Chapitre 9.3 - Voir au-delà de soi promet miséricorde
Tandis que nous suivons une vieille dame qui nous mène vers plus de renseignements – dixit Tanya – je constate, en traversant une partie de la maison, que l'intérieur est comme je l'imaginais : sale, puant et encombré. En-dehors du petit hall d'entrée et de la cuisine, toutes les autres pièces sont reconverties en plusieurs mini-studios de fortune dont les cloisons communes sont matérialisées par des toiles ou des rideaux tendus en long ou en large. Les conditions de vie sont tout aussi précaires qu'à l'extérieur, les infiltrations d'eau en moins. Mais l'air est toxique. La promiscuité et l'insalubrité rendent l'atmosphère des lieux étouffante. Les murs, les sols, les objets... tout semble imbibé de maladies et d'infections purulentes, je n'ose rien toucher et préfère remonter le col de mon manteau le plus haut possible. Je comprends mieux pourquoi certains préfèrent vivre dans leurs cabanes dehors.
Après avoir reçu l'assistance de Tanya pour monter les escaliers, la petite vieille nous en présente une autre, de petite vieille, quoique moins âgée. Salutations, présentations, puis disparition lente et laborieuse de notre guide, avant d'être invités par notre nouvelle hôte à rentrer chez elle et à nous asseoir. Enfin, moi, je reste debout.
La pièce est une chambre désormais reconvertie en double appartement via une séparation faite de tissus suspendus. Nous sommes dans celui juste en face de la porte d'entrée. Il est tout en longueur et meublé d'une petite table de jardin ronde métallique, de deux chaises, dont l'une est à présent occupée par Tanya, et d'un lit double, au fond, occupant toute la largeur et où se repose un vieil homme qui souffre de difficultés respiratoires. Tanya entame la conversation avec la vieille femme qui s'est assise sur le bord du lit. Malgré son âge, sa difficulté à se mouvoir, ses traits tirés et son teint de peau maladif, son sourire et son regard vif en disent long sur sa force de caractère. C'est une vaillante qui se battra jusqu'à son dernier souffle pour survivre.
Alors que les deux femmes discutent en allemand, j'entends des gens tousser et discuter à voix basse de l'autre côté de la cloison de fortune en textile. Les plaintes d'un enfant, aussitôt réprimandées, me font oublier l'idée d'une quelconque menace.
Après quelques brefs échanges, semble-t-il sans importance, la vieille allemande est toute fière de nous montrer sa maîtrise de notre langue. C'est donc dans un anglais jugé parfait par Tanya – je n'irais pas jusque-là – que nous prenons nos renseignements. Carla, de son prénom, nous apprend qu'il ne s'agit pas ici d'une communauté à proprement parler, avec ses règles, ses frontières et ses chefs, mais plutôt d'une sorte de relais. Elle et son mari – bientôt défunt d'après ce que j'observe – habitent toujours la maison qu'ils se sont achetée il y a plus de vingt ans. Ils font partie de la poignée d'habitants à ne pas avoir fui le village, et sont restés calfeutrés chez eux durant les combats. Après le départ du dernier soldat de l'Alliance, ils se sont retrouvés seuls dans ce village fantôme. Par conséquent, entre ce que les militaires ont laissé derrière eux et ce que leurs anciens voisins n'ont pas emmené, leurs premiers mois ont plus ressemblé à un immense inventaire qu'à de la survie au jour le jour. Avec un tel stock, c'est tout naturellement qu'ils ont accueilli les premiers vagabonds et réfugiés qui passaient par ici. Certains se sont définitivement installés, mais la plupart ne sont restés que quelques jours, le temps de se reposer, de manger, de glaner des informations, ou parfois juste pour trouver un peu de réconfort avant de reprendre leurs routes vers un destin incertain. Par souci de charité, Riol fournissait sans rien demander en échange.
