Chapitre 37.2 - ... sacrifier jusqu'à l'âme
— Major ?
Mais ce serait trop facile. Ce serait fuir mes responsabilités, cracher sur les corps encore chauds des sacrifiés.
— Klein ?
— Major Klein ?
Ce serait aussi insulter la mémoire de Lenz. C'est lui qui est parti à ma place pour cette rencontre à Karlsdorf. C'est lui qui a pris cette balle à ma place. Ce n'est pas le sergent Holzer que visait cette enflure de Rosenwald, c'est le chef de New Town et de l'Union Communautaire du Talium, moi.
— Quelqu'un a un visuel sur le major ?
Lenz le savait, et il est mort pour me protéger, pour que je puisse continuer à vivre et à guider les survivants de Mannheim, comme il aimait à me le rappeler.
— Il était au poste 21.
— Qui est là-bas ?
Alors il ne me reste plus qu'à assumer mes actes et honorer sa mémoire ainsi que celle des martyres d'aujourd'hui. Après ça, je verrai bien ce que je ferai de ma vieille carcasse de meurtrier.
— Ils n'ont pas de radio au poste 21.
— Merde ! Ils ont dû faire une percée là-bas.
— Ici Klein. Pas de percée ici, tout est calme, j'avais des choses à régler. Nils, guide Horst à travers la ville jusqu'au poste 22.
— Major, ici Billy (Tir !). Il faut faire viendre les mercenaires plus dans le bas que notre position pour à revers attaquer.
— Tu as entendu, Nils ?
— Je crois. On fonce.
— Goldstein ?
— On tient le coup grâce à l'intervention de Lukas.
— Josef ?
— On vient d'envoyer un petit détachement pour poursuivre un groupe ennemi qui a percé nos défenses. Ils risquent d'attaquer le poste 23 par derrière.
— Sybille vient de partir, elle va les recevoir.
— À tous, nous vivons les derniers instantsde cette bataille. Encore un effort et nous pourrons panser nos plaies etpleurer nos morts ce soir.
Nous arrivons dans la communauté de Walldorf, la partie habitée de la ville, bien qu'elle soit désertée par sa population à cette heure. Il n'y a ni accueil victorieux, ni liesse populaire, ni même le moindre remerciement. Rien d'étonnant, la majorité des habitants a fui durant les combats. Ils reviendront petit à petit à mesure que le message de notre victoire leur parviendra. En attendant, ceux restés prennent soin des blessés et des combattants exténués. L'ambiance n'est pas à la fête, d'autant plus qu'il reste encore quelques poches de résistance dans la ville. Les mercenaires de Horst et un petit groupe monté par Kurt continuent en ce moment même de les combattre.
Aux côtés de Boris, je remonte l'une des deux rues principales de la communauté. Il est épuisé, le chef du Point d'eau. Tout comme moi, ses blessures physiques sont superficielles, mais pas son esprit. D'après ses premières estimations, sur les dix-neuf hommes et femmes qui l'ont accompagné jusqu'ici, seulement huit répondent encore à l'appel, dont la moitié sont blessés. Ercan en fait partie, apparemment une belle balafre sur l'abdomen durant un corps à corps, mais il devrait s'en sortir. Ils ont souffert au poste 11 lorsqu'ils sont venus au secours de Peterstal. Sans leur intervention, Kirsten et beaucoup d'autres seraient morts. Ce n'est pas comme ce planqué d'Elli Herbert. Il a laissé le commandement à la fille d'Annah dès le début des hostilités et s'est caché dans une maison lorsque le poste 11 a commencé à se faire submerger. Kirsten a dû se débrouiller seule, et elle en a payé le prix fort. Sa vie n'est plus menacée, le docteur Engels s'en est assuré, mais la pauvre s'est faite fendre la main en deux en voulant esquiver un coup de machette. La lame est passée entre les doigts et a tranché jusqu'au poignet. Boris était encore tout retourné en me racontant ce qui lui était arrivé. Ne pouvant sauver son membre, Engels a dû lui amputer la main gauche et cautériser à la flamme avant de bander. Ses hurlements ont traumatisé tous ceux qui se trouvaient près de l'hôpital durant l'opération. Mais malgré la douleur atroce, elle ne s'est pas évanouie. Une sacrée coriace. Je comprends mieux pourquoi ceux de Peterstal l'ont suivie jusqu'au bout, rien à voir avec son nom, c'est sa force et sa détermination, une véritable meneuse d'hommes, et elle a aujourd'hui gagné leur respect éternel, ainsi que le mien.
