Chapitre 5.1 - Car l'esprit affuté sait se dissimuler

— ... èr eufneut les yeux.

À peine j'ouvre les paupières que la lumière m'agresse. Tout est blanc, j'arrive tout juste à distinguer deux silhouettes floues sans visage qui me font face. Le son revient lentement, comme si quelqu'un montait progressivement le volume d'une télévision. En plus du problème d'image, je ne comprends rien, c'est tout en allemand, et impossible de changer de chaîne. Après ma vision et mon ouïe, mes autres sens se réveillent. Je suis couché au sol, sur le flanc. Mes mains sont attachées dans le dos et quelque chose me rentre dans la hanche, quelque chose qui traîne par terre. C'est terriblement inconfortable. Je sens qu'un liquide tiède coule dans ma bouche, mais je ne parviens pas à l'identifier, mon odorat semble en panne, d'ailleurs j'ai du mal à respirer par le nez...

Ah oui ! Ça me revient, je suis mal barré.

J'essaie de bouger, mais mon corps refuse d'obéir. J'ai toutes les peines du monde à maintenir ma tête avant de la laisser lourdement retomber au sol. Impossible de savoir où je suis ni qui sont ces gars, tout est plongé dans cette lumière aveuglante. Des douleurs se réveillent, particulièrement dans ma poitrine et à l'arrière de mon crâne.

Une puissante main me saisit par le col et soulève le haut de mon corps de quelques pouces. Un visage apparaît juste en face du mien, nos nez pourraient presque se toucher. C'est un homme, deuxième moitié de quarantaine je dirais, en tout cas c'est ce qu'indiquent sa barbe grisonnante et ses traits creusés autour des orbites. Son regard est sévère avec une pointe de dégoût, comme s'il découvrait une nouvelle verrue purulente sur son corps. Il me fixe, les yeux grands ouverts, comme s'il imprimait mon visage dans son esprit.

— D'où tu viens le meurdeur ?

Sa grosse voix allemande me sort de ma torpeur, à moins que ce soit la pression qu'exerce sa main sur mon col. Il doit y avoir un malentendu, je ne suis qu'une victime collatérale. Il faut que ...

— Hey ! Tu m'écoutes ?

D'une seule main, il me secoue d'avant en arrière. J'ai cru que ma tête allait se décrocher. Quelle force. Cette stimulation a au moins eu le mérite d'accélérer mon réveil.

— Je... je suis... voyageur.

— Qu'est-ce qu'il dit ? demande nerveusement un second type.

— Il... C'est un anglais, ou un américain.

Puis il me plaque contre le mur derrière moi pour me maintenir en position assise.

Je reprends mes esprits, me permettant de faire enfin le point sur la situation. Je suis toujours dans les toilettes, assis contre le mur entre deux lavabos, face aux cabines. Trois mecs debout me regardent. Leurs visages se dessinent à peine dans la pénombre. La nuit est tombée dehors, la seule source de lumière provient d'une lampe posée sur le sol.

— Qui es-tu et d'où viens-tu ?

C'est maintenant au tour d'une troisième voix de m'interroger, plus posément, et en anglais cette fois.

Ma position assise a permis à mon nez de se déboucher, je peux à présent sentir le goût du sang qui coule dans ma bouche et ma gorge.

— On t'a posé une question !

— Je m'appelle Billy, je suis américain.

— Va te faire foutre !

Le deuxième type, le plus nerveux, m'attrape à son tour par le col.

— On te demande d'où tu viens aujourd'hui ? De quelle communauté es-tu ? Qui...

— Lass hinn, il ne répondra pas, beurouhigue dich, s'il te plaît.

Le troisième homme, le plus calme, s'est interposé avec son bras, forçant l'autre boule de nerfs à laisser tomber. Écœuré, ce dernier me repousse violemment contre le mur et se redresse en m'insultant copieusement dans sa langue. Il n'a pas 20 ans, c'est ce qu'indique son visage juvénile à la pilosité clairsemée et son attitude impulsive. N'arrivant pas à se calmer, il préfère sortir de la pièce en donnant des coups dans les portes et les murs.