— Mais pourquoi ne pas avoir instauré un système de troc ?
Tanya est décidemment très intéressée par le sujet.
— La plupart de eux n'avaient rien que leurs vêtements et un sac rempli de leur vie. Et nous pensions à l'époque que cette situation serait... temporaire, que les secours venir vite nous aider.
Mais personne n'est jamais venu, comme partout ailleurs. Leurs réserves se sont donc très vite épuisées. Ils ont bien essayé d'envoyer quelques personnes faire de la récup' dans les contrées voisines, mais ils ne sont apparemment jamais revenus.
— Morts ?
— On ne sait pas. Je pense qu'ils ont trouvé mieux ailleurs.
Puis le silence s'installe, celui de la rétrospection.
Pas que la conversation me passionne, mais elle soulève tout de même des questions.
— Vous n'avez jamais subi d'attaques ?
La vieille me regarde, rigole, puis me regarde à nouveau, droit dans les yeux, comme si elle pouvait soudainement lire en moi. Je sens un frisson parcourir mon dos. Mon visage tuméfié de la veille ne doit pas arranger les choses.
— De quel genre d'attaques parlez-vous ?
Elle ponctue sa phrase par une longue pause. Suffisamment longue pour suggérer une réponse de ma part, mais trop courte pour me laisser le temps d'en formuler une.
— Vous parlez de pillards ? Esclavagistes ? Anarchistes ? Ou d'un autre mal de ce genre ?
Nouvelle pause, et nouvelle gêne. Regard plongé dans le mien, le même petit rictus accroché à ses lèvres depuis le début de notre entrevue, elle semble me défier.
— C'est bien de ce genre de menaces dont vous parlez, mon garçon ? C'est bien de ce genre de personnes auxquelles vous faire allusion ? Vous avez l'air de vous y connaître, en menace...
Bouffée de chaleur, mains moites, j'ai l'impression d'être un gamin pris la main dans le sac par sa grand-mère, l'accent germanique en plus.
— Oui en effet, intervient Tanya qui n'a pas du tout conscience du malaise qui vient de s'installer. De là où nous venons, nous avons souvent été attaqués. Nous avons dû prendre des mesures quasi militaires pour nous protéger, d'où la question de Billy.
— Oui, exact, d'où ma question.
Ma gorge est serrée.
La vieille femme se détourne de moi au profit de Tanya.
La pression redescend.
— Nous avons déjà eu de la visite comme ça, oui. Mais ils s'aperçoivent très vite que nous n'avons rien. On pas intéresser personne ici vous savez, même pas les esclavagistes. Nous sommes trop faibles, trop malades, ou trop vieux. Pourquoi vous croire que nous restons là ? Voyager est synonyme de mort pour nous.
Elle ponctue sa phrase par un petit rire rapidement étouffé dans une quinte de toux avant de se retourner pour regarder son mari qui n'a pas bougé depuis notre arrivée. Pourtant il respire encore. La précarité et la misère comme rempart contre les menaces extérieures, original.
Elle nous explique ensuite qu'il n'y a de toute façon presque plus de passage. Les vagabonds – comme nous – cherchent un endroit où traverser la Moselle. La plupart suivent les grands axes et passent par Trèves ou par Schweich, les derniers endroits connus dans la région où subsistent encore des ponts en état d'être traversés. Je ne comptais pas passer par l'une de ces deux villes, en particulier Trèves, trop grande, trop dangereuse et surtout trop loin. Mais s'il n'y a pas d'autres solutions, ça risque de compliquer notre voyage.
— Et c'est loin Sweiss ?
— Schweich. Non, c'est juste à côté, pas plus d'une heure de marche pour des jeunes comme vous.
Parfait. On met le cap dans cette direction alors.
— Comme je devine votre intention d'y aller, je dois vous prévenir : brukeunubèrgangsguébur.
Heu... en un mot ?
Tanya ne semble pas plus comprendre que moi.
