La tête à claque se rapproche de moi, lentement, sans jamais lever le nez de son classeur. Puis il le pose délicatement avant d'enfin daigner me regarder avec son petit air de fouine tout en remontant ses lunettes de son index squelettique. Ce qu'il peut m'exaspérer celui-là. Il prend bien soin de choisir ses mots.
— Je ne me suis pas présenté il me semble. Je m'appelle Tim Shultz, et au nom de toute la communauté, veuillez accepter nos excuses.
Puis il s'assied et regarde dans le vide, l'air embarrassé. Il voudrait me dire quelque chose mais n'y parvient pas. Son attitude et son semblant d'accent british commençaient déjà à m'énerver, mais tout ce suspense, c'est la goutte d'eau.
— On peut m'expliquer ces conneries ? C'étaient qui les gros bras ? Et moi là-dedans, j'étais quoi ? Un pion ? Et où sont mes affaires ?
Mes questions posées en mitraille le sortent de ses réflexions, tout comme les trois autres personnes présentent, leurs regards braqués sur moi.
— Eh bien... pour être franc, oui, on peut dire ça. Laissez-moi vous expliquer le contexte.
Ça va être long, je le sens.
— Cette communauté a été fondée par une partie des habitants restés à Kell am See et à l'initiative de Rudolph, peu de temps après le grand départ. Vous savez, lorsque tout le monde était sur les routes pour...
— Oui, je vois.
— Okay, bien. Au moment de la fondation, nous étions cent-trente-quatre personnes, précisément, soit environ la moitié des habitants restés au village. Les autres ont préféré ne pas nous rejoindre et se débrouiller par eux-mêmes. Mais ils se rendirent rapidement...
— Je m'en fous de toute l'histoire. Je veux la version courte, celle qui me concerne. Vu ?
Il reste là, bouche bée, l'air benêt.
— Très bien... Je... Vous devez comprendre qu'il y a beaucoup de tensions au sein de notre communauté, il y en a toujours eu. Mais l'arrivée de la Horde de Schaeffer a grandement empiré les choses.
— Les affreux de tout à l'heure ? C'est eux qui se font appeler comme ça ?
— Je... Oui, c'est en tout cas dans ces termes qu'ils se sont présentés. Mais croyez-moi, ils portent bien leur nom.
— Lequel, Horde ou Schaeffer ?
— Pardon ?
— Laissez tomber... Et le rapport avec moi ?
— J'y viens. Nous avons tenté de les repousser, par deux fois. Nous avons perdu sept, puis quinze valeureux hommes et femmes. Mais ils sont revenus une troisième fois, beaucoup plus nombreux et tous en armes. Nous n'avions pas d'autre choix que de nous soumettre pour éviter un bain de sang, croyez-moi. Toutefois, une partie de la communauté a désapprouvé cette décision et a trouvé en Klaus un leader capable de s'opposer à la Horde.
— Sérieusement ? Cet enfoiré ?
— Je comprends sentiment à toi.
Un des deux hommes vient en aide à Tim.
— Mais il était bon groupe chef et proche des faibles gens.
— On parle bien du même type ?
L'homme confirme d'un geste de la tête, sans enthousiasme, suivi d'un silence funeste.
Tim reprend la main.
— Oui, vous avez vu sa plus mauvaise facette, mais il se préoccupait réellement de la survie de la communauté et du bien-être de ses habitants.
Au même moment, la porte de la baie vitrée s'ouvre pour laisser entrer la cacophonie venue de l'extérieur, suivie par Erwin, la mine basse. Prisonnier de ses pensées, ne nous prêtant aucune attention, il referme derrière lui, plongeant à nouveau la salle dans le silence, un silence pesant. Personne n'ose prendre la parole tellement mon bourreau d'hier, devenu sauveur aujourd'hui, semble avoir le cœur lourd. Ce revirement de situation lui a moralement coûté.
— Tu tombes bien, nous étions en train de parler de Klaus.
Erwin prend le temps de s'asseoir avant de répondre.
— Et ?
— Et... J'étais en train d'expliquer à notre ami américain qui il était et pourquoi il...
Erwin l'interrompt d'un vif geste de la main.
— Il ne rien à dire. Il pensait à communauté, à gens, à liberté. Il toujours voulait bien faire, même avant la guerre.
Puis il me lance un regard rempli de tristesse et de colère avant de baisser la tête en direction de ses pieds.
— Mais il est devenir...
Il se tourne vers la jeune femme.
— Comment tu dis anndèrss ?
— Différent.
—... il est devenir, devenu, différent. Il avait des idées radicales pour survivre, il pensait le sacrifice utile, mais pour les autres, pas pour lui. La survie montre le vrai toi, bon ou mauvais...
Silence.
Un homme et une femme font irruption à leur tour dans la salle, tout sourire, laissant à nouveau entrer les sons de la vie extérieure. Ils y vont de leurs salutations et congratulations à la façon teutonne. Leur arrivée réchauffe l'ambiance. Eux n'ont pas les mêmes ressentiments qu'Erwin, et cela l'agace.
— C'est bon ? Keuneun nous anfangueun ?
Le calme revient instantanément dans la salle.
— Tim, as-tu imm à propos de Tanya erklairte ?
— Non, je n'ai pas le temps.
— Alors fais vite, nous avons file tsou dire et fure die narte tsou planeun.
Tim confirme, ajuste une nouvelle fois ses lunettes et reprend.
— Billy, nous avons un briefing important à faire. Comme pour le moment nous ne pouvons pas te laisser seul dans la communauté, nous te confions à Tanya, ici présente.
De la main, il désigne la jeune femme brune. Je la salue. Elle me regarde sans faire transparaître la moindre émotion avant de se détourner. Ces Allemandes...