Nous passons devant un groupe d'une quinzaine de soldats. À voir leurs âges et leurs armes blanches jetées par terre ils sont de Schriesheim, et j'espère que ce ne sont pas les derniers représentants de leur communauté. Boris se rapproche d'eux et leur demande ce qu'ils font. Désabusés, ils répondent simplement qu'ils ne savent pas où aller et qu'ils attendent les ordres. C'est compréhensif, surtout après ce qu'ils viennent de vivre et la perte de leur chef, Gero, qui ne pourra peut-être plus jamais marcher.
— Major Klein, ici Horst. Nous sommes venus à bout des derniers récalcitrants. Ils ont fini par se rendre. Vous tenez vraiment à ces prisonniers ? Ils sont quand même une bonne trentaine.
— Oui, j'y tiens. Nils, assure-toi qu'ils arrivent bien à la communauté, et vivants.
— Entendu.
Ça me fait penser. Il faut retrouver Joost.
— Au fait, Nils, où as-tu laissé Daniel, Leonie et Joost ?
— Ils sont au cimetière.
J'espère qu'il ne me fait pas une blague.
— À tout le monde. Même si la bataille semble gagnée, il faut rester prudents, d'autres poches de résistance peuvent encore se cacher. Montez des groupes et patrouillez dans la ville à la recherche d'ennemis mais aussi de blessés. Goldstein, il faut reprendre contact avec Johan dans le parking sous-terrain.
— On y va.
— Billy, prends un petit groupe et allez trouver Joost, il est au cimetière.
— Ce n'est pas à côté, Major.
— Vous lui devez bien ça, non ?
*
Il fait chier le Klein, ça représente la moitié de la ville à traverser. J'en n'ai pas déjà assez fait ? Et j'ai la cheville en vrac, une véritable décharge électrique à chaque fois que je pose le pied. Quel con. Malgré les balles, les lames ou les explosions, moi je trouve le moyen de me tordre la cheville en me jetant derrière une voiture pour m'abriter. Stupide.
— Billy ?
— J'y vais.
Je fais un rapide tour d'horizon du poste 22 pour voir qui pourrait m'accompagner. Au milieu des cadavres et du sang qui ruisselle encore, il y a ceux qui aident les blessés et ceux qui pleurent les morts. C'est le cas de Phil, penché au-dessus du corps d'Eugen. Déjà qu'il ne peut pas aller loin avec son pied cassé, la perte de son ami le rend totalement inopérant. C'est vraiment con pour lui, Eugen. Il s'est pris une balle dans le dos en voulant aider un autre blessé. Une fois à terre, ne pouvant plus que ramper, ils ont fini par le rattraper et l'égorger. Une fin dégueulasse, surtout que Horst est arrivé cinq minutes après. Ça s'est joué à pas grand-chose. Même s'il râlait trop, il va nous manquer, Eugen.
Préférant ne pas déranger Phil, je me tourne vers Sybille. Assise au bord d'un trottoir, elle discute avec un de ses tireurs. Le visage à moitié couvert de sang séché à cause de son arcade ouverte, elle me regarde boiter vers elle.
— Alors, on a gagné ?
Son sarcasme peine à couvrir sa mélancolie post-tuerie.
— Je crois. Mais le major veut que l'on patrouille dans la ville, au cas où. Et il faut retrouver Joost. Il est au cimetière, apparemment gravement blessé.
— Et tu veux qu'on y aille à ta place, c'est ça ?
— Je ne t'ai encore rien demandé.
— Mais tu vas le faire. Vu ta démarche de canard, je me doute que tu ne vas pas aller jusque là-bas.
— Oui, ça m'arrangerait.
Elle se lève pour me faire face.
— On va y aller. Mais on n'a plus de munitions.
Je lui donne le fusil d'assaut que j'ai récupéré tout à l'heure.
— Le chargeur est à moitié vide.
