Épilogue.1

— Tu es en retard, Billy.

— Et alors ? Ce n'est quand même pas un gamin qui va me faire la leçon.

— Gamin ?! On doit avoir six ans d'écart, sept maxi. Il n'y a pas de quoi me prendre de haut.

— C'est vrai, mais quand je me retrouve avec quelqu'un qui fait ma taille j'en profite un peu.

— Eh bien laisse tes complexes de côté et dépêche-toi.

Quel enfoiré ce Nils. Une belle tarte lui rabaisserait son caquet. À peine un mois après Walldorf et sa nomination officielle comme premier cartographe, le voilà déjà avec un melon démesuré.

Faudra le recadrer.

Il sort de ma chambre pour aller dans le salon du petit appartement que je partage avec Erich et Phil.

— Je t'attends, Billy.

C'est qu'il me met la pression ma parole.

Je fais mes lacets, enfile ma veste et le rejoins sans précipitation, juste pour l'énerver un peu plus et lui faire comprendre qu'il n'a aucun pouvoir sur moi. Exaspéré, il sort et se dirige vers les escaliers de l'immeuble. Je le suis, toujours sur ce même rythme tranquille qui lui tape sur les nerfs. J'adore. Nous descendons sans un mot. Arrivés dehors, il s'arrête pour regarder le ciel nuageux.

— Ça va bientôt se dégager.

— Tu ne veux pas plutôt m'expliquer ce que nous veut Klein au lieu de me sortir tes banalités ?

Il grogne.

Nous nous mettons en marche en direction du bunker.

Bien que le soleil se lève chaque jour un peu plus tôt, l'hiver et ses fraîches températures restent bien présents, en particulier à cette heure très matinale.

Nils prend une grande inspiration avant d'enfin répondre à ma question.

— Je ne sais pas ce qu'il nous veut, le major.

— Dommage, moi qui comptais sur toi...

Il grogne une nouvelle fois.

— Je suppose qu'il doit s'agir d'une mission extérieure.

— Et tu veux une médaille ? Il nous convoque tous les deux, un cartographe et un escorteur, évidemment qu'il s'agit d'une mission extérieure.

— Alors pourquoi tu poses la question ?

— Tu m'épuises, Nils. J'en suis à regretter l'époque de Joost.

Il ne répond pas. Je crois avoir touché un point sensible. Si le Hollandais était difficile à supporter sur la forme, Nils, lui, l'est sur le fond. Nos caractères ne sont pas faits pour s'accorder, voilà tout.

— Tu dis le regretter, mais à quand remonte ta dernière visite ?

— Joost ? Deux semaines, je crois. Et toi ?

— Hier soir.

— Comment va-t-il ?

— Il tient le coup. Leur création avec Leonie d'un code pour communiquer au toucher l'occupe. Il ne se laisse pas abattre.

— Pourquoi ils n'utilisent pas le morse ?

— Tu sais l'utiliser ?

— Non. On ne l'apprenait déjà plus dans l'armée du temps de mon père.

— Voilà, exactement. Donc si même toi, l'ancien militaire, ne connaît pas le morse, alors qui d'autre pour leur enseigner ?

Évidemment, avec ce genre d'arguments...

— Et ils progressent ?

— C'est laborieux, même s'il a récupéré un peu d'audition dans son oreille gauche. Leonie est persuadée qu'ils arriveront à établir un langage simple et complet avant la fin de l'année.

— Avec simplement des tapotements de doigts sur la main ?

— Des tapotements, des petites torsions et d'autres trucs, mais oui, ça marche. Hier, elle a réussi à lui faire comprendre que je lui rendais visite, que c'était moi qui me tenais devant lui. Il était content de me retrouver, en quelque sorte. On en a profité pour établir une poignée de main spéciale pour qu'il me reconnaisse les prochaines fois.

— Et c'est quoi ?

— La poignée de main ? Tu te moques de moi ?

