Chapitre 4.2 - Ni se laisser distraire, ni forcer la défiance
Sonné, mon esprit se reconnecte lentement. Mes mains et mes coudes sont égratignés, et mon épaule va me faire mal pendant un bon moment. Mais je suis rentré. Cette nouvelle ouverture dans la pièce permet à la lumière de s'engouffrer davantage, suffisamment pour inspecter les lieux. À première vue, ce grand garage ressemble à tous les autres. Équipements de jardinage, étagères pleines de cartons et boîtes en plastique, un petit établi avec les outils. Il y a également une paire de roues de voiture, un bidon d'huile et un immense vide au centre de la pièce, jadis l'emplacement d'un véhicule. J'aperçois également deux VTT posés l'un contre l'autre sur le mur près de la porte de garage. De nos jours, le vélo paraît être une très bonne alternative comme moyen de transport. Silencieux, mécanique simple, pas de carburant et passe presque partout. On en voyait régulièrement durant le Grand Exode, suffisamment pour vite comprendre qu'ils étaient une fausse bonne idée. Contrairement aux véhicules motorisés, ils ne permettent pas le transport de grosses charges, et ils ne sont pas très efficaces lorsqu'il s'agit de prendre la fuite, sans parler d'une protection inexistante. Quant aux piétons, ils compensent leur lenteur par une meilleure appréhension de leur environnement. Ils peuvent apercevoir un détail leur permettant de déjouer une embuscade ou de trouver des ressources et des lieux qu'ils n'auraient pas vus à plus grande vitesse. Il ne faut pas sous-estimer la grande mobilité qu'offre une paire de jambes, aucun terrain n'est impraticable debout sur ses pieds.
En me rapprochant des vélos, je me rends compte que leurs pneus sont à plat et qu'ils n'ont plus de chaînes d'entraînement. J'en profite pour regarder la porte de garage sectionnelle, en PVC elle aussi, imitation bois cette fois, le luxe. Elle n'est pas motorisée et s'ouvre verticalement en tirant sur les poignées pour la faire coulisser dans ses rails. Il y a un important jour en dessous, assez pour y passer un doigt. Non, un poing en fait.
Euh... Sérieusement ?!
En passant mes deux mains en dessous, j'arrive sans mal à ouvrir la porte jusqu'à la taille. L'instant serait comique dans d'autres circonstances, mais à voir les empreintes récentes de roues sur le sol devant la maison j'ai maintenant la conviction que l'endroit n'est pas aussi abandonné qu'il n'y paraît. Je referme la porte et me retourne pour inspecter la pièce plus en détail. Sur l'établi il y a plusieurs emplacements d'outils vides, un peu de terre sèche traîne sur le sol, et sur les étagères la poussière trahit la présence de boîtes déplacées récemment. Faut pas s'attarder ici.
Il y a une porte, certainement la cave ou la buanderie, et un escalier qui mène à l'étage. Je vais d'abord fouiller le bas avant de monter. Je m'approche de la porte et l'ouvre. La pièce est sombre, sans fenêtre. Vite, ma lampe frontale.
J'y crois pas...
C'est un cagibi avec des étagères où sont entreposées des provisions. Là, sous mes yeux, il y a des conserves de thon, de haricots, des fruits au sirop et divers plats tout préparés. Il y a également des champignons qui poussent dans des jardinières et des pots en tout genre. De l'autre côté, des boîtes débordent de médicaments, de bandages et de pansements. Il y a aussi des piles, des ampoules, du savon, quelques bouteilles de sodas et d'alcools, et même des cigarettes.
C'est l'heure des courses.
Alors que je commence à remplir mon sac, l'euphorie me gagne. Je n'ai plus mal nulle part, je ne ressens plus la fatigue, ni plus aucun souci, je suis un enfant enfermé dans un magasin de jouets. Comme je ne pourrai pas tout emporter, je me permets de faire la fine bouche dans mes choix.
Je ne peux m'empêcher de penser à hier, à avant-hier, et encore avant. Alors que je viens de détruire la vie de deux enfants, que j'ai tué mon compagnon de survie de longue date et que j'ai dépouillé je ne sais plus combien de pauvres gens sur les routes, voilà que le destin décide malgré tout de me donner un coup de pouce, et pas qu'un peu. Je n'ai jamais cru en une force surnaturelle consciente, que ce soit un ou plusieurs dieux ou la nature elle-même. Pour moi, la vie a toujours été régie par le hasard, une succession de chances et malchances qui frappe aléatoirement tout un chacun. Cette éternelle injustice à la base de tant d'inégalités atteint aujourd'hui son paroxysme.
Avant de ne plus avoir de place, je ferais mieux de vérifier qu'il n'y a rien d'autre d'intéressant dans la maison. Je sors du cagibi et me dirige vers les escaliers.