Mon nez me pique et mes mains attachées dans le dos m'empêchent de me gratter, une vraie torture. Pendant que les deux autres débattent dans leur langue maternelle qui commence à sérieusement me gonfler, je continue à regarder autour de moi. Le corps du militaire anglais est toujours là, en revanche, plus aucune trace de ses affaires, ni des miennes d'ailleurs. De la cabine de toilette où je me trouvais dépassent une paire de jambes, le corps de la femme de tout à l'heure, je l'avais complètement oubliée celle-là.

Je ne sais pas ce qu'ils viennent de conclure, mais l'homme le plus costaud, celui du réveil brutal, acquiesce calmement et sort à son tour de la pièce. Il rejoint son collègue qui manifeste ponctuellement sa présence dans le couloir par quelques mots plus hauts que d'autres et des coups dans les portes. Le troisième homme fouille dans une sacoche qu'il porte en bandoulière, en sort un morceau de tissu et vient s'accroupir devant moi. Il essuie précautionneusement mon visage ensanglanté.

— Tu peux respirer par le nez ?

— Oui, ça va.

— Tant mieux. Tu penses pouvoir marcher ?

J'avoue ne pas saisir toutes les subtilités de la situation. Alors que je m'attendais à être passé à tabac, voilà qu'on prend soin de moi. Je suis partagé entre crainte et interrogation.

Je bouge mes pieds et plie mes jambes pour vérifier leur fonctionnement avant de lui répondre.

— Oui, je peux.

— Parfait...

Brutalement, il m'ouvre la mâchoire et me bourre dans la bouche le morceau de textile qu'il vient d'utiliser pour m'essuyer.

— Je suis désolé.

J'ai beau me débattre, il continue à bourrer jusqu'à ma glotte. Je sens l'acidité du vomi qui remonte le long de ma gorge à chaque spasme. Mon nez ne fonctionne que sur une seule narine, le dernier orifice par lequel je peux encore respirer. Mais ce n'est pas suffisant, je suffoque !

— Calme-toi ou tu risques de t'étouffer.

Il retire enfin ses doigts de ma bouche. Je ne peux pas refermer ma mâchoire et ma langue est complètement coincée, impossible de dégager ce bouchon. Je monopolise toute mon attention sur ma respiration. Mon bourreau sort un ruban qu'il noue autour de ma tête au niveau de la bouche pour terminer de me bâillonner. Puis il me soulève en me tirant par le manteau. Mon équilibre est précaire, je dois appuyer ma hanche sur un des lavabos pour ne pas tomber. Il me dévisage, l'air grave, le regard triste. Mais qu'est-ce qu'il veut ?

— Je suis vraiment désolé que ça tombe sur toi. Tu étais au mauvais moment, au mauvais endroit. Tu vas venir avec nous.

Le balaise de tout à l'heure revient.

— Klaus ! Tobias est ounhaltbarr, on peut y aller ?

— Oui, c'est bon.

— Et pour Lisbeth ?

— Nous vèrdeunn demain wideurkommeunn son corps zou zéheun. Lasst ounss celui-là à la guémaynchaft emmener.

Ça y est, je reconnais sa voix. Ce Klaus, c'est le type qui se battait avec la femme tout à l'heure. Quel enfoiré. Il va me faire porter le chapeau.

S'il prévoyait de tuer cette Lisbeth il l'aurait fait à un autre moment, ailleurs, et sans témoins, forcément. Parce que s'il n'était pas tombé sur moi je ne vois pas comment il aurait pu justifier sa mort à ses camarades. Eux ne sont pas dans le coup, ils sont sincèrement dévastés. La situation lui a sûrement échappé lors de cette dispute. J'imagine alors le soulagement qu'il a ressenti lorsqu'il m'a trouvé inconscient sous le cadavre de cette pauvre femme. Restait plus qu'à improviser une mise en scène et à préparer un pitch pour le reste du groupe, qui a tout gobé. Bande de débiles.