Malgré les fraîches conditions, les rues commencent lentement à s'animer. L'horizon s'illumine à peine que les troqueurs, les cueilleurs et les trappeurs installent leurs draps et couvertures par terre, là où ils exposeront une bonne partie de la journée le résultat de plusieurs jours de fouille, de cueillette ou de chasse aux petits rongeurs.

J'aime marcher dans les rues de New Town à cette heure matinale, c'est apaisant. Ça me rappelle également à quel point je reviens de loin. Après Walldorf, j'ai finalement renoncé au commandement du groupe d'Akram et l'ai confié à Tod, avec l'accord du major. Je suis devenu escorteur pour les navettes et les cartographes. Et quand je ne suis pas dehors j'aide à la formation des nouvelles recrues. Cette situation me convient parfaitement.

Nous prenons à gauche pour nous engouffrer dans une rue que je connais particulièrement bien. Épargnée de justesse par la guerre, elle s'étend sur tout juste cent-cinquante yards, un peu plus qu'une longueur de terrain de football et compte seulement cinq ou six maisons intactes de chaque côté. Pourtant, cette petite rue est connue pour ses commerçants hauts en couleur qui s'y sont installés. Occupant les logements ou les étroits espaces de pelouse jaunâtre entre les habitations et le trottoir, ils se sont tous spécialisés dans des secteurs « d'avenir ». Ici aussi la vie s'éveille lentement.

Deux nouveaux récupérateurs se sont déjà installés sur un des rares emplacements encore laissés vacants. Ils exposent leur butin de la veille, rien de très intéressant par rapport aux autres que l'on peut trouver ailleurs dans la ville. Je ne pense pas qu'ils resteront longtemps ici. Juste à côté, Frantz, un ancien pharmacien un peu illuminé qui s'est reconverti en herboriste et à qui je n'ai encore jamais rien acheté, mais il paraît que ses mixtures agiraient vraiment. Un peu plus loin, nous passons devant la maison où la célèbre Suzie a installé son atelier de réparation d'appareils électroniques, le bien nommé Suzicherung, un jeu de mot entre son prénom et « fusible » en allemand. Elle est capable de (presque) tout faire fonctionner contre une dose de Talium. En revanche, ce n'est pas la peine de frapper chez elle avant au moins midi. Cette fille est un oiseau de nuit, à cette heure-ci madame dort profondément dans son hamac suspendu au-dessus de son établi. Juste en face, deux établissements incontournables. Il y a d'abord l'Isotope, un bar tenu par Robert, un franco-suisse taciturne qui fabrique son propre alcool. C'est dégueu mais ça arrache suffisamment pour passer une bonne soirée. Puis juste à côté, la modeste cabane de la fantasque Charlotte, dit « Chacha ». En plus de tirer les cartes et lire dans les lignes de la main, elle s'est récemment découvert un don pour les osselets de rat. Contre une dose de Talium, vous avez le droit à cinq tickets conférant chacun une séance de voyance personnalisée. Résultats non garantis.

Nous arrivons maintenant devant la fabrique de meuble des frères Gutterman installée au rez-de-chaussée d'une maison. Les deux frangins sont capables de fabriquer ou réparer à peu près n'importe quel mobilier avec ce qui peut leur tomber sous la main. Niveau rémunération ils sont connus pour être arrangeants. Entre deux modestes bouis-bouis, on peut également croiser la vieille, mais coquette, Erna qui sort de ses cartons les derniers vêtements qu'on lui a ramenés pour enrichir sa friperie ambulante qu'elle déplace dans la ville au gré de ses envies.

Nous arrivons déjà au bout de la rue qui ne serait rien sans Stef et Mart, le couple qui tient l'inimitable stand de brochettes idéalement placé à l'angle des deux routes. Une institution. Ils sont déjà aux fourneaux et commenceront à servir dans une trentaine de minutes.

Nous les saluons en passant.

— Hey Billy ! P'tit dèj' tout à l'heure ? J'te mets d'côté une brochette surprise ?

— Ça dépend, c'est quoi comme viande ?

— Comme d'hab', surprise.

