alors il le faisait bien trop silencieusement pour que j'entendisse quoi que ce soit.

« Bernard Hubris est venu me voir ce matin : il assure que tu montes un groupe contre lui. Est-ce vrai ?

— Je ne sais pas d'où il tient cette information, mais aux dernières nouvelles, je possède toujours le droit d'association en tant que citoyen français. Et comme Marine The Crayon n'est pas passée, je risque de le conserver pour encore au moins cinq ans.

— Certes, certes, poursuivit le directeur sur un ton semblant signifier qu'il se contrefichait des arguments que le représentant des élèves venait d'avancer. Mais une association formée dans le but de nuire à autrui est tout à fait interdite. N'est-ce pas ? Il paraît même que les membres de ce groupe apprennent à se battre pour mieux le frapper. Est-ce vrai ?

— Comment pourrait-il savoir tout cela ? Je trouve que Bernard tire bien trop de conclusions hâtives. Et si nous nous entraînions seulement pour nous défendre dans la rue ?

— Donc tu reconnais avoir fondé cette association ?

— Oui, j'en suis bien à l'origine monsieur le directeur, répondit sur un ton assuré Jean-Baptiste.

— Mais tu nies le fait que ce club soit « anti-Bernard » ?

— C'est exact monsieur.

— Pourtant, ce n'est pas ce que j'ai appris de la bouche de madame Yvrie. Et tu m'accorderas bien que, malgré tout le respect que je te porte Jean-Baptiste, sa parole vaut plus que la tienne... N'est-ce pas ? »

Je déglutis : alors comme ça la prof de SVT avait tout balancé ? Je savais qu'on ne pouvait pas lui faire confiance à cette pauvre femme, ni pour finir le programme, ni pour garder un secret...

Jean-Baptiste fut probablement tout aussi pris au dépourvu que moi : il bégaya sa réponse :

« Comment ça, madame Yvrie vous a dit des choses à ce propos ?

— C'est exact : se sentant coupable de s'allier contre un élève je suppose, elle est venue me trouver et a tout déballé. Alors je repose ma question : ce groupe a-t-il été fondé dans le but de nuire à Bernard ? »

Il y eut un petit instant de silence durant lequel je retins ma respiration. Finalement, Jean-Baptiste déclara :

« Non. Ce groupe a été fondé dans le but de permettre aux élèves de gagner en confiance en eux et de se défendre face à des insultes et agressions d'un tiers. Alors si Bernard est à l'origine de ces agressions, peut-être que oui, il deviendra une victime du club en retour. Mais ce sera entièrement de sa faute ! »

M. Bogdanovitch ne répondit pas tout de suite. Il devait être en train de peser le pour et le contre de la situation qu'il avait face à lui. Mais il finit par donner son verdict :

« Jean-Baptiste, tes agissements partent d'un très bon sentiment. Cependant, j'espère que tu comprendras qu'en tant que chef d'établissement, je ne peux permettre que tu poursuives ces rassemblements. Tu vas donc mettre un terme à ce petit club, d'accord ?

— Très bien monsieur le directeur, répondit Jean-Baptiste à contre-coeur.

Zamechatel'no ! s'exclama monsieur Bogdanovitch (ce qui voulait dire quelque chose comme « Formidable ! » ou « Merci petit crétin, ça m'aurait réellement agacé de devoir essayer de te convaincre dès le matin ! »). Tu peux donc retourner en cours. »

Quelques secondes plus tard, la porte s'ouvrit et j'eus à peine le temps de m'esquiver pour éviter de me la prendre en pleine figure. La tête de Jean-Baptiste par contre, n'avait pas besoin de recevoir un bon coup pour avoir l'air dépitée...

« Quoi ? s'étrangla Olivier en apprenant la nouvelle à la cantine.

— Il ne peut pas te faire ça à toi ! déclara Elsa d'un ton qui vous donnait envie de vomir tant elle était niaise et mièvre.

— Et pourtant il l'a fait, observa J-B en jouant du bout de sa fourchette dans sa choucroute.

