Chapitre 9.2 - Voir au-delà de soi promet miséricorde
Riol, c'est ce qui est écrit sur ce panneau, en noir sur fond jaune. C'est donc à Riol que nous passerons la nuit.
Ici aussi la guerre est passée, sans pour autant s'y attarder. Beaucoup de maisons présentent des impacts de balles. Certaines ont été éventrées par une roquette, tandis que d'autres n'ont plus de toit. Toutes ont les fenêtres brisées et les portes défoncées. Les rues sont encombrées. Une voiture garée ici, une autre encastrée plus loin, des débris de béton et de tuiles forment de petits tas sur la route et les trottoirs. Au coin d'une rue, quelques carcasses de véhicules incendiés trônent au milieu de douilles et de morceaux de verre brisés. La scène semble figée dans le temps. Il n'y a guère que du papier charrié par le vent pour apporter un peu d'animation à l'ensemble. Une bourgade comme on en croise finalement partout. Une chose cependant m'intrigue : où sont les corps ? Il y a bien quelques vêtements ou chaussures qui traînent çà et là, mais aucune trace de cadavres, pas même des ossements, ça ne peut donc pas être des animaux affamés. Il n'y a pas lieu de paniquer, Bill. Deux possibilités : soit les militaires ont récupéré les dépouilles de leurs camarades tombés au combat, ce qui se faisait rarement sur la fin du conflit, soit il y a une petite communauté qui a élu domicile ici et qui a enterré les corps dans une fosse commune pour des questions d'hygiène et de dignité humaine.
Restons prudents.
— Garde les yeux ouverts. Surveille surtout les fenêtres, j'ai un mauvais pressentiment.
Elle acquiesce, timidement, sans pour autant changer d'attitude.
Quelle plaie.
Nous approchons d'un énorme trou dans le bitume laissant apparaître les canalisations asséchées de la ville et marquant la frontière entre la zone touchée par la guerre et celle épargnée. C'est dans ce coin que nous trouverons un toit pour la nuit. Ne tardons pas, la luminosité commence à sérieusement décliner.
— Tu vas où ?
Mon changement soudain de direction semble la perturber.
— Vers ces maisons. Pourquoi ? Elles ne te plaisent pas ?
— Tu ne veux pas plutôt demander de l'aide à ces gens ?
Quoi ?!
Bras tendu, elle me montre trois personnes qui traversent la rue un peu plus loin. Je ne sais pas ce qui me contrarie le plus : voir ces gens nous regarder sans faire attention à nous, Tanya me les désigner sans aucune précaution – comme si demander son chemin à autrui était quelque chose de parfaitement normal de nos jours – ou me rendre compte que je traverse ce village sur mes gardes depuis au moins quinze minutes pour finalement rater ces trois-là.
De toute évidence, ce petit groupe n'est pas une menace. Ils ont déjà détourné la tête et continuent leur chemin sans nous porter la moindre attention. À la manière d'une apparition spectrale, ils évoluent lentement, sans bruit ni mouvement brusque. Dans ce décor de fin du monde, c'est comme voir les esprits des défunts qui hantent ces lieux. Puis ils disparaissent au coin de la rue, aussi mystérieusement qu'ils sont apparus. J'en ai des frissons.
Reprends-toi Bill. Peu importe qui ils sont, autochtones ou de passage, ils savent maintenant que nous sommes ici. Est-ce bien prudent de...
Mais qu'est-ce qu'elle fout ?
— Bordel, Tanya, tu vas où ?
— Tu fais ce que tu veux, moi je vais leur demander de l'aide.
De l'aide ?
— Mais pourquoi ?
— Parce qu'on en a besoin.
Elle a répondu du tac au tac, sans se retourner, marchant d'un pas sûr en direction du coin de rue où nos fantômes ont disparu.
Je pars fissa la rattraper.
— Attends, Tanya ! (Elle n'attend pas.) Je sais que tu es fatiguée, mais réfléchis un peu, tu ne sais pas qui ils sont. Tu ne connais pas leurs intentions. Sais-tu au moins où nous sommes ?
— Riol. Allemagne. Rive Sud de la Moselle.
Sa réponse administrative me coupe dans mon élan, tandis qu'elle continue dans le sien, convaincue que demander de l'aide à de parfaits inconnus est la meilleure des décisions à prendre. La Tanya de Kell am See est de retour, sèche et déterminée. Soit elle s'est moquée de moi toute la journée avec ses pleurnicheries et ses douleurs, soit sa dépression est suffisamment avancée pour qu'elle se lance dans une première tentative de suicide. Quoi qu'il en soit, nous ne sommes pas en phase, une fois de plus.