C'est un petit jeu entre nous qui dure depuis une dizaine de jours. Il est stupide, le jeu, surtout que le couple ne sert que ça, ses fameuses brochettes surprises.

J'aime passer par cette rue le matin, me promener et profiter de la tranquillité des lieux avant le démarrage des générateurs électriques et de l'agitation habituelle qui anime les journées jusqu'à tard dans la nuit. Toute cette vie me donne parfois l'impression que nous reprenons enfin le court normal de nos existences.

Nous tournons à droite et nous engageons dans une autre rue, résidentielle celle-ci, et bien moins chaleureuse.

— Au fait, Billy, qu'est-ce qu'ils te voulaient les mercenaires de Horst la semaine dernière ?

— Tu es bien curieux.

— Je demande, c'est tout. Vu qu'ils étaient venus pour recruter de nouveaux membres, je suis étonné que tu sois encore ici.

— Mon pote Nicklas m'a recommandé à Horst. Je me suis présenté, par politesse. Il m'a fait une proposition, mais j'ai refusé.

— Pourquoi ?

— Parce que je suis bien ici. Je donne des cours de tir et des formations militaires aux nouvelles recrues, me tape quelques gardes peinardes, me fais payer quelques coups à l'Isotope, je tourne, je vire, je glande... Et quand j'en ai marre, on me propose une mission de quelques jours en extérieur, ça me fait changer d'air. J'ai à manger, à boire, du Talium et une chambre à moi tout seul que je retrouve systématiquement dans le même état où je l'ai laissée. Alors qu'est-ce que j'irais foutre avec cette bande de cinglés fous de la gâchette à crapahuter je ne sais où dans la boue et le sang ?

— Je comprends. Et d'où tu le connais ton pote Nicklas ?

— Ça date d'avant qu'il rejoigne les mercenaires de Horst. On s'est rencontrés à Kell am See. Une communauté plus loin à l'ouest.

— Vers Lauterecken ?

— Non, plus loin encore.

— Et pourquoi vous êtes partis ?

Il commence à me gonfler avec ses questions.

— Il y a eu une révolte, alors on a fui. J'étais avec Tanya, lui était tout seul. On ne s'est revus qu'à Walldorf. Tu sais tout.

Il ne répond pas. Tant mieux.

En parlant de Tanya, je ne l'ai revue qu'une fois, c'était il y a deux semaines. Elle avait changé, plus ferme, plus endurcie. À mon grand étonnement, elle semblait contente de me revoir. Elle profitait de la navette qui relie Mutterstadt à New Town pour récupérer du matériel à l'hôpital et faire le point avec le Dr Engels qui lui a confié la responsabilité d'une équipe médicale. Elle s'était vu proposer un poste dans la fabrication du Talium, bien avant les événements de Walldorf. Après réflexion elle a refusé pour renforcer les équipes de soin déportées sur le front de l'Ouest à Mutterstadt, la zone chaude de l'Union en ce moment. Lors de ce court séjour à New Town elle en a profité pour voir Johan, qui a bientôt fini de se remettre de ses blessures suite à l'effondrement de l'entrée du parking souterrain. Je lui ai d'ailleurs raconté ma version de la bataille de Walldorf. Elle m'a écouté attentivement et semblait me croire. Même si j'ai senti cette méfiance qu'elle éprouve toujours envers moi, elle avait pris du recul depuis notre dernière rencontre. Au-delà du temps écoulé – et peut-être grâce à mes actes « héroïques » – il semble que quelque chose en elle ait eu raison de la haine qu'elle me portait. Elle a brièvement évoqué sa vie actuelle à Mutterstadt, très agitée apparemment. Elle n'a pas épilogué, j'ai seulement compris que c'est assez moche ce qui s'y passe. Je n'ai pu échanger qu'un quart d'heure avec la Britannique. Elle repartait dès le lendemain avec la navette et voulait avant cela passer du temps avec les enfants de Johan qui vivent toujours dans un orphelinat de la ville en attendant que leur père sorte enfin de l'hôpital. Je ne sais pas quand je la reverrai. 

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