Un ronronnement lointain attire mon attention. Je m'arrête. Ça semble constant.
Non, ça se rapproche. Une voiture !
Je redescends précipitamment les escaliers – mon sac à dos est plus lourd que je ne le croyais – et fonce vers la porte de garage pour regarder ce qu'il se passe dehors. À travers les carreaux poussiéreux, j'aperçois une voiture qui rentre dans le village à faible allure. C'est un vieux modèle familial hybride de fabrication allemande à la carrosserie usée. Il tourne avec son moteur essence, heureusement, sinon je ne l'aurais pas entendu. On voit peu de véhicules en état de marche de nos jours, beaucoup sont partis, la majorité pendant la guerre, les autres durant le Grand Exode. La plupart de ceux qui restent sont en panne ou accidentés, quant à ceux en bon état, je n'ai encore croisé personne capable de les démarrer sans leur carte électronique. Le conducteur de celui-ci doit donc en être le propriétaire d'avant toute cette merde.
Il n'est pas seul à bord, il y a un passager. Ça se complique. S'ils s'arrêtent ici je ne donne pas cher de ma peau.
Allez, continue ta route...
Des bruits de pas à l'étage me font sursauter !
J'y crois pas, je ne suis pas seul depuis tout à l'heure !
Je dégaine mon pistolet et me retourne pour le braquer vers les escaliers. Personne.
Les volets à l'étage s'ouvrent brutalement, puis des cris, en allemand, la voix d'une femme apeurée. Des crissements de pneus retentissent. Le son du moteur s'arrête aussitôt, puis des claquements de portières, suivis par des voix d'hommes qui répondent à la donzelle en détresse. Faut vite décamper Bill.
Je fonce vers la porte arrière défoncée puis sprint vers la forêt d'où je viens, l'exact même chemin qu'à l'aller. Mon sac est lourd, affreusement lourd. Ses anses écrasent mes épaules. L'une d'elle glisse, m'obligeant à ranger mon pistolet pour pouvoir la remettre tout en courant. C'est maintenant l'autre qui glisse. Enfer !
— Arrête-toi sale bâtard !
Les cris derrière moi ont beau être en allemand, j'ai parfaitement compris.
Je jette un rapide coup d'œil dans mon dos. Deux types me poursuivent. Ils viennent de dépasser la maison, j'ai à peine une cinquantaine de yards d'avance. Je souffle comme une locomotive. Mes mollets vont éclater sous la pression, si mes genoux ou mes chevilles ne cèdent pas avant. Mon sac fait des bonds dans le dos. Je me cisaille les mains à tenir ces saloperies d'anses qui continuent de glisser, tantôt l'une, tantôt l'autre, ça me ralentit...
Dans l'action, je me rends compte qu'ils se rapprochent dangereusement. La forêt n'est plus qu'à quelques foulées, elle pourrait m'aider à les semer mais pas sûr qu'ils s'arrêteront de me poursuivre.
Arrivé à la lisière, je saute par-dessus une petite butte, balance mon sac au sol, me retourne, sors mon pistolet, me jette à terre et tire deux coups dans leur direction sans prendre la peine de viser. Mes poursuivants se couchent au sol. Les secondes passent, personne ne bouge. Ma respiration couvre tous les autres sons, et mon cœur s'emballe. Mes jambes tremblent. L'effort était cette fois trop intense, je commence à percevoir de petites étoiles. Sans déconner, c'est pas le moment de s'évanouir. Ma vision se voile, impossible de viser. Alors je tire une nouvelle fois dans leur direction. Les deux types ne bronchent pas. Ma tête est lourde. Il faut que je tienne, si je sombre je suis foutu. L'un d'eux m'aboie dessus. Le son est étouffé, comme si j'étais sous l'eau, je n'arrive pas à me concentrer.
— J'hésiterai pas à vous butter ! Cassez-vous !
C'est tout ce que j'ai pu crier avec le peu d'énergie qu'il me reste. Les battements de mon cœur résonnent dans mes tympans comme un compte à rebours accéléré. Qu'est-ce qu'ils vont faire ? Si je tire, je n'aurai peut-être plus la force de contrer le recul de mon arme, je ne toucherai rien et perdrai encore une balle. Ici, je suis à l'abri. Donc le premier qui s'approche je le fume.
Depuis le balcon de la maison, la femme qui était à l'étage se met à hurler, elle est dans tous ses états. Tu m'étonnes : des coups de feu et deux corps allongés par terre, je vois le tableau d'ici. Une chance pour moi, sa détresse va les dissuader de prendre des risques. D'ailleurs, je les entends qui discutent entre eux. Déconnez pas les gars, ne montez pas un plan foireux qui m'obligerait à vous descendre. L'un des deux lève une main en l'air et semble ramper en marche arrière. Le deuxième fait de même. Le voile d'étoiles devant mes yeux commence à se dissiper, mes jambes, encore douloureuses, se sont calmées, et le sang revient dans mes bras. Tout s'arrange.