Je sens la moutarde me monter au nez à mesure qu'elle s'éloigne.
— Très bien ! Parfait ! Continue comme ça.
Elle continue.
Je dois maintenant hausser la voix pour couvrir la distance.
— Mais ce ne sera pas la peine de me demander de l'aide ! Je ne serai plus là quand tu te retourneras.
Elle ne se retourne pas.
Elle a bientôt atteint le coin de la rue. Elle bluffe. Au dernier moment elle va s'arrêter et me supplier de la suivre.
Elle ralentit.
Ça y est, on y est, l'instant fatidique où... elle s'engouffre dans la rue et disparaît tout comme les trois autres silhouettes de tout à l'heure, sans même jeter un regard en arrière.
Eh bien qu'elle aille au diable. Je ne vais pas me battre. Elle ne veut pas m'écouter et profiter de mon expérience ? Qu'elle se débrouille. Moi je vais de ce pas chercher une autre maison dans un autre quartier où ils ne pourront pas me trouver. Et de toute façon je n'ai pas besoin d'elle, qu'est-ce que j'y gagne moi ?
...
Merde, le fusil !
Je me sens soudain tout nu en pleine rue.
Et voilà que je cours après elle.
Je savais que j'aurais dû le lui prendre dès que j'en avais l'occasion. Mais non, il a fallu que je fasse des sentiments.
Je ralentis à l'approche de ce maudit coin de rue, il ne faudrait pas non plus lui faire croire qu'elle a complètement gagné. Grande inspiration. Pénible l'inspiration, toujours ces essoufflements pour le moindre effort. D'un pas ferme et assuré je m'engage dans cette satanée rue.
Mais qu'est-ce que...
Je me retourne pour vérifier que rien ne m'a échappé, même un détail, mais non, il n'y a personne. Le même village fantôme sinistre et silencieux que nous traversons depuis un quart d'heure. Alors que devant moi... Mais d'où sortent ces gens ?
Tout le long de la rue qui me fait face, la vie s'est installée. Mon regard se porte d'abord sur une poignée de locaux au loin discutant paisiblement près d'un feu allumé dans une caisse métallique. Autour d'eux sont montées de petites cabanes bâchées dont certaines arborent encore les noms ou les logos des transporteurs routiers à qui elles appartenaient. J'aperçois au loin mes trois fantômes de tout à l'heure qui disparaissent à nouveau, cette fois dans une de ces constructions de fortune. Tanya n'est qu'à quelques enjambées devant moi, sur le même trottoir. Elle s'est arrêtée et discute avec deux types assis dehors et accoudés à une table avec pour seul abri une bâche tendue au-dessus de leurs têtes. Ça ressemble à une sorte de check-point, ou à un stand de dédicaces, au choix. Allons voir ça.
Pas même un semblant de barricade, pas de garde ou de vigie perchée sur les toits, juste ces deux types, pas méfiants, même pas armés, assis sur leurs chaises au milieu de la route à scruter le bout de la rue d'où nous arrivons. On dirait presque qu'ils sont contents de nous voir. Faut dire que Tanya semble avoir déjà bien fraternisé.
— Voici Billy, l'Américain dont je vous parlais, von dem je ihnen erzählt habe.
Elle s'exprime avec un très bon niveau d'allemand. Enfin vu le mien, tous les niveaux me semblent bons.
Après cette petite présentation, ils reprennent leur échange là où il s'était arrêté, je suppose. Et justement, supposer, c'est la seule chose que je puisse faire en les écoutant parler. Ils évoquent les « conditions de vie » ou les « règles », quelque chose dans le genre. Ensuite l'un d'eux parle trop vite pour Tanya, qui lui fait répéter. Cette fois elle comprend, moi toujours pas. Elle demande qui est le chef. Les deux hommes se regardent, sourire aux lèvres. L'un d'eux se tourne pour désigner d'un geste vague de la main une maison, ou plutôt un groupe de maisons, enfin une zone là-bas. Tanya semble comprendre. Elle acquiesce, les remercie, puis prend la direction indiquée. Je lui emboîte le pas après avoir fait un signe de la tête aux deux... réceptionnistes ?
— Ce n'est pas commun.
Pas commun ? Mais de quoi elle parle ? Elle s'imagine peut-être que j'ai compris leur charabia.