— Qu'est-ce qu'on devrait faire à ton avis Eustache ? demanda Natacha. »

Tous se tournèrent vers le « CHINOIROUX » et se mirent à le dévisager, attendant de lui la solution miracle. Eustache arrêta de mastiquer son morceau de lard et les fixa en retour, décontenancé :

« Qu'èche que vous attendez de moi au chuste ? s'enquit-il la bouche encore pleine.

— Une de tes habituelles solutions miracles pardi ! répondit Elsa comme s'il s'agissait de l'évidence même.

— Oui, tu penses qu'il faudrait qu'on lui vole encore ses baskets ? proposa la « TIMIDE ».

— Non ! s'insurgea Eustache. Hors de question !

— Que fait-on alors, « GRAND GOUROU DES PLANS BIZARRES MAIS QUI FONCTIONNENT TOUJOURS » ? »

Un peu long, mais pas trop mal comme nom de case Elsa. Elle avait du potentiel...

« Il me paraît pourtant évident que dans ce genre de situations il vaut mieux simplement obéir aux adultes. » répondit nonchalamment le garçon.

Tous en tombèrent des nues, sauf Maya.

« Attends, tu abandonnes si facilement ? demanda comme pour s'en assurer Olivier.

— Bah... Ouais ? Je n'ai pas le droit ? répondit Eustache.

— Mais non ! Tu es comme... le héros d'une histoire où un chinois, noir et roux serait arrivé dans un lycée de blancs bourrés de fric ! Et les héros n'abandonnent jamais ! s'emporta le jeune homme.

— Ce serait vraiment bizarre comme histoire, tu en es conscient Olivier ? fit remarquer J-B.

— Oh toi tais-toi, c'est pour aider ton projet à ne pas tomber à l'eau que je raconte tout ça ! se défendit-il.

— Vous vous êtes tous faits des films, intervint Maya, glaciale.

— Oui ! De quel héros parlez-vous ? argua Eustache. Je suis tout aussi humain que vous, aussi roux, bridé et noir que je puisse l'être. Je n'ai pas de capacités de réflexion hors norme, ni de formule magique pour résoudre tous les problèmes... La vraie vie, ça ne marche pas comme dans les livres, même si les très nombreuses similitudes pourraient le laisser penser ! Navré de t'apprendre Jean-Baptiste que ton Ordre anti-Bernard était bien trop romanesque pour fonctionner... Et navré de vous apprendre que non, voler ses chaussures n'est pas la solution. Maintenant, si vous me le permettez, j'ai une choucroute à terminer. »

Eustache, sous les regards abasourdis de ses compagnons, se remit à manger le contenu de son assiette. Aucun ne semblait satisfait de cette fin ; aucun, hormis Bernard qui ne tarda pas à rappliquer :

« Alors les losers, on ne sait plus quoi faire de ses week-ends maintenant qu'on n'a plus le droit de comploter ? »

Maintenant, vous pourriez croire qu'Eustache lui fit une prise de krav-maga et que le « BAD BOY » ferma sa grande bouche pour le restant de l'année.

Ou bien qu'il monta sur la table et demanda à l'ensemble de la cantine qui était pour que Bernard se taise à jamais et arrête de snober tout le monde, parce que franchement, il n'avait rien du roi du lycée comme il aimait le penser.

Ou bien qu'il lui jeta toute sa choucroute à la figure.

Mais non : Eustache n'avait
ni envie d'expliquer un bras cassé,
ni envie de risquer de se casser la figure sur la table,
ni de gâcher sa précieuse choucroute qu'il trouvait vraiment bonne.

A la place, Eustache se tourna simplement vers Bernard et déclara :

« Mec, tu vois pas que tu nous déranges ? »

Rien de plus. Il se retourna ensuite vers son assiette et relança une discussion à propos des héros de roman.

Et pourtant ces simples mots représentaient la première fois que quelqu'un remballait Bernard comme on remballe n'importe qui.

En le traitant ainsi, Eustache avait remis le « BAD BOY » à sa juste place : un élève de Terminale comme les autres, peut-être même plus énervant que la moyenne.

Et cela avait suffi : pas besoin de krav-maga, de grand discours ou de choucroute. Simplement considérer l'individu comme tel, et non comme une sombre figure supérieure. Le roi n'est roi que s'il a des sujets qui le considèrent comme tel.

Il l'avait finalement trouvée, sa formule magique !

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