— Ou à moitié plein... Et le Damoclès ?
— Je ferais bien de trouver une paire de bras supplémentaire pour le ramener.
Elle esquisse un bref sourire, puis se lève, tapote sur mon épaule et part avec une poignée d'hommes encore valides.
Je croise le regard de Luis. Il était dans le groupe d'Akram au poste 1 et fait partie des rares chanceux que Kirsten a ramenés. Son visage est tacheté de poussière noire. Ses yeux sont perdus dans le vide. Ils ont morflé là-bas.
— Major, ici Josef. Les derniers ennemis ont fui. Ils ont laissé leurs blessés derrière eux ces enfoirés.
On ne manquera pas de Talium.
*
— Escortez-les jusqu'au QG.
— Bien compris. Terminé.
Boris m'a finalement abandonné pour rester avec les petits jeunes de Schriesheim. Je crois qu'il avait besoin de se changer les idées. Grand bien lui fasse.
Je marche en direction du quartier général pour trouver le caporal Flegel, s'il s'y trouve. En chemin je tombe sur des familles de Walldorf. Certaines rentrent chez elles après l'annulation de l'évacuation, d'autres attendent le retour de leurs proches ayant participé au combat. Ils étaient environ deux-cents à s'être portés volontaires. Un quart n'a fait que tenir des postes arrières, tous les autres ont activement participé à la bataille. Je n'ai pour le moment aucune idée de l'ampleur des pertes. Je ne peux donc pas donner de réponse lorsqu'une femme, un vieil homme ou un enfant m'interpelle pour me demander si son mari, son fils, ou son père ont survécu. Je ne sais pas quoi leur répondre. Leur mentir en leur disant que « je suis sûr qu'il ou elle s'en est sorti » ne les aiderait pas. Leur dire la vérité ? Que je n'en sais rien ? Ils penseraient alors que la vie de leur proche m'indiffère. Je ne suis pas à l'aise avec ce genre d'exercice, alors j'improvise. J'adapte ma réponse en fonction de mon interlocuteur. Tantôt je demande un nom et une description en affirmant que j'irai me renseigner, la langue de bois, tantôt j'explique que le combat n'est tout simplement pas encore terminé et que les troupes sont encore en alerte, la vérité dissimulée. Dans tous les cas, je ne cherche pas à m'éterniser. Sans m'arrêter, je leur dis que je reviendrai pour les tenir personnellement au courant. Ça, en revanche, c'est un mensonge. Je croise également un groupe de New Town. Parmi eux j'en reconnais quelques-uns, comme Tony et Felix, ou encore Laurence, épuisé, les vêtements tachés de sang. Tous me saluent au passage mais ne m'interpellent pas. Il en va de même pour ceux de Peterstal rassemblés un peu plus loin.
J'arrive au QG et rentre sans faire attention à l'entourage. L'intérieur embaume la sueur, le désinfectant, et la nourriture, ignoble. Dans la salle de briefing, Flegel discute avec Goldstein et Elli Herbert, le soi-disant chef du détachement de Peterstal.
— Qu'est-ce qu'il fait là, lui ?
Surpris par mon intervention, ils se sont retournés et m'ont salué.
— Lui qui, Major ? demande Flegel, dubitatif.
Je m'avance pour faire face à Elli.
— Lui, le planqué.
Les yeux de cette fouine ne mentent pas. Il a parfaitement compris de quoi je parlais. Il tremble. Il empeste la peur.
— Écoutez, Major, je peux tout expliquer. Il se trouve que...
— Il n'y a rien à expliquer. Vous aviez des hommes et des femmes sous votre responsabilité et vous vous êtes dérobé à la première occasion.
— Mais nous avons gagné, pas vrai ?
Quelque chose explose en moi. Le fusible du sang froid, grillé. Surtension. J'agrippe cet enfoiré par le col.
— Pas grâce à vous, salopard ! Vous avez une idée de ce que votre lâcheté a coûté à vos troupes ?
Il tente de se débattre pour pouvoir respirer.
— Je... ça n'aurait... rien changé...
— Vous avez risqué leur vie, celle de Kirsten. Peut-être aurait-elle encore sa main à l'heure qu'il est !