Après quelques hésitations, les deux hommes se lèvent pour courir vers la maison. C'est le moment, j'ai presque récupéré toutes mes forces. Je me lève lentement, prends mon sac à dos et m'éloigne à petites foulées.
Le souvenir du repas de ce midi persiste toujours en bouche, même une heure après. De petits rots font remonter les saveurs depuis les tréfonds de mon estomac en pleine digestion, un délice. Cette boîte de saucisses aux haricots était une véritable explosion gustative, la meilleure chose qui me soit arrivée depuis des mois. Je redécouvre la sensation de satiété, un peu trop même. Mon ventre me fait payer son retour au plein emploi suite à cette longue période de chômage partiel. Et ce sac... définitivement trop lourd. J'aurais dû y aller mollo en le remplissant, ces piles n'étaient peut-être pas nécessaires.
Il me faut sortir de cette forêt et trouver unabri pour la nuit, je ne compte pas dormir dehors deux fois de suite. Je vaiscontinuer à longer la rivière en espérant finir par tomber sur une route avantla fin de la journée. Le courant est important, certainement alimenté par lafonte des neiges, encore un signe positif du réchauffement de la météo. Je saisque la rivière est polluée, et pas seulement par les radiations, mais je n'aipas vu beaucoup de déchets le long des berges, alors je m'approche pour goûterl'eau. Elle est moins dégueu que celle que je transporte, je n'aurai qu'à lafiltrer et la faire bouillir ce soir. Je sors une des deux bouteilles de monsac, celle à moitié vide, et je la termine. C'est sûr, elle est vraiment moinsbonne.
Une route, enfin. La rivière que je longeais s'est petit à petit transformée en ruisseau naissant d'un conduit en béton passant sous le bitume. Plongé dans mes pensées, je n'ai pas fait attention au changement de décor. Il est pourtant flagrant : je viens de pénétrer sur un ancien champ de bataille.
Devant moi, une carcasse carbonisée de voiture tout terrain de l'Alliance Orientale. Elle a été dégagée de la voie pour laisser passer le reste des troupes. Sur le sol çà et là, il y a également des impacts de balles et de mortiers, et trois squelettes de militaires encore en uniforme gisent de l'autre côté de la route. Une autre épave de véhicule trône un peu plus loin. Ça peut valoir le coup, il y a peut-être des choses intéressantes à récupérer dans le coin.
Le terrain est complètement déformé par les bombardements, labouré par des cratères dont la taille varie d'un ballon à celle d'une voiture. Les arbres encore debout sont rares, difficile de s'imaginer que je suis toujours dans la même forêt. Il faut slalomer entre des troncs couchés au sol, des épaves en tout genre, des restes de drones et de batteries d'artillerie. Partout gisent des morceaux d'armement, des débris de véhicules, de l'équipement carbonisé, des morts...
Je vérifie s'il y a de la récup' à faire là où je passe, sans trop d'illusion. Les troupes de l'Alliance Orientale laissaient le moins de matériel possible derrière elles, par souci d'économie j'imagine, mais surtout parce qu'elles étaient en plein territoire ennemi, pas question d'armer indirectement des mouvements de résistance locaux. Apparemment, cette priorité passait même avant la récupération des corps. C'est peut-être grâce à ce genre de politique qu'ils ont gagné la guerre, si tant est qu'il y ait eu un vainqueur.
J'arrive à la lisière du bois, enfin je suppose vu l'état du terrain. La route a complètement disparu, ça a vraiment chauffé ici, on leur en a fait baver. Il y a une petite ville à moins d'un mile. Depuis un léger surplomb, je peux voir qu'elle a été très durement frappée par les combats. Je commence à comprendre. Les collègues de la Coalition se sont retranchés là-bas pour bloquer la route aux forces ennemies. Puis les types de l'Alliance ont massivement utilisé leur artillerie et lances-missiles pour se frayer un chemin et reprendre leur fulgurante avance. Ce scénario classique s'est très souvent répété durant cette courte guerre. J'imagine ce qu'ont dû endurer nos gars avec ces bombardements quotidiens, de jour comme de nuit. Sommeil impossible, toujours en alerte, ravitaillement limité, de quoi devenir cinglé. Je pourrais m'établir là-bas pour la nuit, il y a peu de chances que des pillards ou des récupérateurs s'attardent dans ce coin. Qui peut bien vivre dans ce cimetière ?
D'ici, je peux apercevoir au milieu des ruines un grand bâtiment dominant tous les autres. Vu sa forme il s'agit soit d'un hôpital, soit d'un commissariat, soit d'un lycée. Je vais commencer par là.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top