Ça doit faire deux heures que nous marchons dans la nuit et le froid. Depuis que nous sommes sortis de la ville, nous empruntons une petite route à l'écart des axes principaux. Elle traverse tantôt d'anciens champs, tantôt de petits bois. Mes jambes supportent difficilement mon poids additionné à celui des deux sacs qu'ils m'ont harnachés, un devant, un derrière. Quitte à se coltiner un prisonnier, autant l'utiliser comme mule. Avec les mains toujours solidement attachées dans le dos, je ne risque donc pas d'aller bien loin s'il me prenait l'envie de fuir. Même si cette marche nocturne met mon corps à rude épreuve, ce sont surtout les séquelles de ma violente collision avec la femme qui me font souffrir. Mon nez est comme parcouru par une décharge électrique à chacune de mes inspirations et une douleur lancinante a définitivement élu domicile à l'arrière de mon crâne, sans parler de cette saleté de bâillon qui me file d'atroces crampes à la mâchoire. Je dois rester calme si je veux pouvoir respirer correctement.

Nous n'avons pas changé de formation depuis notre départ, toujours en file indienne, le dénommé Nicklas ouvrant la marche. Nous l'avons rejoint en sortant de l'hôpital, il était resté dehors pour monter la garde. Calme et peu causant, le visage partiellement dissimulé derrière une épaisse barbe noire et des cheveux longs, noirs également, il m'a fait forte impression. Son regard, d'un noir profond lui aussi, révèle une forte détermination, tandis qu'une grande confiance en soi émane du moindre de ses gestes. Son équipement – qui diffère du reste du groupe – et son attitude le trahissent : c'est un ancien soldat. Je ne suis pas sûr, mais j'ai cru discerner un accent de l'Est dans les rares phrases qu'il a prononcées en allemand. Un ancien de l'Alliance Orientale ? Qu'est-ce qu'il foutrait avec eux ? Il est suivi de près par Tobias, le plus jeune. Fin, élancé, nerveux, l'exact opposé de Nicklas. C'est lui qui a le plus de mal à digérer la mort de Lisbeth. Il me tuerait si l'occasion lui était donnée, je le vois aux regards qu'il me lance à chaque fois qu'il se retourne. Devant moi marche le grand balèze qui m'a réveillé tout à l'heure, le plus vieux du groupe. Lui aussi semble affecté par la disparition de sa camarade. Il s'est réfugié dans le mutisme, si bien que je n'ai pas eu l'occasion d'entendre son nom. Et derrière moi, l'opportuniste Klaus ferme la marche, le doigt certainement posé sur la gâchette, prêt à me tirer dans le dos à la moindre tentative d'évasion. Comme pour me narguer, il s'est approprié le Lb29 que je venais de trouver, tandis que Nicklas arbore désormais mon pistolet à la ceinture en plus d'un imposant fusil d'assaut. Les deux autres n'ont apparemment pas le privilège de porter une arme à feu.

J'espérais en apprendre plus en chemin, mais ils sont restés globalement silencieux jusqu'à présent. Je ne sais rien de la dispute entre Klaus et Lisbeth, et je m'en fous à vrai dire. Que ce soit une querelle de récupérateurs à propos d'un partage non équitable ou une banale histoire de cœur à l'issue dramatique, non, vraiment, je m'en balance complètement. Tout ce qui m'intéresse c'est de savoir ce qu'ils ont l'intention de faire de moi. Si je suis encore vivant et qu'ils se donnent tout ce mal pour me ramener chez eux c'est qu'ils réservent un traitement tout particulier aux types dans mon genre. Il faut donc que j'en apprenne un maximum avant que se présente une chance de plaider ma cause. 

Nous sommes bientôt arrivés d'après Nicklas. Pas une seule lumière ni le moindre bruit, le village paraît complètement abandonné. En arrivant par la route principale, les stigmates de la guerre se révèlent à mesure que nous approchons. Ici aussi on croise des carcasses de véhicules, des maisons détruites et autres cratères.

Nous dépassons un panneau : Kell am See.