Il parvient à se libérer et tente de reprendre sa respiration tout en se frottant le cou.
— Vous dites n'importe quoi. Je... je me suis caché, c'est vrai. Mais je ne suis pas un combattant, comme toute cette armée de clochards d'ailleurs.
— Alors pourquoi êtes-vous venu ? Pour vous montrer ? Faire de la figuration ? Pour que votre nom soit lié à la victoire ?
— Mais écoutez-vous, Major, vous parlez comme un politique. Qu'est-ce que vous croyez ? Que je suis indifférent à toute cette souffrance ? C'est terrible ce qui est arrivé à Kirsten, et je ne peux que compatir.
— Compatir ?!
Mon feu intérieur s'est brutalement transformé en brasier. Ma droite part. Il s'effondre. Je sors mon couteau, écrase son poignet avec un genou et pose le tranchant de ma lame sur son articulation.
— Compatir ? Vous voulez compatir ? Je vais vous y aider !
J'entaille la chair. Elli gesticule et supplie.
— NON ! ARRÊTEZ !
Deux paires de bras me tirent brutalement en arrière et me maintiennent fermement.
— Ça n'en vaut pas la peine, Major, arrêtez !
Ils ont raison. J'ai perdu tout contrôle. Je laisse tomber mon couteau au sol et me débâts pour me libérer. Ils lâchent prise.
— Dégagez, vite. Je vous laisse cinq minutes. Passé ce délai, j'offre du Talium à vie à celui qui me ramènera votre main.
Les yeux exorbités, se tenant le poignet en sang, il bégaie avant de comprendre que je ne plaisante pas. Il se relève, pitoyable.
— Et une dernière chose, Elli, je ne vous conseille pas de retourner à Peterstal. Si la clémence ne m'est pas particulièrement familière, imaginez ce qu'il en est pour une mère retrouvant sa fille estropiée.
Sans attendre, il s'enfuit à toutes jambes, terrorisé.
Flegel et Goldstein s'écartent. Ils n'osent pas me regarder.
J'ai soif.
— Il y a de l'eau ?
Le caporal me tend une bouteille.
Le silence est particulièrement pesant durant mes longues ingurgitations. Je repose la bouteille et m'approche d'eux.
— Excusez cette brusque montée de colère. Je...
— Il n'y a rien à pardonner. J'avais entendu des rumeurs à ce sujet sans particulièrement y prêter attention. Une telle couardise me paraissait invraisemblable, et pourtant...
Goldstein, un homme de lettres dans un corps d'athlète. Aucune idée de ce qu'il pouvait bien faire dans la vie avant la guerre, il faudra que je pense à lui demander un de ces jours.
— N'en parlons plus. Au fait, comment va votre fils ?
— Mathis ? En forme, je vous remercie. Il est indemne, mais je crains que cette épreuve l'ait... transformé.
Nous nous asseyons.
— Je suis désolé pour lui, vraiment.
— Il ne faut pas. Je ne l'ai pas forcé à venir, c'est lui qui a insisté. Et il est en bonne santé, donc je m'estime particulièrement chanceux aujourd'hui.
La sagesse.
— Caporal, combien sont partis de Walldorf ?
Flegel hésite. Il cherche à discerner quelque chose dans mes yeux, un indice sur la réponse que j'attends. Mais il n'y en a pas. Je ne suis plus qu'épuisement.
— Presque deux-mille personnes. Ils marchent en direction de Sandhausen. Les blessés pouvant marcher sont également partis. Nous avons envoyé des messagers pour les prévenir de notre victoire.
— C'est ce qu'il me semblait, en effet. Vous avez fait ce qu'il fallait. À votre place, avec ce que vous deviez entendre dans votre radio, je n'aurais pas parié sur notre victoire.
— Et vous, Major, quel est le bilan ?
Le bilan ? Comme un bilan comptable, ou un bilan de fin de match ? Je n'ai aucun chiffre à lui donner, si ce n'est qu'ils sont élevés, trop élevés. Quant au déroulé de ces trois dernières heures, je pourrais les lui raconter minute par minute tellement les images sont encore imprégnées dans ma tête. Mais au lieu de ça, au lieu de paroles, ce sont des larmes qui me viennent.
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