Chapitre 5.3 - Car l'esprit affuté sait se dissimuler
Une heure que tout le monde s'active ici. Ça a commencé avec deux habitants de la communauté venus pour donner un coup de main à Ralph, alors dans tous ses états, comme si le ciel allait lui tomber sur la tête. Cahiers en mains, ils ont fait le tour de leurs étagères et placards pour inventorier leurs stocks. Puis d'autres se sont pointés pour remplir des caisses. Ils terminent en ce moment même d'empaqueter des provisions, un sacré paquet. J'ignore les raisons de toute cette agitation mais ça semble urgent. Ils se préparent, mais à quoi ? Dehors c'est la même ambiance, comme si tout le monde s'apprêtait à fuir. Ça court, ça se bouscule, ça dirige, ça obéit, ça entrepose, notamment les caisses remplies ici.
Quelqu'un entre dans le petit entrepôt. C'est Klaus. Il échange quelques mots avec Ralph, puis ils se rapprochent tous les deux de ma cage. Mon geôlier fouille ses poches, sort un petit trousseau de clés et déverrouille la porte grillagée.
— Tu viens avec moi, m'ordonne sèchement Klaus.
Je me lève péniblement et l'on me fait signe de me retourner. Ralph prend fermement ma main droite pour me la mettre dans le dos et me passer des menottes, puis fait de même avec la seconde. Il me présente ensuite un bâillon que je tente d'esquiver en secouant la tête.
— Calme-toi, ça va aller, me conseille Klaus, on va voir Rudolph, notre chef. Avec un peu de chance tout devrait s'arranger pour toi.
— Alors pourquoi me bâillonner si je dois m'expliquer devant votre chef ?
— Je n'ai pas dit ça. Il a des choses à te dire, c'est tout ce que je sais. En attendant je préfère éviter que tu fasses un scandale sur le trajet.
— Tu veux plutôt parler des révélations que je pourrais faire.
— Tu me crois si tu veux, mais j'ai œuvré pour que l'on t'épargne, j'ai fait tout ce que je pouvais. C'est donc dans ton intérêt de te montrer calme et coopératif.
Cet enfoiré voudrait me faire croire à ses remords, mais je ne suis pas dupe. J'ai bien senti le doute en lui, l'angoisse de perdre le contrôle sur les événements. Ma convocation devant leur chef est un risque énorme pour lui, d'où le bâillon. Je les laisse faire malgré tout, puis il me tire par le bras pour me conduire vers la sortie. Nous nous retrouvons dans la cour où je me suis fait tabasser. Une dizaine de personnes s'active tout autour de nous. La plupart transporte des caisses et des boîtes qu'ils empilent au milieu de la rue pendant que les deux types de tout à l'heure font les comptes sur leurs cahiers, et un grand nombre de vigiles surveille attentivement l'horizon. Ils attendent quelque chose, ou quelqu'un. Certains me regardent passer tout en continuant leurs activités. Puis Klaus m'emmène sur le large sentier de terre et de cailloux que j'ai aperçu hier soir. Celui-ci débouche sur une bien plus grande cour intérieure. Il s'agit des anciens jardins des maisons qui nous entourent. Les clôtures et les haies ont été retirées pour ne former qu'une seule et même surface presque aussi grande qu'un terrain de football. La majeure partie est occupée par des tentes disposées de telle manière à former trois ruelles boueuses. Une zone est dédiée à une tentative de potager qui ne ressemble pour le moment qu'à des sillons récemment creusés dans le sol. Tout au fond, isolés dans un coin derrière une grande bâche bleue, sont installés ce que je présume être les sanitaires, en tout cas quelque chose qui mérite d'être caché et mis à l'écart. L'espace restant forme une sorte de place stratégique qui dessert toutes les zones de la communauté. La cour grouille de monde, il y a des enfants qui jouent à se lancer une balle de tennis, des hommes et des femmes qui circulent et vaquent à leurs occupations, d'autres discutent assis sur des bancs et des chaises. En-dehors de l'insouciance des enfants, les mines sont moroses. Tous pataugent dans une fine boue qui résulte du piétinement incessant de la terre humidifiée par la neige et la pluie. Les maisons, qui forment des remparts austères et sans vie vues de l'extérieur, sont au contraire chaleureuses et habitées vues de l'intérieur. Tous les volets sont ouverts, il y a du linge qui sèche aux fenêtres et aux balcons. Des marchepieds et des échelles ont été installés sur les maisons sans porte arrière pour y accéder. Arrivés à un croisement, d'une légère