— Droit de passage du pont.
Elle marque une pause à la manière d'une enseignante qui laisse un peu de temps à ses élèves pour digérer le nouveau mot qu'elle vient de leur apprendre. Puis elle reprend.
— C'est une très grande communauté là-bas. Ils font payer le passage du pont. Une source de revenu comme une autre. Donc vous préparez à vous alléger un peu.
Elle tousse à nouveau.
Payer pour traverser ce maudit pont. Je vois que tout n'a pas disparu avec les bombes.
— J'espère que votre destination en vaut la peine...
Cette fois c'est Tanya qu'elle regarde, mais avec des yeux différents, des yeux remplis de tendresse, comme une mère regarderait son enfant qui aurait quelque chose sur le cœur sans pouvoir le dire. Puis elle l'écoute attentivement raconter les raisons de notre présence ici. La voix de Tanya s'encombre de sanglots. Son interlocutrice lui sourit et la prend dans ses bras. Tanya fond en larmes. J'espère que personne n'a remarqué ma moue de dégoût. Puis Carla se recule, lui prend le visage avec ses mains maigres et jaunâtres, et tente de la réconforter, tantôt en allemand, tantôt en anglais.
Je préfère sortir.
La nuit s'installe. Les flammes des feux et bougies dansant un peu partout donneraient presque une atmosphère festive de fin d'année. Mais les odeurs entremêlées de bois pourri, d'urine et de moisissure me ramènent rapidement à la réalité. Même le fumet du rongeur grillé ne parvient pas à faire oublier la misère qui m'entoure.
Mais qu'est-ce qu'on fout là ?
Sa conscience. Voilà pourquoi nous sommes ici, Tanya avait besoin de la soulager, de se confier à quelqu'un qui ne la jugerait pas et qui prendrait le temps de l'écouter, sincèrement. Tout l'inverse de moi qui, non seulement la laisse égoïstement endosser l'entière responsabilité du drame d'hier, mais qui en plus ne l'aide pas à porter son fardeau. À chacun sa croix comme dirait l'autre, nous sommes tous hantés par nos propres démons.
Tanya ressort enfin de la maison, le regard vide et les yeux rougis. Je commençais à trouver le temps long.
— Ça va mieux ?
Un simple hochement affirmatif de la tête, un peu honteux.
— On peut y aller maintenant ?
— Oui. Elle m'a indiqué où on peut passer la nuit.
Elle n'en a pas assez de ce trou à rat ?
— Tu ne veux pas plutôt partir pour Sweiss ? On traverse le pont, et après on s'arrêtera pour la nuit.
— Ça se dit Schweich. Et de toute façon ils ne font pas traverser le pont la nuit. Carla m'a prévenue, ils tirent à vue sur tous ceux qui tentent de resquiller. Et je ne passerai pas une nuit dehors, pas quand on nous donne la possibilité de dormir en sécurité sous un toit.
Elle va mieux, et je dois l'admettre, elle a raison. Je n'ai pas dormi depuis plus de trente-six heures et j'ai des courbatures qui commencent à se manifester partout suite à mon affrontement d'hier. Une bonne nuit réparatrice s'impose.
J'abdique.
— Très bien. Et où se trouve cet hôtel ?
— Dans une maison un peu plus loin sur la route.
Et sur la route, justement, je laisse Tanya me faire un compte rendu de sa conversation avec la plus ancienne résidente de Riol. Fonctionnement de leur relais, bref historique sur les événements d'avant et d'après-guerre, itinéraire jusqu'à Swei... notre étape de demain.
Nous arrivons chez nous, une chambre dans un grenier, avec pour seul accès une trappe-échelle dans le plafond. Là-haut, parmi le désordre, on y trouve une petite table, des chaises et surtout des couvertures et matelas pas trop pourris. Confort et sécurité. Finalement, la journée se termine mieux qu'elle n'a commencé.
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