— Elle t'expliquera nos règles et te guidera dans tes premiers jours chez nous.
— Attendez, j'aimerais éclaircir un point, je suis toujours votre prisonnier ?
— Oh dieu, non. Rudolph et Lisbeth t'offrent l'hospitalité. Tu es libre de t'installer ici ou de reprendre ta route si tu le souhaites.
— Dans ce cas, j'opte pour la seconde option, et tout de suite. Où sont mes affaires ?
L'embarras, voilà dans quel état ma réponse l'a mis. Il s'attendait à quoi ? Que j'accepte leur invitation dans un éclat de joie ?
— Tu... Tu ne veux pas rester ? Même quelques jours ?
— Ah, ça non.
— On discutera pour ça dans plus tard, intervient Erwin, visiblement à bout. Pour moment, Billy, merci de suivre Tanya.
La dénommée Tanya se lève et sort, laissant la porte ouverte derrière elle. D'un geste de la main, Erwin m'ordonne de la suivre, ce que je fais. Mais je ne vais pas en rester là, ils ont des comptes à me rendre.
— Billy, m'interpelle Erwin.
Il ne sait pas ce qu'il veut celui-là.
— Elle peut être froide en début, mais tu pas inquièter. Elle vivre des choses passées difficiles, et elle ne voulait pas...
— Faire du babysitting ?
Il confirme d'un signe de tête, le regard ferme mais compatissant.
— Cela sera mieux après quelques mots dans sa langue maternelle. Maintenant laisse-nous, s'il te plaît.
Je sors et claque la porte derrière moi avant de rattraper Tanya qui est déjà loin.
Sa langue maternelle ?
Erwin ne déconnait pas, l'ambiance est plus que glaciale avec elle. Ça doit faire une heure que nous avons quitté leur salle de réunion, nous avons eu le temps de faire un rapide tour des lieux, puis d'aller jusqu'au réfectoire, de faire la queue avant d'être servis et d'aller nous asseoir à l'écart des autres, tout ça sans qu'elle ne me décroche un seul regard.
Tanya mange lentement, par petites bouchées, ses yeux fixant son plat. Difficile de dire si le problème vient de moi ou de ses soucis personnels. Il va falloir briser la glace si je veux savoir comment me barrer d'ici au plus vite. Je ne sais pas vraiment ce qu'on nous a servi, on dirait une sorte de soupe. Il y a divers morceaux de... végétaux broyés qui baignent dans un liquide jaunâtre très chaud dont les vapeurs me réchauffent le visage. Je n'ai pas encore eu le courage de goûter, mais ça sent plutôt bon. En guise de dessert, on nous a également donné à chacun un cookie encore dans son emballage individuel affichant une date pas encore dépassée. Le luxe.
Je touille avec ma cuillère, retournant ce qui flotte en surface.
— T'inquiète pas, on ne va pas t'empoisonner.
Même sèchement, Tanya m'offre enfin l'opportunité d'entamer la conversation.
— Je cherchais à reconnaître les légumes.
— Il n'y en a pas, ce ne sont que des morceaux de champignons et de jeunes pousses ramassés dans les environs.
Okay...
— Et vous avez trouvé tout ça où ?
— Je viens de te le dire, dans les environs. Certains partent chaque jour pour récupérer tout ce qui pourrait être comestible.
Elle avale une cuillerée avant de reprendre.
— Les champignons proviennent de nos propres cultures, dans les caves des maisons. Tout est ensuite bouilli dans l'eau.
Et c'est tout ? Ce n'est pas possible, il ne peut pas y avoir que ça là-dedans. La texture, la couleur...
— Et si tu te poses la question, ils ont ajouté un peu d'huile et de la farine pour apporter plus de consistance. Mais notre ingrédient secret c'est le bouillon de volaille. Nous en avons toute une palette.
Puis elle reprend une nouvelle cuillerée.
Je comprends mieux l'odeur maintenant.
Il doit y avoir une trentaine de personnes assises autour des autres tables, j'imagine qu'il y a des horaires de passage pour éviter la cohue. En ce début de soirée nous devons être les premiers. C'est calme, certains discutent tranquillement, tandis que d'autres restent silencieux, plongés dans leurs pensées. Deux femmes s'occupent de six enfants, sûrement des orphelins. Tous mangent la même mixture que nous, sans se plaindre.
Bon, je me lance, je souffle sur ma cuillère tandis que Tanya me défie du regard. Elle attend. J'enfourne ma première bouchée. C'est chaud, salé, un peu visqueux, on sent effectivement bien le goût du poulet. Ce n'est pas mauvais, mais c'est vraiment salé.
Tanya esquisse enfin un sourire.
— Même si ça n'a aucune valeur nutritive et que tous nos plats finissent par avoir le même goût, ça permet au moins de rendre mangeable à peu près n'importe quoi.
— Les champignons ?
— Non, le bouillon de volaille. T'écoutes quand on te cause ?
Je préfère ne pas répondre et prends une nouvelle bouchée. Je goûte ce qui me semble être un morceau de champignon. Il est tellement cuit qu'il fond dans la bouche. Je sens ce léger goût typique qui disparaît très vite sous la domination sans partage du bouillon de volaille, et qu'est-ce que c'est salé ! Je prends la carafe d'eau posée sur la table pour me servir un verre.
— C'est un autre inconvénient du bouillon...
Que cette eau est dégueu !
— ... ça donne soif.
— Tu m'as parlé d'une palette, mais comment ça ?
— Eh bien, le mois dernier, une des équipes de récup' a ramené une petite palette de bouillons de volaille en poudre. C'est apparemment tout ce qui restait dans le magasin.
Je fais une moue d'admiration avant de continuer à manger.
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