torsion sur mon bras, Klaus me fait bifurquer. Chacun de mes pas s'accompagne d'un bruit de succion. Avec ceux des passants autour de moi, cela donne une sorte de clapotis régulier qui s'apparenterait presque à une fine pluie. Malgré ma condition de captif, menotté et bâillonné, personne ne fait vraiment attention à moi, chacun se préoccupant de ses propres problèmes. Manteaux, gants, bonnets, pantalons et grosses chaussures, tous portent les vêtements qu'ils ont pu trouver pour affronter au mieux le froid, sans jamais se soucier qu'ils soient dépareillés des pieds à la tête. Le confort, la robustesse et l'état général des habits sont dorénavant les seuls critères qui font la mode d'aujourd'hui. Nous arrivons devant une maison en forme de « L » accolée à une autre. Klaus me fait rentrer en premier à l'aide d'une légère poussée dans le dos, presque amicale, il a senti que je coopérais. À l'intérieur, ce qui était avant un salon/salle à manger a été reconverti en hôpital de fortune. Des dizaines de lits de toutes tailles, couleurs et matériaux sont alignés sur deux rangées et occupent la presque totalité de l'espace. Seule une petite allée tout juste assez large pour passer à deux de front permet de circuler. Nous traversons la pièce en faisant attention à celles et ceux assis aux chevets des malades. Les premiers convalescents que nous croisons sont ici pour des bobos du quotidien, soignés à l'aide de cachets récupérés dans la région ou de bandages de fortune. Très vite, je m'aperçois que la grande majorité est là pour une tout autre raison, et à ce que je peux voir, entendre et sentir, ces symptômes me sont presque tous familiers. Rangés par ordre de gravité, nous croisons d'abord les plus communs, de symptômes, ceux connus par tous : les plaques rouges sur la peau, les maux de tête et de ventre, les vomissements, la diarrhée, les yeux rougis, la grande fatigue, ou encore les douleurs musculaires et articulaires... L'ambiance sonore est pesante, faite de râles, de plaintes et de pleurs. Nous passons ensuite au niveau supérieur : perte des cheveux, des dents, des ongles, cicatrisation lente, peau desséchée à l'extrême, saignements des muqueuses...
Nous tournons à gauche pour traverser la cuisine, reconvertie en salle de soin, avant d'arriver dans la maison mitoyenne en passant par une grande ouverture dans le mur récemment faite à la masse. Nous pénétrons dans le salon pour croiser de nouveaux lits où d'autres patients sont installés. L'ambiance est encore plus pesante, presque étouffante. Sans aucun doute, ceux-là présentent tous les symptômes finaux, ceux qui indiquent qu'il ne leur reste plus beaucoup de temps : saignements des orifices, nez, bouche, oreilles, yeux, anus, perte de la vue, de l'ouïe ou de l'odorat, douleurs abdominales aigües, descente d'organes, paralysie des muscles... Une belle compilation des nombreux effets destructeurs des radiations sur le long terme. Ce n'est pas un hôpital ici, c'est un mouroir. Ceux qui endossent le rôle de médecins et infirmiers savent qu'ils ne peuvent pas soigner les malheureux qui arrivent ici, seulement soulager leurs souffrances, quand c'est possible. Nous montons à l'étage et passons devant une chambre présentant le même spectacle qu'en bas, en plus odorant. Celle d'en face est fermée, tandis qu'un homme armé se tient devant la porte d'une troisième au fond. À notre arrivée, il nous fait signe de nous arrêter puis se retourne pour ouvrir la porte et nous annoncer. Vu l'ambiance je commence à me demander ce qu'il va m'arriver. C'est quoi cette pièce ? Une salle d'interrogatoire ? La mort est une chose, mais qu'elle survienne après de longues et douloureuses heures de souffrances en est une autre. Après quelques secondes, le garde ouvre la porte en grand et nous fait signe de rentrer. Klaus me pousse à nouveau dans le dos. Sentant ma réticence, il s'y reprend une seconde fois, y mettant plus de force. Nous pénétrons dans une chambre de petite taille avec une seule fenêtre sous laquelle se tient un vieil homme mal en point allongé sur un lit. Une table de chevet et une commode en bois finissent de meubler la pièce. Deux autres hommes et une femme se tiennent debout. Ils me regardent tous, suspicieux. Ça ressemble à un tribunal de fortune monté dans la précipitation. Statuer à la va-vite sur mon cas est apparemment urgent.