En s'enfonçant plus loin dans les rues, je me rends compte que l'architecture intra-muros est bien mieux préservée, comme si le conflit s'était contenté de suivre l'axe routier sans s'étendre aux environs. Le rouleau sino-russe est passé à toute vitesse, écrasant sur son passage les maigres forces qui ont tenté en vain de le ralentir, n'endommageant que la périphérie de ce village. Une chance. En dehors des portes fracturées et de la prolifération végétale, les bâtiments que nous croisons sont en bon état. Tout a été abandonné depuis longtemps et un œil non averti penserait tout de suite à un village fantôme, mais il se tromperait lourdement. Contrairement à l'entrée, ici les rues sont vides, il n'y a pas le moindre véhicule, objet ou déchet comme on en trouve habituellement partout dans les autres agglomérations que j'ai déjà arpentées. C'est propre, bien trop propre. Tout a été nettoyé pour ainsi dire, preuve de la présence d'une communauté qui a récupéré tout ce qui pouvait l'être avant de se débarrasser du reste, avec ici une évidente obsession pour l'ordre. Des rues dégagées permettent une meilleure circulation tout en évitant la propagation de la vermine. Et en poussant la réflexion, ça permet également de préserver une part d'humanité.

Nicklas s'arrête à un croisement tout en levant son poing en l'air, stoppant immédiatement le groupe, puis il lance des signaux lumineux grâce à sa lampe fixée à son fusil. Une réponse similaire surgit d'une fenêtre au troisième et dernier étage d'un bâtiment en face de nous. Ces sentinelles sont particulièrement bien placées. Depuis là-haut elles peuvent détecter l'arrivée de n'importe qui venant de la route, et de bien plus loin en plein jour.

Klaus me pousse sèchement dans le dos. Je n'ai pas fait attention au reste du groupe qui s'est remis en marche, je dois accélérer le pas pour combler notre retard.

Nous approchons maintenant de leur communauté qui se trouve en plein centre de Kell am See. C'est un ensemble de vieilles maisons très rapprochées les unes des autres, parfois même accolées. Entre chacune d'elles, toutes les ruelles et les interstices ont été obstrués par des barricades de fortune de façon à former un rempart continu. Toutes les ouvertures au rez-de-chaussée sont condamnées et les fenêtres des étages sont protégées par des volets. Je suis impressionné.

Nous approchons de l'entrée. Elle se situe au niveau d'une ruelle séparant deux maisons. Une imposante barricade qui monte jusqu'au deuxième étage bloque le passage. Un puissant faisceau de lumière jaillit des toits pour nous éclairer. Ils ont l'électricité ! L'éclairage provient d'une petite plateforme construite tout là-haut sur les tuiles. Tous les membres du groupe lèvent un poing en l'air, certainement un autre code.

— Dans vèlcheur équipe êtes-vous ?

La question provient du perchoir. C'est une femme.

— Equipe une, celle de Lisbeth.

— Yètzt chônn ? Où est-elle ? Qu'est-ce qu'il s'est passé ?

— Nous sommes vorr un problème dafaungueulaoufeun...

La vigile se retourne pour crier quelques brèvesdirectives à d'autres personnes postées en contrebas. Sa voix teintée de stressvacille. La lumière s'éteint. Puis des tintements métalliques résonnent auniveau de la barricade. Le lourd portail en fer forgé sur lequel ont été fixéesdes tôles métalliques s'ouvre lentement en coulissant sur le côté grâce à deuxroues de voiture montées dessus. Le groupe se met en marche en direction del'ouverture qui apparaît lentement dans la barricade. Nous passons sous unepasserelle d'où un autre vigile nous surveille, arme à la main, avant que laporte ne se referme derrière nous. J'ai l'impression de pénétrer dans unchâteau fort. L'entrée donne sur une cour entourée de bâtiments. Deux voitureset un fourgon sont garés un peu plus loin. La ruelle par laquelle nous venonsd'arriver continue dans une courbe serrée à droite et se termine par une autre barricade,plus grande que celle derrière nous. Un peu plus loin sur ma gauche, entre deuxbâtiments, un large chemin de terre et de cailloux mène vers une autre cour. Àpremière vue, nous venons de pénétrer dans une sorte de sas de sécurité. Leurcommunauté semble se trouver au bout de ce chemin, à l'intérieur d'un carré demaisons hermétiquement fermé par leurs remparts. Il n'y a qu'une poignéed'hommes et de femmes qui montent la garde ici, c'est un peu léger, maissuffisant pour me sentir mal à l'aise. Je sens leurs regards inquisiteurs seposer sur moi. 

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