Elle se retourne.
— Leur organisation...
Petite pause. Elle comprend en me regardant que je ne vois pas du tout de quoi elle parle.
— Ah, pardon. Ils n'ont pas de chef, en fait.
Tu m'en diras tant.
— Et tu leur as dit quoi à propos de moi ?
— Que tu m'accompagnais.
D'accord, c'est moi qui l'accompagne.
— Tanya, attends.
Je l'attrape par le bras pour la stopper dans son élan.
— Tu joues à quoi ? Qu'est-ce qu'on fout là ?
Elle me dévisage, comme si elle n'avait pas compris où je voulais en venir.
— On a besoin d'aide, non ?
— De l'aide ? Non, on a tout ce qu'il nous faut.
J'étoffe mon argumentaire en lui désignant mon sac à dos.
— Je ne parlais pas de ça. On est exténués, en tout cas moi je le suis. Ils peuvent nous offrir un toit pour cette nuit.
— Il y en avait d'autres là-bas, des toits.
— Mais on a qu'un seul duvet, je me trompe ?
— Tu comptes nous faire prendre tous ces risques pour le confort d'une nuit ?
— Quels risques ? Regarde autour de toi, il n'y a que de pauvres gens ici.
Nous reprenons notre marche.
— Justement, je me méfie de ceux qui n'ont rien à perdre.
— Ça ne t'a pas trop réussi jusqu'à présent de te méfier de tout le monde. Essaie pour une fois de faire confiance, ça te changera.
Eh bien, sa mélancolie s'est maintenant transformée en amertume, de mieux en mieux. Reste que je n'ai pas d'autre choix que de la suivre, elle et son fusil.
La rue dans laquelle nous évoluons n'est pas très grande, tout juste un alignement de six maisons de chaque côté le long d'une route courbe à sens unique se terminant sur un croisement. L'absence de cabanes au-delà de cette limite « naturelle » laisse à penser que les autochtones se concentrent uniquement ici, enfin, s'entassent plutôt. Les petits logements de fortune sont installés à cheval entre la route et le trottoir, laissant un unique et étroit passage au milieu ne permettant qu'à seulement deux personnes de se croiser. Nous arrivons à hauteur des premières constructions de fortune, ce qui me permet d'apprécier l'architecture contemporaine. Quatre murs qui ne tiennent debout que par un procédé qui m'échappe. Beaucoup de bois de récupération et de tôles, un peu d'agglomérés de béton ou des briques, et des bâches. Une, au loin, présente l'excentricité d'avoir été construite comme extension d'un fourgon qui semble avoir échoué ici durant le conflit. Pour les détails : étanchéité sommaire, confort et hygiène précaires, isolation thermique et sonore inexistantes, des cabanes quoi. Etonnamment, je ne suis pas surpris de voir ces gens s'imposer de telles conditions de vie alors qu'il suffirait d'occuper d'autres maisons abandonnées dans d'autres rues. S'il y a bien une chose que j'ai apprise, c'est que peu importe l'espace disponible, aussi immense soit-il, l'espèce humaine est à ce point sociable que la plupart de ses individus chercheront toujours à se rassembler, quitte à être les uns sur les autres. Je suis prêt à parier que la vie de ce village se restreint à cette unique rue.
Mais assez de paris, pas plus d'un par jour.
Les habitants font à peine attention à nous. Leurs regards, ni méfiants ni envieux, sont plus attirés par le fusil que tient Tanya en bandoulière que par l'arrivée des deux inconnus que nous sommes. La mode vestimentaire à Riol est similaire à celle de Kell am See. Certains grelottent sous des couvertures, tandis que d'autres cumulent les couches de vêtements pour se réchauffer.
Et Tanya qui pense trouver de l'aide ici...
D'ailleurs, à ce sujet, elle semble toujours aussi déterminée. Elle traverse la rue pour se diriger vers la maison indiquée par les deux hommes à l'entrée.
Je l'attrape à nouveau par le bras avant qu'elle ne rentre.
— Tu vas faire quoi là-dedans ?
— Mais tu vas arrêter à la fin ? On m'a dit que je trouverais de l'aide ici.
— Je croyais qu'il n'y avait pas de chef.
— Mais ça ne veut pas dire qu'il n'y a pas un minimum d'organisation. Faut que tu sortes de ton formatage militaire.
Et elle rentre, sans aucune précaution, sansmême attendre ma réponse. Je la recadrerai plus tard, pour le moment, vigilanceBill.
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