La porte se referme et Klaus me force à m'agenouiller. Des phrases commencent à fuser dans un brouhaha incompréhensible avant que l'un d'eux, un grand sec à lunettes, le plus proche du lit, ne demande le silence. Il s'éclaircit la voix puis s'adresse à moi.
— Avant de commencer, je te présente Rudolph, le fondateur de cette communauté.
Il marque une pause pour désigner l'homme mourant sur le lit avant de continuer.
— Nous lui devons tout, et même dans cet état préoccupant, il continue depuis ce lit à nous diriger. Ses conseils nous sont précieux et nous avons pour lui le plus grand des respects.
Il est interrompu dans sa pathétique introduction par une terrible et longue quinte de toux du vieux en pleine décomposition. Ils sont deux à se précipiter pour l'aider à évacuer un mélange de glaire et de sang dans une petite bassine en plastique. Il est beau le héros. J'imagine toute la communauté en train de prier pour son rétablissement et, plus tard, organiser de belles et émouvantes funérailles pour honorer la mémoire de ce grand homme. Qu'est-ce que je déteste ces histoires de martyrs et de prophètes. Si ça se trouve, ce type n'a été qu'un sale enfoiré d'égoïste toute sa vie avant de finalement se repentir après l'effondrement.
L'agitation passée, l'audience peut reprendre.
— Étant donné ses difficultés pour s'exprimer j'ai l'honneur de parler en son nom. (Raclement de gorge.) Il tenait à voir l'homme qui a tué de sang-froid une des personnes qui l'a aidé à construire ce refuge.
Je ne supporte pas l'air prétentieux et snobinard de ce type. Mais peu importe, si c'est le moment de plaider pour ma cause il va falloir qu'ils me retirent ce bâillon. Je pousse alors quelques gémissements pour leur faire comprendre que je souhaite m'exprimer, mais une claque derrière ma tête stoppe ma tentative de communication.
— Arrête ça et écoute.
Les autres membres de cette lamentable assemblée se regardent sans rien dire, embarrassés.
Le porte-parole de sa sainteté reprend.
— Tu es américain, c'est ça ? Tu faisais partie de la Coalition ?
Cette fois, ils attendent une réponse. Je confirme d'un hochement de tête.
— Nous sommes désolés pour cette situation, mais Rudolph veut profiter de cet incident pour faire passer un message. Il faut que toute la communauté comprenne à quel point Lisbeth était importante. C'est elle qui nous a permis de trouver le courage de sortir de notre enceinte. C'est elle...
Alors qu'il continue à débiter son discours dont je ne saisis pas le sens exact, la femme proche de la fenêtre est attirée par ce qui se passe dehors. Des cris montent depuis la cour, on dirait que la population en bas commence à s'agiter.
— ... nouveaux arrivants. Mais surtout, c'est elle qui a lancé les premières équipes de récupérations...
Ce qui se passe à l'extérieur attire maintenant l'attention des autres.
— ... Voilà pourquoi...
Il est interrompu par l'irruption dans la pièce du garde à l'entrée.
— Je chteure, toute mir lèdd ? Ils sont là.
— Déjà ?! Ils ont une heure zou fru. On arrive...
Le garde s'en va précipitamment sans refermer derrière lui.
Qui est là ? À voir leurs visages, ça ne présage rien de bon.
— Je... heu...
L'intermédiaire bafouille, tente de se reprendre, avant que Rudolph ne pose une main sur son bras pour l'interrompre et se redresser difficilement dans son lit.
— Lisbeth... était comme... ma fille. Elle était plus importante que... vous tous. Même si certains ici ne voulaient... pas l'entendre... elle était la seule qui pouvait reprendre... les rênes. Ton acte... égoïste nous condamne... tous. Tu entends ? Tous !
Une nouvelle quinte de toux clôture son étrange discours, écouté religieusement. Il ne m'a pas regardé une seule fois. C'est comme s'il fallait lire entre les lignes. S'adressait-il à moi ?
Sous pression, le binoclard demande le calme pour terminer au plus vite.
— Nous ne pouvons tolérer ce qui s'est passé avec Lisbeth. D'un autre côté nous ne sommes pas du genre à pendre les criminels sur la place publique, nous pouvons en revanche les mettre à contribution. Klaus, tu peux l'emmener, Schaeffer n'aime pas attendre.
— Allez, on y va.
Klaus me prend par le bras et me fait sortir de la pièce. Dans le couloir je reconnais le type qui m'a tabassé cette nuit à mon arrivée, Erwin. Il nous regarde avec dégoût avant de rentrer dans la deuxième chambre, celle qui était fermée tout à l'heure, et de claquer la porte derrière lui.
Klaus vient me glisser quelques mots à l'oreille.
— Je suis désolé, sincèrement. Ça n'a rien de personnel, tu étais juste au mauvais moment, au mauvais endroit.
Nous descendons les escaliers et retraversons le mouroir dans l'autre sens. Il y a trop de monde dans l'allée pour que je puisse tenter quoi que ce soit.
Klaus continue de se justifier à voix basse.
— Ça n'aurait jamais dû se passer comme ça avec Lisbeth, et encore moins qu'un innocent paie pour mes erreurs.
Dehors l'ambiance n'est plus du tout la même, les ruelles ont été désertées, il n'y a plus d'enfants qui traînent, seulement quelques hommes et femmes qui transportent des caisses et des cartons.
— Mais notre situation est compliquée, critique même. Notre communauté se soumet depuis trop longtemps maintenant, et il faut que ça change.
Nous nous dirigeons vers la petite cour d'entrée par laquelle nous sommes arrivés cette nuit. Toute l'agitation locale semble y converger. Mais qu'est-ce qu'il se passe à la fin ? Et l'autre enfoiré qui me débite ses conneries.
— Nous sommes au bord de l'implosion ici, Rudolph est dépassé et Lisbeth n'aurait fait que poursuivre sa politique. Je sais à quel point c'est injuste pour toi, et une fois encore j'en suis désolé, mais ton sacrifice est nécessaire pour le bien de tous ces gens.
Qu'est-ce qu'il me raconte ? Qu'est-ce qu'ils vont faire de moi ?
Cette fois j'essaie de me débattre, mais un garde que je n'avais pas vu vient en renfort pour me maintenir.
Nous empruntons le chemin de terre qui mène aux deux entrées.
Je suis perdu. Ils vont m'exécuter sur la place publique devant les huées de la foule.
Nous arrivons dans la petite cour. La grande porte est ouverte et deux fourgons stationnent juste devant. Ils n'étaient pas là tout à l'heure. Deux groupes se font face. D'un côté les habitants de la communauté de Kell am See, une trentaine de personnes, de l'autre, huit hommes armés et équipés pour la guerre. L'ambiance générale est particulièrement tendue, une fusillade pourrait éclater à tout moment.
Nous nous arrêtons. Mon attention se porte sur une conversation animée entre trois hommes un peu plus loin, devant l'empilement de caisses. L'un d'entre eux, celui qui pourrait s'apparenter au chef de nos visiteurs, est en train d'engueuler deux habitants de la communauté, ceux avec leurs cahiers et qui peinent à se justifier.
— Nous sommes en train de négocier avec ces racketteurs, même si, dans le fond, ce sont eux qui définissent le prix. Ils acceptent à peu près tout, mais ce qu'ils recherchent surtout ce sont des esclaves. Tu vas nous permettre d'acheter plusieurs mois de paix.
Quoi ?! Esclave ?! Moi ?!
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